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Et si c'était à refaire ?




Lundi 1er janvier 2024



J'ai traversé le changement d'année
sur les contreforts du Vercors, chez mon amie à géométrie variable Artémis. Alors que j'évoquais les récentes petites perturbations survenues dans la post-relation que j'entretiens avec Charlotte, Artémis m'a posé quelques questions. J'ai alors raconté des parties de ce qui faisait notre vie de couple autrefois, remontant jusqu'à ses origines. Artémis, qui se souvient que Charlotte m'avait un jour déclaré m'avoir choisi pour mon sérieux, davantage que par amour et désir, me demanda : « Et si c'était à refaire ? Serais-tu resté avec elle si tu avais su cela plus tôt ? ».

Difficile de répondre aujourd'hui en fonction
de mon état amoureux de l'époque et de ce que je savais alors de la vie relationnelle. Dès les premiers jours qui avaient suivi ma "déclaration" amoureuse, acceptée sans détour, Charlotte m'avait informé avoir été récemment attirée par un autre garçon, plus entreprenant que moi. Elle m'assura cependant que c'est moi qu'elle avait choisi. Étant persuadé qu'elle ne fréquentait aucun garçon, d'après nos premiers échanges, j'avais été un peu déstabilisé par la confidence. Cependant, tenant déjà fort à ce que nous avions partagé [seulement quelques heures de proximité, après des mois d'approche timide...], l'idée de tout arrêter là n'avait fait que m'effleurer, aussitôt abandonnée. Fondamentalement j'étais déjà très engagé, amoureusement et moralement, depuis plusieurs mois : c'était elle, et seulement elle. L'évidence.

Dans les jours qui suivaient Charlotte avait dû partir à l'autre bout de la France, comme animatrice de colonie de vacances, pour passer deux ou trois semaines... aux côtés de ce garçon, lui aussi animateur. Je n'ai pas douté d'elle : ma confiance en sa parole était totale. J'imaginais, peut-être un peu hâtivement, une réciprocité dans l'investisement sentimental et moral. Et de fait Charlotte n'avait pas succombé à son attirance [ou du moins n'en ai-je jamais rien su].

Ce n'est que plusieurs mois plus tard qu'elle m'appris que l'attirance en question n'était pas d'ordre sentimental, comme je le pensais naïvement, mais bien un désir physique. J'en fus un peu décontenancé, et en même temps rassuré, ne situant pas notre relation dans ce registre à nos débuts. Je n'en ai donc pas tenu grief à Charlotte. C'est comme si j'avais senti que cet aveu signifiait aussi que j'étais désormais le seul en lice : l'attirance "rivale" n'existait plus.

On se rassure comme on peut...

Revenons au temps présent : c'est donc précisément à propos de la dissimulation initiale qu'Artémis m'a questionné hier soir. Non pas à propos du garçon en question, ni par rapport à l'attirance pour "autre chose" que Charlotte avait vu en lui, et pas en moi, mais pour le choix stratégique que cette dernière avait fait en optant pour le gars "sérieux" qu'elle avait perçu en moi.

[Je note au passage que ma mère avait fait un choix similaire en acceptant sans broncher la demande en mariage de mon père, tellement plus austère que moi.]

Difficile d'apporter réponse avec quarante ans de recul. Et même, cela a t-il un sens d'échafauder ainsi des hypothèses puisque j'ignorais que Charlotte avait fait le choix de la raison quand je me suis engagé avec elle ?  Lorsque je l'ai appris, notre relation était déjà bien trop engagée pour que j'y renonce. D'ailleurs cet éclairage m'avait peut-être donné le sens de ce que je percevais intuitivement : Charlotte n'était pas autant amoureuse de moi que je l'étais d'elle.

Ça n'a l'air de rien, une telle phrase, mais qui sait ce que ce déséquilibre peut induire ? Qui sait ce que chacun de nous deux en a perçu, sans même en avoir clairement conscience ?

La dissimulation était-elle une "tromperie" de sa part ? Je ne l'ai pas senti ainsi, et ce n'est pas en ce sens que j'ai accordé de l'importance à sa révélation. Du moment qu'elle faisait preuve de sincérité, même si c'était avec du retard, cela renforçait ma confiance en elle, et en nous. De toutes façons la révélation n'aurait pas été de nature à remettre en question mon engagement dans la relation. Je me demande, d'ailleurs, ce qu'il aurait fallu pour que je le remette en question !

Autrement dit, à partir de l'instant où Charlotte à répondu favorablement à ma déclaration amoureuse, je pense que rien [tant que cela restait dans le registre du "normal"] n'aurait pu me faire renoncer à mon engagement.

Incidemment cela confirme ce que je sais de moi : l'engagement "sentimental" (confiance/amour/amitié) semble bien être, dans ma conception des relations, marqué du sceau de la perpétuité. Ce qui n'empêche pas des accomodements, en mettant de la distance lorsque cela devient nécessaire.



Après avoir répondu [moins précisément qu'ici] à Artémis, et tandis que nous étions revenus sur son propre rapport à notre relation commune, je lui ai retourné sa question : « Et toi, si c'était à refaire ? Tu entreprendrais cette relation avec moi ? ». Elle n'a pas hésité bien longtemps : non ! Si elle avait su dès le départ quelle était ma conception "libre" des relations, elle n'aurait rien entrepris vers moi.

Nous avons un peu discuté de ce « dès le départ », qui ne pouvait être précisément identifié. Etait-ce le jour où elle m'a dit de façon assez ambigüe, sans aucun signe annonciateur, « je crois que nous avons à vivre quelque chose de fort ensemble » ? À l'époque nous partagions pas mal de temps en discussions, certes, mais sans avoir jamais évoqué le moindre rapprochement. Surpris, je n'avais pas su quoi répondre et elle s'était immédiatement rétractée, me conduisant à lui dire de ne pas fermer la porte aussi vite. Etait-ce le jour ou elle m'a pris dans ses bras, me laissant figé devant une telle démonstration à laquelle je ne m'attendais pas ? Etait-ce le jour où je lui ai appris que je me définissais comme "libraimant" et qu'elle me répondit que rien ne serait alors possible entre nous ? Etait-ce le jour où elle m'a demandé d'arrêter cette relation puisqu'elle-même n'y parvenait pas ? Rien de bien clair là-dedans... Toujours est-il qu'à plusieurs reprises elle aurait pu mettre un terme à une situation qui ne lui convenait pas. Artémis considère qu'elle n'en avait pas la capacité. Peut-être... mais elle était cependant la seule à pouvoir le faire.


En conclusion provisoire je serais tenté de dire que le « si c'était à refaire » est une expérience de pensée qui, bien qu'elle n'ait a priori pas beaucoup de sens, peut néanmoins être éclairante. En réinterrogeant des choix bien après qu'ils aient été effectués, tout en tenant compte des conséquences connues qu'ont eu lesdits choix, il est intéressant de constater que certains se voient confirmés tandis que d'autres semblent susciter des remords.

Ce qui m'évoque la notion de responsabilité : si "j'assume" mes choix, alors je ne les regrette pas. Ils correspodent à la conscience que j'avais à l'époque. Inversement, si je les regrette... alors qui porte la responsabilité d'un hypothétique "mauvais choix" ?









Scrupules



Vendredi 5 janvier 2024


J'ai quelques scrupules à divulguer des éléments concernant des personnes avec qui j'ai été, ou suis encore, en relation. Un peu comme si je trahissais ces personnes en livrant de menus « secrets sans importance » sans qu'elles le sachent. Sans leur consentement.

En fait je ne trahis pas grand chose, hormis un pacte non formulé, non pensé, qui consisterait à ne rien dire de ce qui pourrait mettre l'autre mal à l'aise. Or j'ignore ce qui pourrait induire une éventuelle réaction de ce genre. Il me faudrait donc, par principe de précaution, ne rien dévoiler de potentiellement préjudiciable. Ou mieux : demander si la personne est d'accord pour que je parle d'elle. Oui, je pourrais faire cela [si toutefois la communication est encore possible...].

D'un autre côté, en demandant cette "autorisation", il y a fort à parier que la question ouvrirait à des interrogations : tu veux parler de quoi ? Tu vas raconter quoi ? Or, lorsque je commence à écrire je ne sais pas où me mèneront les mots. Partant d'une vague idée de départ se trace une ligne sinueuse, indéterminée à l'avance. Autrement dit il faudrait que je demande un accord global, de principe, et s'il est accompagné  d'éventuelles restrictions.

Un peu compliqué, tout ça...

Je me suis accommodé avec ma conscience en considérant que les personnes nommées, la plupart du temps, ne sont pas connues par un bien incertain lectorat. Sauf que ça n'a pas toujours été vrai : il y a eu, dans le passé, lecture par des personnes identifiant celles dont je parlais. Et il y aura peut-être, un jour, lecture par des personnes ayant connu, voire très bien connu, celles dont je parle. Je pense ici à mes enfants qui pourraient, à une échéance indéterminée, découvrir ce que j'écrivais de leur mère. Et qui découvriront aussi que je divulguais sur le net des éléments de ma relation avec elle...

Je ne sais pas bien quoi en penser...

Est-ce que l'on se pose ce genre de questions lorsqu'on parle de quelqu'un ? Lorsqu'on raconte déboires et difficultés au sein d'une relation ? En quoi est-ce fondamentalement différent de l'écrire ?

La trace ! L'écrit laisse une trace. L'écrit reste.
Et il garde la potentialité de porter préjudice.

Préjudice ? Oh là, comme tu y vas ! Le terme est un peu fort. Tu ne portes pas préjudice en dévoilant des éléments d'une relation.

Je n'en sais rien. Je ne peux pas mesurer ce qu'il en est.

Alors ça veut dire que ce n'est pas bien grave. Tu ne nuis pas aux personnes dont tu parles. Tout au plus peux-tu heurter leur sensibilité, susciter une irritation par rapport à des éléments qui seraient mal interprétés ou trop partialement présentés. Pas de quoi fouetter un chat...

Ben... je ne sais pas.

Non tu ne sais pas, et tu ne peux pas savoir. Alors ne va pas imaginer trop loin.

Pourquoi est-ce que je ressens cette gêne ? Qu'est-ce qui fait que je redoute d'en dire "trop" et de blesser, ou plutôt de mettre en colère celles qui découvriraient ce que j'écris ?

Parce que tu as trop de scrupules. Tu cherches trop à protéger l'autre.

Arrête avec ces "trop" ! C'est un jugement. Oui, j'ai des scrupules, oui je cherche à protéger l'autre, mais pas "trop".

C'est exact.

En fait je suis en train de me dire que si je suis tiraillé entre l'expression de mes perceptions et les scrupules à "trop" en dire - et là le terme est juste - c'est probablement parce que c'est la seule voie qu'il me reste dans un dialogue défaillant. Je m'exprime ici quand je ne peux pas, ou n'ai pas pu, le faire dans l'échange. Je l'ai souvent précisé : ici est mon exutoire. C'est aussi mon laboratoire d'analyse. L'espace consacré à élaborer ma compréhension.

Ben voila !

Je n'aurais pas eu à raconter ce qui me tourmente, je n'aurais pas eu à chercher à comprendre, si un dialogue libre et ouvert existait.

Exactement ! Tu n'es donc pas fautif de "trop" en dire : tu cherches à comprendre ce qui n'a pas pu s'élaborer en commun.

Vu comme ça...

En fait c'est l'absence de dialogue qui te pousse à exposer ce qui te pose problème. Finalement c'est une démarche foncièrement saine : tu cherches à résoudre ton problème sans importuner l'autre. Tu te débrouilles pour trouver des réponses sans les attendre de l'autre. C'est une forme d'autonomie.

Oui mais je le fais "publiquement", et ça c'est gênant.

Pfff... "publiquement". Mais il y a tellement peu de regards qui liront tes écrits ! C'est tellement confidentiel ! Ton problème c'est que tu imagines le regard de celles dont tu parles si elles savaient ce que tu dis d'elles. C'est uniquement ça qui te dérange.

C'est pas faux...

Or ces yeux ne liront jamais ce que tu écris.

Hmmm... ça dépend des cas. Mais quoi qu'il en soit, je ne crois pas que quoi que ce soit, dans mes écrits, ait jamais empêché le dialogue. Au contraire, autrefois, c'était même une incitation à rouvrir le dialogue.

Et oui.

Et ça n'a pas fonctionné.

Et non...

...

Quoi qu'il en soit, tu n'as jamais cherché à nuire. Tu n'as fait qu'exprimer des incompréhensions ou des frustrations par rapport à un dialogue "impossible".

...

Tu n'as cherché qu'à améliorer la qualité du lien, en déplorant de voir dysfonctionner la confiance. Tu as toujours cherché à faire au mieux, en étant à l'écoute de tes besoins et de ceux de l'autre. Tu as cherché la concorde, l'équilibre entre deux univers personnels.

C'est vrai.

Et ce faisant, tenant compte du réel, tu t'es frotté à la différence d'avec autrui. À la différence des attentes, la différence des besoins, la différence des représentations, la différence des modes d'expression, la différence face aux difficultés. Bref : tu as été en relation. Vraiment en relation. Relié. Pas quelque chose d'égoïste, mais fondamentalement ouvert à la différence, à la découverte, à la recherche d'une convergence. Et mieux que ça : tu es toujours resté ouvert, sans jamais fermer une porte. C'est précieux. C'est ta force.







Postérité


Samedi 6 janvier 2024


Aujourd'hui c'est l'anniversaire de ma fille. Je lui ai téléphoné pour ça et lui ai proposé une invitation au restaurant un jour prochain. Elle m'a raconté son récent voyage à Paris, seule avec sa fille. J'ai trouvé ça très bien de prendre ce temps seule à seule, comme elle avait déjà fait l'an dernier. Moi-même je n'ai pas eu cette initiative avec mes enfants, lorsqu'ils étaient jeunes. Je crois n'y avoir jamais pensé. C'est dommage...

Il me semble que je n'imaginais pas un rapport individualisé avec eux, les voyant comme une fratrie dans laquelle était visée l'équité. Cela n'empêchait pas un rapport personnel individualisé, mais les voyages, les sorties, se faisaient en famille complète.

Il faudrait que je leur demande comment ils ont perçu les choses...


* * *


De temps en temps je pense à la postérité de ce journal. Ce que j'en laisserai à mes descendants. J'y pense sous au moins deux aspects : son intérêt et son intégralité.

L'intérêt : en quoi un journal au long cours peut-il être "intéressant" pour d'autres personnes que celui ou celle qui l'a écrit ?

L'intégralité : à supposer qu'un journal puisse être "intéressant", n'est-il pas préférable de n'en garder que les passages méritant ce qualificatif ? En l'expurgeant des inévitables redondances, propos banals, digressions superflues ?
Ou, au contraire, l'intérêt ne vient-il pas de l'intégralité du flux avec, précisément, maintien de tous les à-côtés ?

Viendrait s'ajouter un troisième critère : la qualité. Celle de l'écriture, celle de la pertinence des propos, celle de la concision. Sans oublier l'originalité du discours.

Je suis bien évidemment incapable de jauger mon journal selon ce dernier critère ! Quant aux deux premiers, je ne suis pas sûr d'être le mieux placé pour évaluer celui qui devrait l'emporter. Parce que l'intérêt que je peux trouver dans mes réflexions anciennes est trop fortement influencé par le souvenir de mon vécu. Je ne peux pas être juge et partie. Sauf si j'assume cet état de fait et choisis moi-même ce que j'aurais envie de transmettre...

Il se pourrait aussi que la matérialité m'oblige à élaguer : le volume de pages sera forcément une limite physique. Si l'intégralité représente plusieurs milliers de pages, il faudra nécessairement sabrer dans le texte. Et ce ne serait peut-être pas un mal... L'intérêt et la qualité pourraient très bien gagner par la sélection. Tout comme un·e cinéaste, ou un·e documentariste, ne garde pas l'intégralité des rushes, resserrant son propos pour aller vers l'essentiel, procédant par montage afin de le rendre plus efficace, percutant.

À vouloir tout garder on perd forcément en qualité et en intérêt. À vouloir tout dire on dilue, on noie, et au final on rend insipide.







Mémoires



Lundi 8 janvier 2024


Extrait de l'autobiographie de ma mère (120 pages), intitulée "J'ai fait ce que j'ai pu" :

« Difficile de parler de moi, finalement : voilà plusieurs années que j'ai arrêté d'écrire, convaincue de la futilité de mon écriture. Qui lirait ces pages ? Qui serait intéressé dans notre descendance ? Ce fut la période À quoi bon ?? ».

Étonnant de constater la similitude de nos réflexions quant à "l'intérêt" de nos écrits respectifs pour nos descendants. Elle a écrit ces mots en 2003, à l'âge de 65 ans, avant que Parkinson n'ait commencé à restreindre ses capacités physiques et grignoter sa mémoire.

65 ans, je n'en suis plus très loin...

Cette autobiographie maternelle couvre toute son enfance. Elle y témoigne d'un mode de vie simple, largement marqué par la guerre, lorsqu'elle ouvrait tout grand ses yeux et oreilles de petite fille sur les personnes qui l'entouraient. Décrire leurs attitudes, leurs dires, leur psychologie, voilà ce qui l'inspirait. Ma mère a écrit davantage sur les autres que sur elle. C'est, par là-même, sa personnalité attentive qui transparaît. Son journal, par contre, est presque exclusivement centré sur ses propres émotions, longtemps gardées secrètes. Un journal, dont j'ai parlé ici, qui ne représente "que" deux cahiers, soit moins de deux-cent pages.

Mes écrits ne s'ouvrent que rarement à autrui, si ce n'est par les interactions que j'analyse et cherche à comprendre lorsqu'elles dysfonctionnent. Je viens de compter approximativement le volume que représentent mes écrits numériques en lignes : plus de 3000 pages pour le journal et 2500 pour le blog (qui contient beaucoup de photos). C'est considérable. C'est trop. Il m'apparaît donc avec évidence que je vais devoir sérieusement élaguer dans cette profusion de mots si je veux en extraire l'essentiel. Mais où se situe-t-il ? Et à qui ai-je envie de transmettre ? Mes enfants, assurément. Mais qu'ai-je envie de leur transmettre ?

Je ne sais pas. Je n'y ai pas vraiment pensé. Je veux dire : pensé sérieusement, concrètement. C'est encore loin, pour moi... même si je suis bien conscient que l'échéance va se rapprocher plus rapidement que je l'imagine, tout comme les risques d'altération de ma mémoire. Pour le moment je me dis qu'un travail de sélection, de mise en page, d'édition [car la présentation m'est importante] pourra être entrepris lorsque j'aurai cessé mon activité professionnelle. J'imagine déjà un découpage en plusieurs volumes, qui pourrait être chronologique ou thématique. Produit sur plusieurs années, au fur et à mesure de l'avancement de mon travail de sélection. Je me sais méticuleux, pour ne pas dire perfectionniste, et il est probable que je passerai un temps conséquent à cette diffusion.

Si toutefois nos conditions d'existence le permettent ! Car j'ai bien conscience qu'il s'agit là de préoccupations "de riches", bénéficiant de conditions de vies optimales, permettant de penser confortablement à des considérations subalternes...

Rien ne garantit que cela durera bien longtemps...







Différence



Samedi 13 janvier 2024


J'ai énoncé, dans mon entrée précédente, que « mes écrits ne s'ouvrent que rarement à autrui, si ce n'est par les interactions que j'analyse et cherche à comprendre lorsqu'elles dysfonctionnent ».

Cette présentation est exagérément dépréciative. Certes, je ne raconte pas ce que je perçois de la vie des autres en tant que tels, mais je crois souvent me centrer sur ce à quoi ces autres me renvoient. Moins en tant qu'image de moi que par rapport à ma capacité à accepter, comprendre, leur différence d'avec moi. Je crois que c'est cette différence, cette altérité, qui motive ma réflexion. Non pas le très différent, trop éloigné, mais le subtilement différent. Ou le partiellement différent. Le semblable... mais quand même différent.

Ce qui m'aura rendu le plus prolixe, à l'évidence, aura été l'observation méticuleuse et attentive de la béance qui s'est ouverte entre l'amie en laquelle je pensais avoir trouvé l'âme-soeur et moi. Non parce que la fabuleuse connivence initialement perçue aurait été surévaluée, mais parce que tant de similitudes couplées à d'indubitables différences, bien qu'elles rendissent l'approche particulièrement attractive sur le plan intellectuel, émotionnel, sensible, ne permirent pas d'éviter l'abîme. La connexion établie, pourtant fertile, nourricière, fécondante, créatrice, en fut anéantie.

Depuis, je n'ai eu de cesse de m'ouvrir à sa différence d'avec moi.






Faire meute




Dimanche 14 janvier 2024


« Des milliers de pages, des vies entières vouées à comprendre un peu mieux d'autres manières d'être vivant. (...) [Ces livres] sont chargés aussi d'une tonalité affective nouvelle : un désespoir de comprendre ces aliens familiers, d'y accéder, qui ressemble à l'obsession avec laquelle un amant transparent observe l'être aimé, beau d'être concentré sur une tâche, occupé à vivre, inaccessible ». Ces quelques lignes sont extraites de l'ouvrage "Manières d'être vivant", écrit par Baptiste Morizot. L'auteur y explore le rapport que nous, humains modernes, entretenons avec l'ensemble du vivant, si mal connu et cependant soumis à la prédominance que nous nous sommes attribués sur lui.

En lisant ce passage, et bien d'autres, j'ai en partie reconnu ma quête de comprendre le différent de moi. Non pas en tant qu'espèce, voire de "nature" (l'humain qui se distinguerait de l'animal), comme l'explique l'auteur, mais bien en tant que proche résolument différent. L'altérité au sein du "même que soi". En ce sens je m'éloigne de l'ouverture vers l'animal à laquelle invite Morizot, tout en élargissant ce qu'il élabore autour de l'altérité.

L'auteur invite à reprendre contact avec ces "aliens familiers" que sont les animaux non humains. « Lorsqu'on va dans les parages de l'animal, émerge parfois l'intuition que l'on peut avoir accès à l'étrangeté d'une autre manière d'être vivant que la nôtre, celle d'un loup par exemple, sans pour autant réduire cette étrangeté ». Il observe la manière des loups d'être vivants, largement inaccessible à notre perception humaine faute de langage commun. Ce qui n'empêche pas de tenter de comprendre le sens de son mode de communication, tels que les hurlements.

« Le hurlement révèle aux autres loups, à dix kilomètres à la ronde, ma personne, mon état émotionnel, mon désir, ma fatigue, ma peur, comme la voix d'un ami au téléphone, après des années de silence, le rend présent dans la pièce, en entier, son style inimitable de vivre.
(...). Il y a tout un langage sans le langage dans ce hurlement. Ce serait simultanément un parler-de (je suis là), un parler-à (trouvez-moi) et un parler-faire. Il formule dans un seul chant inséparé "Je suis là, où êtes-vous ? Soyons meute" ; mais aussi il fait meute en disant. Il dit dans le même son "je vous cherche et trouvez-moi", puisque la solitude est un manque qu'il faut combler en appelant
». (p. 73)

Difficile de ne pas remarquer l'analogie avec les signaux que lancent des humains sur les réseaux numériques depuis qu'ils ont découvert ce mode de communication sans présence. Fondamentalement, n'est-ce pas la réactivation de comportements archaïques ? Aurait-on donc besoin, viscéralement, de sentir que nous ne sommes pas seuls ? La socialisation numérique ne répond-elle pas au besoin irrépréssible de vérifier, encore et encore, que "je" n'est pas seul ? Ou moins seul ? Ou pas seul même quand je me sens seul ? Autrement dit : toujours connecté, "en relation" avec quelqu'un, plus ou moins interchangeable.

La modernité au service de nos besoins archaïques de "faire meute". Avec l'illusion de pouvoir ainsi les rassasier.

J'ai évidemment constaté en moi, à moult reprises, ce mécanisme de vérification d'appartenance autant que de validation de ma propre valeur : ai-je toujours une place parmi mes semblables ? Non pas mes semblables originels (ma famille), ni mes semblables de labeur (mes collègues), mais aussi mes semblables en affinités. C'est à dire ces diverses boucles de socialisation, réelles et virtuelles, dans lesquelles j'ai reconnu des semblables, aux centres d'intérêt similaires, voire partiellement identiques. En quelque sorte des "même que moi", ou aussi proches que possible.

Sauf que le même que moi n'existe pas. Excepté, peut-être, pour les jumeaux vrais ? "Je" est singulier ; "nous" n'est pas duplication ni clonage. Nous n'est que regroupement de semblables, résolument différents, selon des limites variables qu'il faudrait systématiquement préciser. Nous-deux, nous-groupe, nous-humains, nous-vivants. Tout ce qui se situe entre deux vivants et des milliards. Entre l'éternité et l'instant.

À la fois solitaire et en meute, irrémédiablement seul et définitivement social, suis-je vraiment différent du loup qui appelle ses congénères pour se situer ? Ces autres "même que soi" ?

Je me souviens de mon désarroi, de mon inquiétude, de ma douleur, jadis, quand cette autre "même que moi" ne me répondait pas ; ne me répondit plus...

Never again !


AooouuuwwWAoouuuuUUUUUuuuuuuuuuuUUuuuuuuu






Passé-présent




Lundi 5 février 2024


Trois jours de voyage dans le passé. Immersion profonde, déconnexion d'avec le présent-actuel. Le passé est devenu mon présent. Un passé-présent, en quelque sorte...

Un passé-cadeau ?

J'ai plongé dans les écrits de mes parents, leurs correspondances à différentes époques, de la jeunesse à l'âge adulte. Le service militaire de mon père, en 1958, puis sont départ en Algérie en 1959. Ses impressions une fois là-bas. Une cinquantaine de lettres adressées à sa mère, avec un style bien particulier : plutôt détaillé en ce qui concerne les dates et les heures, le menu des repas, les températures et la météo, mais peu disert sur ce qu'il observe et ressent. Sauf l'ennui, qui visiblement lui pèse souvent. Une graphie minuscule mais très régulière, un narratif parcimonieux, rarement descriptif, bien peu porté aux épanchements émotionnels.

De l'autre côté ma mère a une écriture ample, voluptueuse, lyrique, enflammée, passionnée. Presque exclusivement consacrée aux émotions intenses qui la vont vibrer, des plus grandes joies au plus profondes tristesses. C'est l'intériorité qui s'exprime, sans presque aucun détail du quotidien.

Deux écritures qui commenceront à se conjuguer quelques mois avant le retour de mon père en France, dans le registre poli et convenu qui seyait à de jeunes gens qui ne se se fréquentent pas. Quelques mois plus tard un autre genre de correspondance apparaît, cette fois ouvertement amoureuse, marquant le changement de statut à l'occasion d'un éloignement professionnel. Mon père s'y épanchera un peu plus, exprimant son attente de revoir au plus tôt sa jeune fiancée.

Quelques années plus tard, en 1963, une correspondance a haute fréquence témoignera à nouveau d'un éloignement temporaire et du manque qu'il engendre : mon père était parti en éclaireur aux USA pour y effectuer un stage de six mois. D'abord seul, il ne sera rejoint qu'un mois plus tard par son épouse (et 2 jeunes marmots). Là encore la tonalité différait largement, entre le récit factuel et pragmatique de mon père et le coeur palpitant de ma mère.

Dix ans plus tard il y a aura plusieurs longs voyages professionnels à travers le monde, générant de nouveau des échanges à haute fréquence. Les deux tonalités ne changeront pas : récit détaillé des rencontres professionnelles, lieux et dates, heures d'arrivée et départ, menus, quelques brèves considérations sur les paysages urbains. En face une longue plainte amoureuse, qui se veut pourtant gaillarde, entrelardée du récit d'un quotidien sans saveur. Ma mère est triste, en attente de signes d'affection trop rares pour combler le manque qui la ronge. Sa joie de vivre, son exaltation, s'étiolent sans l'homme qu'elle aime.

Qu'apprends-je du récit croisé de ces vies conjuguées ? Fondamentalement rien : je sais de longue date ce qu'il en été de la vie de couple de mes parents. Leurs différences comportementales, leur décalage perceptif, leur déception réciproque, leur amour ambivalent, contrarié... et malgré tout le maintien tenace de cette union "inévitable". Parce que prédestinée, toute tracée par deux familles soucieuses de voir leurs rejetons inexpérimentés fonder une rassurante perpétuation. Histoire tragique d'un mariage heureux-malheureux qui a duré presque soixante ans.

Tout cela je le sais mais dans leur correspondance je découvre des éléments probants, je lis des non-dits, je perçois dans le choix des mots des subtilités dont je n'avais pas eu connaissance par les récits ultérieurs. Il y a nécessairement des vérités arrangées, qui masquent et déforment ce qui s'est échangé dans le présent fugitif. Mais les empreintes sont restées, intactes, des mots qui furent tracés et de l'intention qu'ils signifiaient plus ou moins consciemment.

Je suis trop rompu à l'art épistolaire pour ne pas discerner ce que l'écrit-à-lire peut cacher, ou trop appuyer, des intentions de l'un ou de l'autre. Davantage encore, je crois pouvoir saisir ce que le journal de ma mère peut avoir de potentialités exacerbées par l'expression "libre" qu'autorise le dialogue intérieur entre différentes entités du soi (que j'appelle "interlogue"). Ainsi, en croisant les différentes versions de mêmes situations vues selon deux protagonistes, en y ajoutant le récit intime et sans contredit de ma mère, parfois enrichi de versions passées mais actualisées selon différentes colorations émotionnelles, je pense pouvoir évaluer la pluralité des interprétations. Si j'y ajoute la perception que j'en garde, lorsque j'en fus le témoin, je comprends à quel point la part d'imaginaire peut démultiplier les vérités d'une situation subjectivement perçue. Kaléïdoscope de réalités, constituées d'une infinité de détails, de signaux devenus imperceptibles (le non-verbal), d'intégrations évolutives. En bref : il n'y a plus de réalité. Non seulement parce que le réel est fugitif, mais aussi parce que le factuel n'est plus accessible. Il ne reste que des réalités subjectivement perçues, donc absolument authentiques.







Phobie confidentielle



Dimanche 3 mars 2023

Dans le journal intime de ma mère j'avais remarqué un décalage entre les pensées romanesques qu'elle décrivait lorsque le jeune homme dont elle était chastement amoureuse était loin d'elle, et le récit déçu qu'elle avait pu faire ensuite des rares rencontres dudit jeune homme. Son imaginaire de jeune fille la faisait osciller entre élans passionnés et attente infinie de signes de réciprocité qui ne venaient pas.

À vingt-deux ans, dans une des lettres qu'elle adressait à mon père, au début de leur relation, elle considérait avoir davantage d'aisance à exprimer son amour par écrit et à distance que de vive-voix : « Depuis que nous nous sommes quittés hier soir, je ne fais que penser à la lettre que je t'écris ce soir. Toute la journée j'ai pensé à ce que je te dirai, car je voudrais tant te parler, et quand je suis près de toi, je ne sais plus comment il faut commencer ».

Quelques mois plus tard, mariée, elle écrira, un peu dans le même sens, « Malgré le coup de téléphone, je t'écris quand même pour te parler plus longuement et te donner des nouvelles. De toute façon je peux te dire "je t'aime" beaucoup, beaucoup, plus facilement qu'au téléphone où tu m'as paru très intimidant alors que je venais de lire ta lettre très aimante ». Déclaration à relativiser puisque, dès le lendemain, elle lui écrira : « Aujourd'hui je ne t'écris pas longuement car je m'y suis prise un peu tard (...), tu me pardonneras si tu sais que je t'aime de plus en plus mais que je ne sais pas l'écrire : il me serait tellement plus facile de te le dire ».

Affirmations contradictoires, mettant tantôt l'écriture, tantôt la parole comme moyen préférentiel d'exprimer ses sentiments.

Plus tard, alors qu'elle avait près de trente-cinq ans, dans leur correspondance de couple établi j'ai pu lire la propension de ma mère à imaginer une relation passionnelle, lorsque mon père était loin durant plusieurs semaines, et la déception sévère qui suivait le temps très bref des retrouvailles après ses longs voyages. Ma mère exprimait alors, dans son journal, son amertume et sa profonde tristesse de n'être pas davantage aimée. Elle avait besoin de signes d'affection qu'elle estimait ne pas recevoir suffisamment.

Elle a cependant choisi de rester avec ce mari qui ne répondait pas à ses attentes...


Dans mon propre journal intime d'adolescent je me souviens avoir décrit mes tourments d'amoureux, eux aussi très chastes, bien incertain d'une réciprocité. J'imaginais, comme ma mère, ce que je ressentirais si je recevais des signes amoureux à la hauteur des sentiments que j'éprouvais.

Le mot important, ici, c'est "imaginer". Ou plus précisément, la notion d'imaginaire amoureux. Je remarque incidemment que c'est assez proche de "Imaginaire et représentations au sein du couple", sujet du mémoire que j'ai entrepris en 2011... et laissé inachevé. Car en cherchant à analyser les ressorts de cet imaginaire je me suis vu perdre tout attrait pour ce thème : il se révélait être une impasse par rapport à l'évolution de mes propres représentations. La notion même de couple m'est devenue étrange, anachronique, insensée. Je ne m'y retrouvais plus. Pire : j'ai développé, me concernant, une aversion par rapport à cette idée ! Ce n'est plus pour moi !

La déception a été trop grande. Ce qui signifie, en creux, que mes attentes étaient trop grandes...

Lire les écrits de ma mère m'a permis de réaliser, avec une acuité renouvelée, que j'avais une propension similaire à la sienne à imaginer comme "idéales" des relations qui ne l'étaient pas. Et comment auraient-elles pu l'être ? Je cherchais à faire correspondre des relations [ou des personnes ?] réelles à ce que j'imaginais qu'elles auraient pu être. Je croyais qu'avec du dialogue et de la volonté il était possible de trouver un espace d'entente [de compromis ?] acceptable et bénéfique pour les parties en présence.

Décalage entre ma perception, idéalisée, et le réel. Il se peut que j'ai fantasmé la possibilité d'une confiance réciproque à la hauteur [inatteignable ?] de ce que j'imaginais. Confiance réciproque : ces mots sont absolument fondamentaux dans ma représentation de ce qu'est [ce que pourrait être ?] une relation épanouissante.

Force est de constater que je n'ai pas su maintenir un tel niveau de confiance, peut-être trop... absolu. Et que, depuis mes déconvenues, je n'ai pas su comment me projeter vers un imaginaire de substitution. Je n'ai même pas réussi à imaginer ce que pourrait être une relation dans laquelle la confiance aurait des limites.

Mais quelle confiance ? En moi ou en l'autre ? Et quelles limites à la confiance ? Si celle-ci consiste à laisser l'autre libre d'être soi-même, suis-je suffisamment émancipé, et libre moi-même, pour cela ? C'est à dire libre de laisser l'autre suivre son propre chemin, fut-il sans moi ?

Il se pourrait que, incertain de mon aptitude à accepter cette fondamentale liberté, j'aie inconsciemment préféré ne plus me lier de façon trop proche. En quelque sorte je me serais adapté au réel.

Et je m'en porte fort bien :)


Mais comment savoir si je ne me porterais pas mieux "à deux" ? L'hypothèse me parait assez absurde, mais comme elle correspond à une certaine normalité, je la tente quand même.

Pas plus tard que ce matin [car ce n'est pas fortuitement que j'écris sur ce thème] j'ai rédigé un courriel dans lequel j'ai décrit le décalage que je ressens au sein d'une relation amicale - et à distance ? de longue date. Avec précautions j'ai tenté de mettre en évidence ce que je percevais depuis pas mal de temps sans l'avoir aussi clairement formulé auparavant. Ce faisant je me suis rendu compte que j'abordais un thème délicat, car au cœur des affinités qui nous ont rapprochés.

Il y a très longtemps que je n'ai plus écrit sur le ton de la confidence et là, au fil des mots, je retrouvais une sensation bien connue de prise de risques : et si ce que je confie heurtait l'autre ? Lui déplaisait ? Et si le fait de me dévoiler en confiance aboutissait à l'effet inverse de celui escompté ? Je me suis senti un peu inquiet, tiraillé entre la volonté d'être sincère et une prudence me poussant à soupeser chaque mot potentiellement vulnérant pour mon interlocutrice. M'est alors revenu le souvenir des sensations vertigineuses qui accompagnaient autrefois mes audaces de sincérité. Ce "vrai-moi" que je sentais juste de dévoiler mais qui me lançait dans l'incertitude d'un éventuel rejet. C'était quitte ou double : lorsque je recevais une réponse compréhensive et rassurante, j'étais en joie de me sentir accepté dans mon entièreté et totalement reconnaissant pour cela. Mais si une réaction courroucée m'était retournée, sanctionnant la liberté imaginative que j'avais prise et celle de l'avoir racontée, je me retrouvais anéanti. Au final, après plusieurs déconvenues de ce genre, j'ai développé la crainte de "trop en dire". Et je m'y suis perdu.

Je me demande si la répétition de ces confidences mal reçues, fort préjudiciable à mon auto-estime, à la longue, n'aurait pas instauré en moi une sorte de phobie confidentielle. Je ne peux que constater la prudence que j'ai développée par rapport à l'expression de mes confidences sensibles, empêchant peut-être tout investissement sentimental. Le double naufrage des deux aventures relationnelles dans lesquelles je m'étais lancé a laissé des traces. Je me livre désormais fort peu et, le cas échéant, ne le fais que dans le cadre de relations de confiance étroitement circonscrites, compartimentées, généralement sans enjeu affectif, exclusivement a-sentimentales.

D'ailleurs, il se pourrait bien que j'aie développé, en parallèle, une phobie sentimentale !

Donc, pour fermer l'hypothèse du "serait-ce mieux à deux ?", je peux en déduire ceci : je ne me sens pas - à ce jour - en capacité de l'envisager.

Et, au final, peut-être est-ce une bonne chose que d'éviter d'importuner les autres avec mes états d'âme. Ce n'est pas à l'autre de me rassurer lorsque je doute de l'importance que j'ai à ses yeux.







Anachronie d'une chute



Samedi 16 mars 2024
[Mis en ligne le 31 mars 2024]


Le film-évènement Anatomie d'une chute met en abîme le doute : l'homme qui a été retrouvé mort devant son chalet s'est-il suicidé ou a t-il été poussé par sa femme ? Aucun témoin, aucun élément probant ne peut attester de l'une ou l'autre des possibilités. Seule une violente dispute, la veille de la mort, est prouvée. Mais qu'en déduire ? Au cours de l'enquête, puis durant le procès, diverses hypothèses sont posées pour expliquer la mystérieuse chute. La vie du couple est auscultée dans ses moindres détails, le profil psychologique de chacun est disséqué.
Le jeune fils du couple assiste à ce déballage d'intimité durant le procès intenté à sa mère, soupçonnée de meurtre. L'enfant tient à suivre les débats malgré un refus initial de la juge, qui cherche à le protéger. Il lui explique avoir besoin de savoir et que, s'il devait être privé d'assister aux audiences, il n'aura de cesse de chercher réponses aux questions qui l'assaillent.

Alors que le jour du verdict approche, le jeune garçon confie à la personne chargée de veiller sur lui son trouble : il est incapable de savoir si sa mère est coupable ou non et souffre de cette incertitude. La personne lui répond qu'il n'a pas à choisir entre une option ou l'autre, puisque l'incertitude ne le permet pas, mais qu'il peut décider de ce qu'il va croire.

Lorsqu'on ne sait pas, et puisque l'incertitude a quelque chose d'inconfortable, voire d'insupportable, on ne peut qu'imaginer des réponses. Les supposer, pour repousser le doute. Il peut alors être perçu comme salvateur de poser une hypothèse, que l'on peut décider de tenir pour vraie : la supposition devient certitude volontaire. On entre là dans le registre de la foi, qui ne laisse plus de place au doute. L'exemple des religions est probablement le plus ancien et le plus durable symptome de ce mécanisme mental : décider de croire une "explication" (l'hypothèse "Dieu", par exemple) plutôt que de devoir faire face à l'absence de réponses.

Je présume cependant que la foi n'est pas systématiquement la conséquence d'une décision, toujours susceptible d'être révoquée. Il me semble plus probable qu'elle résulte d'une éducation, d'une coutume, d'une imprégnation culturelle. Simplement parce que le conformisme évite de remettre en question un socle de certitudes... qui aurait pour conséquence d'induire l'effet inverse de celui que la croyance offre.

Douter est coûteux en énergie mentale, en plus d'être inconfortable.

C'est pourquoi l'idée de décider, offrant une échappatoire permettant de s'extraire d'un choix inextricable, m'a interpellé. J'ai senti une résonance avec l'option contraire, qui fut la mienne autrefois : la décision de ne pas choisir. Ou, autrement dit, choisir de ne pas choisir. Le (non-)choix en question se situant entre renoncer à la liberté relationnelle que je m'étais accordée ou renoncer aux engagements moraux que j'avais pris. J'ai choisi de rester fidèle aux deux options... et les personnes à qui mon non-choix ne convenait pas ont fait le leur.

J'ai cependant compris, plus tard, qu'en fait j'avais bien décidé quelque chose de clair : mon autodétermination... et accessoirement les conséquences qui en découleraient. Je n'ai pas choisi entre une relation et une autre : je suis resté ouvert aux deux, laissant les personnes avec qui j'étais lié se déterminer à leur tour. Elles ont choisi de se retirer, suivant leur propre logique relationnelle, me renvoyant aux conséquences de mes tergiversations infinies.

Pour l'une j'ai compris et accepté sa décision, qui m'a paru logique. Pour l'autre ce fut exactement l'inverse.

Ne pas comprendre allait me faire basculer vers une nouvelle strate d'incertitude, plus profonde encore. Pourquoi la personne grâce à qui j'avais engagé ma révolution intérieure se retirait-elle au moment même où, de son côté, se retirait mon épouse qui ne supportait plus mon parcours d'émancipation ? La concomitance des choix avait quelque chose d'absurde puisque, de fait, le second rendait inutile le premier. Mais cette perception des choses, c'était selon ma logique...  Pour nommer ma perplexité face à l'irréversibilité déclarée d'une décision dont les conséquences m'étaient imposées, j'ai usé de divers qualificatifs au fil du temps : énigmatique, incompréhensible, irrésolue, indécidable. Ma perplexité resta longtemps paroxystique. Il me manquait assurément des éléments pour comprendre une logique dont le sens m'échappait.

Je m'en suis finalement accommodé, tant bien que mal. À coup d'hypothèses et de suppositions j'ai dessiné l'arbre des possibles, ramifié à chaque point d'incertitude rencontré. « Et si je... », « Et si elle... », « Et si ce jour-là... », « Il se peut que... ». Une exploration fine et détaillée, quoique anachronique, outrepassée, faute d'avoir pu la partager librement au présent [fantasme d'une écoute respectueuse, à laquelle je n'ai pas été capable de m'élever].

Qu'est-ce qui m'a fait supporter de rester aussi longtemps dans l'indécidable ? Je pense faire partie des personnes qui vivent relativement bien l'incertitude, y trouvant un espace de réflexions au-delà de mes limites. J'en ai tiré profit, à défaut de satisfaction. En fait, la fertilité du doute me convient probablement. Grand indécis, il semble que j'ai besoin de longuement soupeser les éventualités et conséquences d'un choix, qui est toujours un renoncement à une partie des possibles. Fondamentalement, je reste lent dans mes prises de décision. Et ce, d'autant plus qu'elle ont un potentiel élevé de conséquences.

Un temps d'analyse qui peut devenir insupportable pour qui a besoin d'être fixé... pour avancer.








L'arbre des possibles



Lundi 18 mars 2024
[Mis en ligne le 30 mai 2024]


Si j'avais été seul dans la grande aventure d'amitié amoureuse que j'ai autrefois entrepris... elle n'aurait pas eu lieu. Voilà un splendide truisme : quelle que soit sa nature, une relation n'existe qu'avec autrui. Sauf que, fondamentalement, on est toujours seul dans son exploration intérieure, aussi relié et "accompagné" que l'on soit. Donc en réalité j'étais seul, mais je ne le savais pas. Je nous croyais deux. Les apparences [tellement conformes à mon imaginaire] ont pu être trompeuses... et c'était peut-être un bienfait puisque, au final, je me suis émancipé bien davantage que ce que je visais [mais visais-je quelque chose ? ].

Je pourrais aussi me dire que l'exploration existentielle se fait toujours seul mais que, plus ou moins durablement, elle peut se faire conjointement, dans le même sens, et à un rythme compatible, avec d'autres explorations personnelles. Ainsi, après s'être rencontrés (convergence), on peut s'accompagner (coexistence), avant d'éventuellement diverger lorsque chacun reprend sa route en solo... ou rejoint un nouveau compagnonage. De rencontre en rencontre, il y aurait ainsi co-évolution séquentielle.

Une telle fluidité constructive, ce serait idéal. Dans la réalité l'étape de la divergence peut avoir des aspects douloureux quand elle n'est pas choisie. Lorsqu'il faut reprendre la route en solitaire, devant renoncer à ce que la coexistence a pu avoir de stimulant pour la pensée, la créativité, les émotions et l'être tout entier. D'autant plus que la sensation de convergence a pu être grisante, réjouissante, régénérante... et confortante pour la représentation de soi. Constater la divergence, lorsqu'elle est subie ou résulte d'une désillusion, peut s'accompagner de frustration, de déception, voire d'amertume. Et parfois de ressentiment. L'intensité douloureuse ressentie, du fait de la privation, peut conduire à des excès...



Je me représente la relation de rapprochement (processus de liaison) comme la rencontre de deux imaginaires entrés en résonance. Un jour on se découvre en accord, suscitant une attirance vers cette harmonie dont le partage apparaît comme bienfaisant. Que l'harmonie dure, se renforce, et la liaison devient duo. Que l'accord augmente en intensité, en harmoniques, et c'est l'apothéose symphonique.

Jusqu'à ce que le premier désaccord apparaisse...

Dissonance ? Fausse note ? C'est pas grave, on reprend. On a su s'entendre, capter la symbiose harmonique, on saura retrouver l'accord. À condition de jouer à la même fréquence, de chercher la pulsation commune. D'en avoir envie et d'y croire, sans céder au découragement. Et de s'accorder suffisamment d'espace et de temps.

Un peu trop de conditions, peut-être...


* * *


- Là tu bloques...

- Complètement. Je perds les mots. J'hésite. Le sentiment d'échec me tarabuste : ai-je réussi ou échoué ? Me suis-je bien ou mal comporté ? Quoi qu'il en soit, je ne crois pas avoir démérité : j'ai fait ce que j'ai pu. Du mieux que j'ai pu. Alors pourquoi garder l'impression d'avoir raté quelque chose ? de n'avoir pas été à la hauteur du défi ?

- Sur-responsabilisation ?

- Probablement. Je me perds en conjectures.

- Je crois que tu te perds surtout entre ce que tu ressens et ce que tu veux montrer de toi. Tu t'autocensures...




* * *


Autre piste. Je pourrais imaginer être doté de traits de personnalité dont la singularité est telle qu'avoir ressenti une mise en résonance à haute concordance tienne de l'expérience à probabilité quasi nulle [quelle phrase tarabiscotée !]. Ainsi la situation vécue aurait été tellement improbable que je ne pourrais raisonnablement espérer la vivre une nouvelle fois.

Mouais, la supposition serait bien présompteuse ! L'explication est forcément plus modeste. Ce n'est pas parce que je constate n'avoir vibré à l'unisson qu'avec une seule personne, et qu'avec aucune autre cela ne s'est reproduit depuis, qu'il y aurait là je ne sais quelle fatalité.

Je me demande... est-ce que la capacité à entrer en vibration commune pourrait se détériorer dans le temps ? avec la maturité ? ou au fil des déconvenues ? Serais-je devenu plus exigeant ? Ou plus attentivement à l'écoute de mes intuitions de vigilance ? Plus craintif ?

Je ne sais.

J'en viens à me demander si l'incertitude dans laquelle je suis resté, faute d'avoir su me déterminer, n'aurait pas quelque influence sur ma capacité à m'ouvrir à de nouveaux accords. Et surtout sur mon appétit à m'y ouvrir... car je n'en ressens tout simplement pas le désir ! Je dirais même que je n'y crois plus. Humm... oserais-je réécrire que je me vois être devenu... incrédule ?

Drôle d'ironie.

Toujours est-il que je ne vois pas ce qui pourrait me conduire à croire qu'une rencontre à la hauteur de mes aspirations soit de nouveau possible [mais ce n'est pas parce que tu ne le vois pas que c'est impossible]. Certes c'est arrivé une fois mais, au vu de ce qui est advenu... était-ce durable ? Etais-je en capacité de résister face à l'adversité ? De surmonter les obstacles ? De tenir le cap ? Je ne le saurai pas.

- Ce que tu sais c'est que tu n'y es pas parvenu. Et c'est la seule réalité qui compte.

Mon incapacité à déjouer un probable fatalisme inconscient m'a rendu prudent. J'en suis venu à préférer ma solitude quotidienne qui, quoique dénuée de partage complice, ne me prive pas de sensations ni d'émotions. Je suis certes privé d'élans altiers, de pulsations émotionnelles, de suavité sensuelle [hmmm..], mais en contrepartie me vois préservé des frustration et de la douleur y afférent. Un bonheur simple et tranquille, en somme. Avec, à profusion, les souvenirs de jolis moments.

Il est là mon choix, constamment renouvelé : une vie simple dopée par le souvenir des belles choses, des moments heureux, de l'éblouissement de la découverte, de la tonitruance des possibles. Quelque chose en moi a décidé que c'est ce que je garderai précieusement en mémoire. Quelque chose de plus fort que moi m'a fait préférer la beauté à la hideur. Il y a eu de la laideur et je ne l'oublie pas, mais je l'attribue à des ressentis négatifs dus à la déception. J'ai choisi, parce que je suis constitué ainsi, de privilégier le souvenir de ce qui fut beau. Ou plus exactement le souvenir de la croyance que quelque chose de beau pouvait durer.

Oui j'y ai cru. Vraiment ! Et je ne regrette pas un instant d'y avoir cru. Je crois encore qu'un autre devenir était possible [si seulement les choses avaient été différentes...]. Cette croyance, cette vigoureuse espérance, m'a continuellement porté. Avant, pendant, après. Elle n'a que rarement vacillé, et seulement sous le coup de la déception et la rancoeur qu'elle engendrait. Peut-être avec l'intention d'en finir pour "passer à autre chose". Tentation de sortir de l'incertitude en déclarant "c'est terminé". Mais au fil des ans je n'ai pu que constater la persistance d'une alliance affective. Un lien fort, jusque-là inaltérable. Plusieurs fois terni, certes, mais retrouvant toujours un éclat. Je suis presque étonné de constater cette persistance. Elle est associée à une indubitable gratitude pour le temps du possible partagé.



* * *


Décider

J'ai beaucoup exploré le passé, sous les divers angles du raisonnement, des émotions, des sensations, des perceptions, de l'imagination. Je crois avoir laissé libre cours à toutes mes manières de penser. En dessinant les ramifications de l'arbre des possibles j'ai observé la multitude de combinaisons offertes, chaque bifurcation, chaque alternative, que ce soit sous forme binaire ou nuancée, à proportions variables de déterminismes ou de volonté propre. « Ce jour-là, à cet instant-là, avec ces mots-là, cette intonation-là, cette attitude-là, qu'est-ce qui était signifié ? Consciemment, inconsciemment, et à quelle part relative des deux ? Qu'est-ce qui se jouait ou se rejouait à l'insu des protagonistes ? ».

Peu importe le nombre de fois que ses pousses lui sont coupées, l'arbre en émet toujours de nouvelles avides de lumière. Ma quête est comme un arbre.

Bien sûr cette exploration tous azimuts n'a pu me mener qu'à des suppositions, ouvrant grand la porte de mon imaginaire, donc de mes attentes inconscientes [positives ou négatives]. La multitude de possibilités et de voies arpentées ne vaut que pour moi, n'éclaire l'ambivalence que pour moi. Le sens que j'attribue aux situations ne fait que me conforter dans des visions compatibles avec mon mode de pensée, qui s'en nourrit. Je ne saurai jamais avec certitude ce qu'il s'est réellement passé, pourquoi telles décisions ont été prises. Je resterai dans l'incertain et l'improbable, faute d'avoir pu confronter mes hypothèses à une perception de réalité adverse.

Je resterai dans l'incertitude, mais j'ai su cependant décider de figer certains éléments d'explication dans un sens plausible [et qui me convenait]. Je peux continuer ainsi et choisir de considérer des intentions comme lumineuses ou sombres. Je peux décider de garder comme authentiques des déclarations fortes et neutraliser celles qui ont paru les invalider ultérieurement. Je peux apprécier, a posteriori, avec une indulgence attendrie, des réactions défensives. Les comprendre.

C'est ce genre de perception que je vois systématiquement émerger en moi, avec constance, même lorsque j'en suis venu à me demander si je ne m'étais pas leurré. Car bien sûr cette éventualité a fait partie des possibles. C'est sans doute la plus pernicieuse, parce qu'elle a le potentiel d'invalider l'ensemble de ma démarche, depuis l'origine.

À un moment donné il m'a fallu décider : soit je faisais confiance à mon intuition, ma perception, mes sensations du passé... et alors j'avais bien fait d'entreprendre la démarche et d'en garder en mémoire les meilleurs aspects. Soit ma perception initiale était erronée et alors tout ce qui avait suivi n'aurait été qu'illusion. Auquel cas je devais détruire le mythe. M'en détourner.

En bref, soit je décidais de me faire confiance, soit je prenais acte d'une erreur de perception. Ce qui, dans le dernier cas, remettait profondément en cause ma capacité à "sentir" une situation. En outre, cela pouvait aussi signifier que j'avais été trompé...

Intuitivement (viscéralement, émotionnellement, charnellement) je n'ai pas pu croire que cela ait pu être le cas volontairement. Quelque chose en moi m'a fait opter pour la confiance. Alors finalement, que je décidasse directement de me faire confiance ou que je tentasse le détour par une hypothétique duperie, cela revenait au même : mettre en doute mon intuition n'avait pas de sens (ne faisait pas sens).

Ce qui revient à dire que quelque chose en moi a décidé de ne pas douter des bases relationnelles [et ce "quelque chose" semble solide]. L'hypothèse de la tromperie volontaire n'a pas résisté à l'analyse. Il a cependant été nécessaire que je l'envisage aussi afin de lever le doute. Non que l'éventualité soit rigoureusement impossible, mais parce que cela ne concordait pas avec ce que j'ai perçu [perception intuitive en laquelle j'accorde confiance].

Le moment est peut-être venu de renoncer à d'autres hypothèses encore en suspens et de figer une perception univoque.

Dessiner l'esquisse d'une mémoire sûre.


  • Sur le thème d'une éventuelle erreur de jugement, voir l'entrée du 11 octobre 2023






Ce que j'ai compris c'est que ce n'est pas parce qu'une réaction d'autrui est à l'opposé de celle que j'aurais pu avoir qu'elle est condamnable. Il me revient d'en découvrir le sens caché pour me rapprocher de la compréhension. C'est ce qui pourra faire que ladite réaction, si je la sens tournée contre moi, me fasse moins "mal".

Ce que j'ai aussi compris c'est que les situations dont j'ai souffert auront été des opportunités de mieux comprendre le différent de moi. De me conduire a davantage d'humilité : je ne connais que ma perception du monde et ai tout à apprendre d'autres perceptions.







Temporaire unisson



Vendredi 22 mars 2024
[Mis en ligne le 21 juin 2024]

J'entre parfois, comme en ce moment, en période d'écriture analytique. Cela remet en mouvement des pensées inabouties et il arrive alors que je ne publie pas directement mes textes, préférant les laisser infuser quelques temps. Ce temps d'infusion me permet de peaufiner la rédaction en cours, ajustant par touches successives les mots et les phrases au plus près de ce que je sens être ma perception du moment. Ce n'est jamais parfait, jamais totalement satisfaisant ni totalement abouti. Et pour cause : il s'agit d'une pensée en mouvement, qui se construit de ce qu'elle élabore et "valide". C'est particulièrement vrai lorsque j'évoque ma vie relationnelle, et surtout pour ce qui reste instable, incertain, inabouti.

La relecture de textes récents, ainsi que la volonté d'affinage de certaines idées me paraissant encore rugueuses, m'a conduit à revisiter certains pans de ma pensée restés en jachère. Lorsque le temps s'est écoulé, ce qui a pu me paraître "bien élaboré" il y a plusieurs mois ou années peut avoir vieilli et nécessiter un recalibrage.

C'est le cas pour la notion de limites, qui m'est venue en tête alors que je tentais de discerner ce qui, dans mon esprit, tenait du fiable (perception fiable) et ce qui avait pu, dans le passé, contrecarrer cette perception en introduisant le doute. En clair, me revenaient en tête certaines phrases qui, à mon sens, avaient pu remettre en question les bases sur lesquelles j'avais fondé mes représentations d'une relation qui s'inventait.

Ces phrases, parfois quelques mots seulement, semblaient invalider ce que je tenais pour vrai. Non pas la réalité d'une situation, à supposer qu'elle puisse être considérée comme univoque, mais ce que moi j'avais pris pour réalité. Et cela a toujours tourné autour d'un triptyque sacré : confiance, lien, fidélité (loyauté). L'ensemble réalisant une supposée "union". Voire une "communion". Un état relationnel auquel une part de moi aspire. C'est très profond, viscéral, et je me sais porter l'espérance de l'atteindre. Il me semble que c'est autour de cela que se font et se défont les amorces relationnelles que j'ai pu voir se former tout au long de ma vie. Amorces dont bien peu ont atteint un stade de croissance élevé.

D'idée en idée ma pensée m'a donc mené à la notion de limites : ce qui casse le développement d'une "union", c'est l'apparition de limites. Limites à quoi ? À la confiance. C'est à dire à ce que je pourrais confier de mon être profond [et vulnérable] à une personne susceptible d'y accorder crédit. J'aspire [mais n'est-ce pas universel ?] à me sentir suffisamment en confiance pour pouvoir être "librement moi". Et réciproquement j'aspire à être une personne inspirant cette confiance pour autrui.

Autant dire que je place haut la barre...

Souhaitant pouvoir « être moi-même » sans limites je m'expose constamment à rencontrer les limites de l'autre. Ce qui ne manque pas d'arriver. Inévitablement. Je suis donc rarement "moi-même", optant pour la discrétion, voire l'insignifiance... que par ailleurs je redoute tant d'incarner ! Si je ne perçois pas une curiosité respectueuse, je reste dans mon coin.

Le problème c'est que je ne suis pas très intéressé par la banalité conversationnelle, donc peu curieux en ce domaine. Pour autant, je ne prends pas le risque d'entrer dans un registre personnel, que j'aurais du mal à assumer pour les raisons précitées. Résultat : ma vie relationnelle est redevenue très peu active. La solitude, qui a souvent ma préférence, me permet de me préserver de l'insignifiance des échanges superficiels.

Pour en revenir aux limites, il me semble que lorsque, dans le passé, j'ai vu surgir des crises relationnelles, c'est parce que je voyais m'être opposées des limites. Et pas toujours avec la bienveillance qui m'aurait permis d'en comprendre les motivations. Je me sais très sensible à la façon dont on m'arrête, qui peut avoir un effet inhibiteur radical. Instantanément je peux me taire, coupé net dans l'élan de liberté dont je pensais disposer pour "exister". La confiance que je croyais être à l'oeuvre disparaît et me laisse démuni, gêné d'avoir dépassé une limite invisible, honteux d'être allé "trop loin". La sensation est redoutable.

En fait, dans ces situations, je me sens fautif de n'avoir pas perçu les limites de l'autre et il me faut du temps pour passer de la notion de "faute" à celle de simple constatation d'une différence de perception. Il me faut d'abord accepter que nous ne sommes pas à l'unisson imaginé mais fondamentalemen dissociés. L'union ne peut être que partielle et temporaire, toujours soumise à de possibles "débranchements". Tout cela je le sais fort bien, intellectuellement, mais j'ai tendance à prendre pour acquis les signes d'alliance d'un moment. Comme si mon "idéal" de confiance "absolue" [mots forts] se batissait à mon insu, n'attendant que l'apparition d'une limite pour être rompu, dans une forme de désespoir/désillusion.

Ce risque d'anéantissement (temporaire) est ma fragilité et, par la même, celle que j'introduis dans la relation. C'est ma part de responsabilité dans certains décrochages.






Je vais m'en sortir !



Dimanche 24 mars 2024

[Texte mis en ligne le 12 juillet 2024, sans aucune modification après 3 mois et demi de rétention. Publication anachronique, donc, d'écrits qui ne correspondent plus à ma pensée du présent mais dont je veux cependant garder trace. À considérer comme témoin d'une réflexion sédimentée après sa mise en mouvement. Les textes à venir seront marqués par un décalage temporel similaire]



Poussé par je ne sais quelle intuition, je viens de relire la "branche morte" de ce journal, excroissance intitulée "Sans issue". Je me souvenais qu'il y avait là une étape significative.

J'ai bien fait : j'ai redécouvert à quel point j'avais "compris" la situation et pu ainsi "avancer" dans ma démarche d'acceptation du réel. Un an plus tard je suis étonné de ce que j'ai posé là et fier du travail accompli. C'est lumineux et parfaitement articulé.

Cela relativise la sinuosité de mes écrits de ces derniers jours, que je vais sans doute reprendre. J'ai l'impression qu'il y a beaucoup de redondances avec les découvertes de l'an dernier. Le travail d'intégration montre là avec quelle lenteur il se stratifie à partir d'une matière en suspension : indétermination des éléments troubles, incertitude des éléments flous.

J'aime bien ce que j'ai écrit l'an dernier. Cela me semble à la fois clairvoyant et très juste. Je crois qu'à force d'avoir tout disséqué, des années durant, je parviens progressivement à une conscience satisfaisante, en ce sens qu'elle me permet d'avoir l'esprit en paix. Le processus est encore à l'œuvre mais je le sens bien engagé, avec une bonne orientation. Il me convient. Mieux que ça : il me réjouit.

Je vais m'en sortir !

Je veux dire par là qu'un jour je n'attendrai plus. Un jour la belle histoire n'aura plus de suite espérée. Un jour, peut-être, serai-je parvenu à ne plus pouvoir envisager l'hypothèse même d'une restauration si elle devait m'être demandée. D'autres relations autrefois très investies ont ainsi fini par basculer du côté de l'irréversible.

Un jour je me serai mis, là aussi, à l'unisson du silence.







La confiance du hérisson


Une semaine plus tard
Dimanche 31 mars 2024
[Mis en ligne le 15 juillet 2024]

Je te sens coincé.

Un fois de plus, oui. Je ne sais plus comment écrire. Je ne sais plus ce que je peux écrire... publiquement. Des pistes d'explorations s'ouvrent, mais je ne sais pas comment les suivre "publiquement".

Et si c'était le "publiquement" qui posait problème ?

Sans doute, oui.

Tu peux donc explorer de ton côté, sans en faire étalage.

Assurément.

Et ?

Et bien j'ai l'impression que ça ne suffit pas. Que ce qui a été un jour "public" ne peut être lavé que publiquement.

Lavé ?

Oui, il y a eu quelque chose de "sale". Comme... une humiliation.

Qui aurait humilié qui ?

Les deux protagonistes.

Hmmm ?

Je crois que deux personnes se sont mutuellement "fait du mal", se sont salies réciproquement. Ça a été violent. Violence psychologique. Involontaire.

Involontaire...

Disons qu'il n'y avait aucun objectif de violence, mais qu'en mode défensif il y a pu y avoir de la violence.

Mode défensif ?

Je pense qu'une personne qui ressent une violence exercée à son égard, à tort ou à raison, peut devenir agressive envers l'autre. Surtout dans une relation considérée comme étant "de confiance". Parce qu'il y a alors sentiment de trahison.

...

La trahison est une extrême violence. Intolérable. La ressentir peut conduire à "agresser" l'autre.

Pourquoi ?

Pour rétablir un équilibre : tu me fais tellement mal que je te repousse. Et là c'est une violence en retour.

...

En fait c'est un recentrage sur soi. Un repli. La tactique du hérisson : je me mets en boule et je pique.

C'est défensif, pas agressif. Ne se pique que celui qui veut s'approcher.

Dans une relation on cherche forcément à "s'approcher" quand quelque chose va mal.

Ah oui ? Forcément ?

Non, pas forcément, en effet. On peut prendre acte de la mise en boule et ne pas s'en approcher. Attendre l'ouverture.

Attendre, oui. Ne pas chercher à forcer l'ouverture.

J'ai cherché à forcer, par peur de perdre... la confiance du hérisson.

Est-ce que se perd comme ça, la confiance ?

Ça peut se perdre si on force, justement. Si on ne respecte pas la réaction défensive.

Oui.

Forcer une défense, ce n'est pas une marque de confiance. C'est aussi... une trahison.

Tout à fait. Un sentiment de trahison peut, par retour, susciter une trahison.

Une spirale de violence. Un entredéchirement. Et c'est la relation que l'on blesse profondément. Que l'on fragilise. C'est extrêmement toxique.

« Nous ne sommes plus que toxiques l'un pour l'autre »

Terrible phrase. J'avais répondu que pour moi c'est le silence qui était toxique1.

Silence ou parole... quand ça devient toxique c'est mal barré.

Certes.

...


Mon problème c'est que cette toxicité est restée en moi. Je reste contaminé. Je ne sais pas comment me débarasser ce ce poison.

Quel est ce poison ? Peux-tu le décrire ?

Je dirais que c'est... le doute. L'incertitude.

Il y a peu tu écrivais que l'incertitude était fertile.

Elle l'est. Mais à la longue c'est un peu épuisant. J'aimerais bien finir par "savoir".

Savoir quoi ?

Savoir s'il y a avait un moyen d'éviter d'être toxiques l'un pour l'autre. Savoir si j'aurais pu agir autrement afin d'éviter... un désastre.

Tu le sais : tu as fait ce que tu as pu. Tu as fait du mieux que tu pouvais avec tes moyens d'alors.

Oui.

Alors , qu'attendre de plus ?

Je crois que je supporte mal... de n'avoir pas su réparer les choses.

Ça ne dependait pas que de toi.

Je le sais. Il n'empêche que j'aurais pu mieux faire.

En respectant le silence du hérisson ?

Oui.

Et tu as fait tout l'inverse, en rendant public ce silence et ta difficulté à l'accepter.

Oui. Parce que ma façon de concevoir la réparation ne peut passer que par les mots, dits et écoutés.

Le fameux fantasme de réconciliation...

Oui, il est toujours là.

C'est peut-être ça le poison ?

Oui, c'est ça : mon poison, mon auto-intoxication.

L'antidote, c'est de renoncer au fantasme.

Peut-être, mais cela me coûte.

Et que te coûte de rester intoxiqué ?

Le prix de la solitude.

Est-il élevé ?

Non.


  • Dans le même ordre d'idée existe "Le dilemme du hérisson" (Schopenauer).

    Je l'ai découvert "par hasard" après rédaction. En fait de hasard, c'est seulement après avoir relu un autre texte (sur le blog de Célestine) évoquant ce "dilemme du hérisson" que ma curiosité a été attirée. J'avais lu plusieurs fois cet autre texte mais ce n'est qu'après avoir titré mon propre texte "La confiance du Hérisson" (j'avais d'abord tenté "Le silence du hérisson") que j'ai remarqué la similitude et cherché ce que cachait ce hérisson. Reste à savoir (mais je ne le saurai pas) si ma propre évocation du hérisson n'aurait pas été subliminalement inspirée par le texte lu antérieurement...
    Voilà, c'était ma petite digression autour des "hasards" qui n'en sont pas vraiment.


1. Correctif : en fait je n'avais pas répondu que c'est le silence qui était toxique, mais
« ce qui est toxique entre nous c'est le flou, l'ambiguïté, et l'incertitude »  (courriel du 11/12/2006)






Gnan-gnan



Lundi 1er avril 2024
[Mis en ligne le 15 juillet 2024]

Régulièrement il m'arrive de réinterroger mon choix de vivre en solo. Les années passent et j'entrevois la probabilité croissante de rester seul jusqu'au bout de ma vie. Cela me laisse... indifférent. Je ne ressens nulle inquiétude face à cette perspective. Pas la moindre angoisse. Seul, oui, et alors ?

Personne ne s'étonne plus de cet état de fait dans mon entourage. Si, dans les années suivant la séparation conjugale, on me demandait encore si je pensais "refaire ma vie", cette éventualité n'est plus abordée. Mon entourage semble avoir compris que je me sentais bien dans ma vie de célibataire. La présence plus ou moins éthérée d'une "amie" que bien peu ont rencontrée semble suffire. Plus personne ne me pose de questions sur ce qui reste de ma relation avec mon ex-épouse.

Cette situation me convient bien. Je dispose à ma guise de tout mon temps libre et le mets à profit pour faire ce que j'aime. Peu de contraintes, la tranquillité, la nature accessible en ouvrant simplement la baie vitrée... que demander de mieux ? Que pourrais-je espérer de mieux ?

Un seul élément peut me manquer, parfois : des interactions. J'aime l'échange d'idées, le partage d'impressions et, si je trouve en abondance de quoi m'informer et interagir diversement via internet, je ne dédaignerais pas des discussions plus incarnées. Sauf que, lorsque l'occasion m'en est donnée, je ne trouve pas nécessairement satisfaction dans des échanges plutôt convenus. Il est finalement assez rare que je trouve de quoi me sustenter dans des échanges approfondis "face à face". Je m'accomode cependant de cette réalité. Ma frustration reste tout à fait admissible.

Et puis il y a les intercations du quotidien, avec quelques collègues de travail. Celles que je préfère sont systématiquement avec des femmes. Un petit réseau affinitaire me permet de ressentir une connivence sur des visions du monde qui nous relient. Il y a aussi ces réseaux "lucides" quant au devenir du monde au sein desquels je trouve une autre connivence, plus pointue, qui correspond bien à des préoccupations communes. Je n'oublie pas le volet "politique" de mon engagement, qui, quoique très frustrant par son inertie, reste assez fascinant par les potentialités qui existent... et à côté desquelles l'on passe. Bref, je trouve assez largement de quoi sustenter mes exigences intellectuelles et aviver mes émotions.

Mes enfants m'offrent enfin un espace de connivence, de confidences et de confiance propres à me faire sentir "bien" dans ce monde. Ce qui nous lie est une ressource qui m'est précieuse. Je suis fier d'eux, de leurs audaces, de leurs choix de vie. Cette petite famille c'est mon ancrage, ma perspective, ma raison d'être et de me projeter vers l'avenir.

Ce petit bilan de satisfaction serait toutefois incomplet si je n'abordais pas ma vie "amoureuse". Elle va bien, merci. Même si, comme chantait Bashung, « j'ai dans les bottes des montagnes de questions, où subsiste encore ton écho ». Je suis resté vivant en étant porté par ces montagnes de questions, de suppositions, d'hypothèses. J'y trouve mon compte, j'y trouve mon sens. J'apprends, je découvre, je change d'avis ou le conforte, je mesure l'étendue de ma méconnaissance.

Et finalement je suis loin d'être seul.



* * *


C'est quoi ce texte gnan-gnan ?

Bah... c'est une façon de faire le point. C'est pas gnan-gnan, c'est paisible. Une façon de dire que tout va - presque - bien dans ma vie.

Si, c'est gnan-gnan : tu te dis satisfait de toi sans rien apporter de nouveau. Ce faisant, tu ne vas pas chercher bien loin.

Ben oui, parfois je me contente de peu.

Ça ne te ressemble pas !

C'est aussi moi. Je m'accorde le droit d'être médiocre.

Mouais, comme je te connais un peu je dirais plutôt que c'est une façon de faire diversion. Tu écris ça pour ne pas écrire autre chose.

Hé, oh, tu profites de connaître mes pensées pour me tirer les vers du nez !

C'est le rôle que tu m'as donné. J'en fais usage :)

Grmblbl...

Hé hé... Bon alors, par quoi on commence ? J'ai l'impression qu'il y a pas mal de fils à tirer.

Oh, pas des gros fils.

On s'en fout. Par quoi on commence ?

Peut-être par...

Allez, lance toi ! Parle-moi d'elle !

Hmpffffouah ! Mais j'ai rien à dire à ce propos ! C'est même carrément hors-sujet.

C'est l'éléphant au milieu de la pièce.

Ah non, pas du tout. Ce "elle" est très loin de moi. Je ne la connais plus, je ne sais plus rien d'elle. Je pourrais presque écrire qu'elle n'existe plus dans ma vie.

Alors ça, faut pas me la faire : tout tourne autour de son souvenir.

Ah son souvenir, peut-être, mais pas "elle". Ce qui existe encore c'est une représentation, un personnage imaginaire, je l'ai suffisamment expliqué et tu le sais bien.

Oui, tu l'as expliqué, mais ce qui m'intéresse c'est de savoir comment tu articules ce personnage imaginaire et "elle".

Pfouuu, c'est tordu cette question. Je ne sais même pas y répondre.

Essaie.

Le personnage imaginaire est une construction inconsciente, involontaire, qui me permet de mettre à distance un réel qui n'existe plus.

Involontaire, dis-tu...

Pas totalement involontaire puisque je choisis, et particulièrement en ce moment, dans quel sens je vais figer ce personnage. Mais comme j'ai tenté de l'expliquer, c'est plutôt "quelque chose en moi" qui oriente mes choix. Je ne décide pas vraiment, "ça" décide. Et "ça" ne décide que le moment venu. Je suis incapable de décider arbitrairement une bonne fois pour toutes. Ce n'est qu'avec le temps que "ça" décide. Par contre je pressens dans quel sens "ça" va décider.

Par quoi pressens-tu cela ?

Parce que je me connais un peu. Je sais quelles sont mes valeurs et je sais que je ne peux qu'être en accord avec elles, au final.

Au final ?

Oui, pas forcément en temps réel. Je peux être en désaccord avec mes valeurs au présent, là encore parce que "ça" décide pour moi. Quand je suis en difficulté, je peux avoir des réactions qui me dépassent et que je réprouve. Je me sens alors en décalage avec moi-même, mal à l'aise.

C'est ce qui est arrivé avec elle ?

Plein de fois ! Beaucoup trop souvent. Je m'en mords encore les doigts.

Pour quel genre de choses ?

Oh, toujours un peu la même chose : la douleur. Celle de me sentir délaissé, celle de me sentir malmené, celle de me voir "abandonné".

Oui, ton petit égo souffrant...

Ben oui... rattrapé par mon insécurité intrinsèque.

Tu as écrit "abandonné". Es-tu sûr qu'il s'agissait de ça ?

Il ne s'agissait probablement pas de ça, je parle de mon ressenti d'alors, pas des motivations réelles.

Quelles auraient pu être ces motivations ?

Pfff, j'ai des scrupules à aborder ce sujet. Parce que, d'une certaine façon, cela ne me regarde pas. Il s'agissait de motivations personnelles auxquelles je n'ai pas vraiment eu accès.

Tu as pourtant eu des explications ?

Oui, j'en ai eu. Je n'étais pas vraiment en capacité de les entendre à l'époque. Mais je me souviens d'un « tu ne veux pas comprendre » qui, avec le recul, me hante encore. Car ce n'est pas que je ne voulais pas, mais que je n'étais pas en capacité de comprendre. Cela dit la remarque était juste, dans le fond : je ne comprenais pas.

Tu dis que ça te hante. il y a beaucoup de choses qui te hantent ?

Ouais, pas mal. Mais ce n'est pas quelque chose de difficile à vivre au quotidien. C'est plutôt un bruisssement, qui peut vite se raviver si je me laisser aller à penser ce passé.

Ce que tu fais souvent.

Ah non, je m'en empêche ! Parce que ça ne sert à rien. Je ne laisse émerger que le minimum, histoire de laisser travailler la chose dans son coin. C'est ainsi que j'avance depuis plusieurs années : à bas bruit.

Parce que tu ne peux pas empêcher ça ?

Exactement : là encore "ça" travaille et ce n'est pas par la volonté que je peux l'empêcher. Tout au plus puis-je limiter l'intensité de la réflexion quand je sens que je pourrais y replonger plus que de raison.

Donc tu subis.

Oui, je subis ma façon d'être, de penser, d'analyser. Je suis constitué ainsi, incapable de décider sans être convaincu du bien fondé de ma décision.

Et ça va durer encore longtemps ?

Autant de temps qu'il faudra. Mais j'ai un objectif, dont je me suis déjà énormément rapproché : être en paix avec cette belle histoire. "Belle" parce que j'ai choisi de rester sur les raisons d'être de cette relation. Sur ce qui a fait que nous nous sommes rapprochés à un moment donné de nos existences.

Tu y tiens, à être en paix ?

Absolument ! Et je suis à peu près sûr d'y parvenir... si je dispose de suffisamment de temps de vie pour ça. C'est la pente douce vers laquelle je me laisse glisser depuis que j'ai accepté de « la laisser aller ». Et c'est pour cette raison que j'ai besoin de revisiter chaque détail de ce qui a pu être rugueux. Je veux arriver à un résultat parfaitement poli, doux à mes pensées.

Une façon de te rapprocher ?

Oui, de me rapprocher de ce qu'aurait pu être cette relation de grande amitié, si seulement j'avais été capable de la conjuguer avec une dimension amoureuse "libre", émancipée, sans attendre qu'elle soit réparatrice de mon défaut d'estime personnelle. Après tout, peut-être que toutes ces difficultés d'autrefois m'auront permis de me hisser à ce niveau...

En quelque sorte, tu pourrais avoir fait d'une difficulté un apprentissage.

C'est ce que je crois.

Et c'est pour cette raison que tu n'as pas envie de renouveler l'expérience avec une autre ?

Mais "une autre", ça n'a aucun sens ! J'ai eu une expérience à vivre, j'ai fait ce que j'ai pu, j'ai échoué, et le reste de ma vie m'aura permis de "réparer" mes défaillances. Inutile de me jeter dans d'autres bras, ce ne serait que diversion. Tant que je n'aurai pas atteint le niveau d'émancipation requis, tant que je ne me sentirai pas "prêt", il ne se passera rien.

Je te trouve un brin fataliste.

Je me crois plutôt lucide.

Tu te prives d'autres expériences, qui pourraient aussi être belles.

Rien, jusque-là, ne m'a donné l'impression de m'en priver.

Parce que tu n'as pas lâché...

Je lâche peu à peu, au rythme que "ça" décide. J'ai déjà beaucoup lâché. Si un jour je parviens à réparer tout ce qui le nécessitait, alors j'aviserai.

Il sera peut-être trop tard.

Et bien c'est que les circonstances en auront voulu ainsi.

Fataliste !

Non, c'est que je m'en fous. Tant pis si je finis ma vie seul, j'aurai la satisfaction d'être allé au bout de ce que j'avais à faire.

Qui est ?

D'être en paix avec "elle" !

Même sans elle ?

Même sans elle !





Le fantasme de réconciliation



Une semaine plus tard
Dimanche 7 avril 2024
[Mis en ligne le 15 juillet 2024]

Récement j'ai mentionné un « fantasme de réconciliation », terme que j'ai employé il y a un an dans la série annexe "Sans issue" de ce journal. Le terme m'est venu spontanément, sans savoir s'il existait. Vérification faite il existe, mais à très faible occurence et pour des situations de séparation - c'est leur point commun - assez dissemblables.

Dans un cas il concerne une vision du monde beaucoup plus vaste, à partir d'une hypothétique "union originelle" :

« Pendant plus de deux mille ans, les fantasmes suscités par la douleur, en réponse à une séparation et évoluant autour d'une unité perdue, ont exercé dans l'espace culturel européen, en matière de religion, de philosophie et de littérature, une force génératrice de culture. Entre-temps l'ordre émotif, mais également rationnel, qui s'appuie sur l'imaginaire, s'est effondré. Ces fantasmes narcissiques s'offrent à nous selon un ordre clairement structuré : d'abord les fantasmes d'union originelle, synonyme de bonheur, qui répondent à une séparation et qui résultent de la séparation de la souffrance et de la colère. Ensuite les fantasmes de la douleur reposant sur cette unité heureuse qui rendent le présent particulièrement douloureux et font apparaître sans doute sa noirceur. Finalement émergent les fantasmes d'une réconciliation future pour réprimer la douleur due à la séparation. Cet enchaînement a déterminé des scènes — même si ce ne sont pas toutes les scènes — et des processus centraux de notre prise de conscience occidentale, de notre expérience, de nos émotions et de notre pensée ».

Source : « Le fantasme d'union originelle, de séparation et de réconciliation. Prendre conscience du monde, le façonner et l'interpréter d'un point de vue européen » https://d-nb.info/1123421773/34


Pour un autre cas il s'agit du fantasme de réconciliation parentale pour des (très jeunes) enfants de parents séparés :
« Les enfants de 3 ans, en raison d’une perception égocentrique du monde, pensent souvent être la cause de la séparation. La plupart de leurs réactions sont alors d’ordre psychosomatique (arrêt ou régression dans les acquisitions motrices ou scolaires, troubles du sommeil, etc.). Des manifestations d’angoisse, un besoin affectif plus important ou des troubles du comportement (par exemple en termes de contrôle de l’agressivité) peuvent aussi apparaître. Enfin, le refus de la réalité de la séparation est aussi présent, notamment sous la forme du fantasme de la réconciliation (Hetherington et coll., 1989 ; Whiteside et Becker, 2000).



Le troisième cas concerne la séparation relationnelle :

« La perte du partenaire diffère de la perte liée au deuil, car elle est potentiellement révocable. Il peut exister des fantasmes de réconciliation entre les ex-partenaires »

Source :


C'est évidemment ce cernier cas qui semble être le plus proche de ma problématique, quoique les deux autres ne soient pas sans intérêt.

Dans ce même article, je remarque deux passages qui retiennent mon attention :

« Quels sont les effets de la séparation sur des personnes fragiles ayant des histoires de traumatismes ?

La séparation représente un traumatisme grave pour les personnes aux structures de personnalité fragiles et traumatisées.
Dans ce cas, la séparation fonctionne comme un réactivateur traumatique d'un thème latent abandonné qui produit de l'anxiété, du contrôle et des pics émotionnels, une incapacité à mentaliser, avec des mécanismes ultérieurs de scission et d'idéalisation / dévaluation. Les phases dramatiques chevauchent les phases normales de douleur (amour, colère et tristesse), au cours desquelles les deux partenaires se voient eux-mêmes et leurs partenaires dans les rôles interchangeables de victime, de bourreau et de sauveur. »

Cette idée de traumatisme correspond à ce que je me sens porter depuis à la "trahison" de mon frère, lors de mes premiers signes d'adolescence. Traumatisme réactivé avec celle de mon "meilleur" ami quelques mois plus tard. C'est comme si je m'attendais systématiquement à voir bafouée la confiance que j'avais en l'autre. En quelque sorte ce schéma de "trahison de confiance" serait comme pré-tracé dans ma conscience, prompt à se réactiver.

D'où le "choix" inconscient [et tardif] de la solitude relationnelle, ou du moins du non-attachement, qui m'éviterait de me trouver de nouveau confronté à une perte trop douloureuse psychiquement. En quelque sorte, tenter l'aventure relationnelle "totale" (amitié amoureuse) était probablement, sans que je le sache, un jeu "quitte ou double". Soit je réussissais, parvenant ainsi à retrouver confiance en l'autre-et-en-moi, soit j'échouais... et perdais [irrémédiablement ?] confiance en mes capacités. L'échec était donc peut-être "pré-programmé" et ma tentative visant à mettre l'échec en échec... était vouée à échouer. Autrement dit, ma tentative visait la réussite, mais ne pouvait peut-être qu'échouer.

Parce que je visais la relation plutôt que l'émancipation. En fait je visais l'émancipation, mais en passant par une relation "soutenante". Bref : je me suis emmêlé les pinceaux !

Un autre passage m'a paru éclairant par rapport à cet "échec" relatif et la difficulté que j'ai à le surmonter :

« Les personnes qui nouent et entretiennent des relations insatisfaisantes ont plus de difficulté à s'en détacher car il leur est impossible de se souvenir des bons moments (puisqu'elles y sont à peine passées), mais restent pour ainsi dire dans une phase d'"engagement pérenne" avec impossibilité ultérieure de se laisser aller s'ils sentent qu'ils ne sont jamais vraiment allés ensemble...  »

Bien que les termes "relations insatisfaisantes" ne me paraît pas correspondre à ma perception, et encore moins l'impossibilité de se souvenir des bons moments, exactement à l'opposé de ce que je ressens, je retiens l'idée d'engagement pérenne. Je remarque surtout la dernière phrase du paragraphe :

« C'est comme s'ils ne pouvaient pas finir la fin d'une relation qui ne s'est jamais déroulée comme ils le voulaient et le souhaitent toujours. »



* * *


Hum hum...


Oui ?

Tu sais qu'un fantasme n'a pas à être réalisé ?

Oui, je sais. J'ai utilisé ce terme dans le sens de désir pas nécessairement réalisable.

Voire pas réalisable du tout.

Ça je ne sais pas. Je n'ai pas encore décidé de renoncer à sa réalisation.

Donc c'est bien un fantasme.

Je devrais plutôt employer le terme de "souhait de réconciliation", ou "espoir de réalisation", sauf que cette forme d'attente passive ne me semble pas être très pro-active.

Tu veux être pro-actif ?

Ce n'est pas une question de vouloir, mais plutôt d'aspiration : quelque chose en moi veut faire ce qui est possible.

D'un autre côté tu sais que tu ne peux rien faire.

Oui, je sais, mais c'est plus subtil que ça.

Plus subtil ?

Je sais que je ne peux rien tenter directement mais... quelque chose en moi cherche encore des pistes de sortie encore inexplorées.

Sortie de quoi ?

Sortie de ce désir de réconciliation. Je sais qu'il y a eu une mise au point finale, suffisamment satisfaisante pour que je renonce à en demander davantage. Mais... cela n'a pas pour autant éteint définitivement le "fantasme". Il reste quelque chose de "plus fort que moi" qui attend une résolution du conflit intérieur.

Quel conflit ?

Entre le renoncement total à toute "restauration" de quoi que ce soit d'encore vivant et le maintien d'une petite, toute petite lueur d'éventuelle réactivation de... je ne sais quoi.

Tu ne parviens pas à y renoncer ?

Non. Si j'y parvenais cela signifierait que c'est de mon côté que la fermeture serait définitive.

Tu crois que ce serait possible ?

Oui. J'en suis même certain. Si cela advient un jour, alors il sera "trop tard".

Et ?

Et rien. La fenêtre d'oportunité se sera fermée.

Tant mieux !

Je ne sais pas. Peut-être, oui. Ou pas...

Quelle détermination ! :)

J'ai beau avoir donné du sens à de plus en plus d'élements, il reste toujours du "je ne sais pas".

« Tout ce que je sais, c'est qu'on ne sait jamais », disait Gabin...

J'avais quinze ans quand j'ai entendu cette chanson parlée sur mon petit poste à transistors. Elle m'a marqué. J'ignorais que je serais aussi longtemps confronté à son évidence.

Mais tu le seras toute ta vie, pour une chose ou une autre.

Je sais, je sais...







Perception imaginaire



Une semaine plus tard
Samedi 13 avril 2024
[Mis en ligne le 15 juillet 2024]

L'imaginaire anachronique que je me vois décrire, par le décalage d'avec la réalité qu'il met en évidence, semble faire partie de mon processus de conscientisation. Il y a d'un côté la réalité de ce que je "sais", et de l'autre la réalité de ce que je sens. En fait je ne "sais" pas mais, par l'observation et le constat, j'admets qu'il y a une réalité autre que celle que mon imaginaire porte. De sorte que je navigue entre deux réalités, ne sachant pas laquelle des deux choisir.

Mais dois-je choisir ? Ou bien est-ce que "quelque chose" ("ça") m'amène vers un choix qui se fera le moment venu ? Un choix "naturel" qui aura la force de l'évidence.

Je me demande parfois si mon mode de penséee-perception ne serait pas un peu singulier. Et je me dis que cette éventuelle singularité pourrait induire des réactions potentiellement inadaptées. Comme celle de ne pas croire ce que je "sais". C'est un peu troublant.

Peut-être est-ce très courant ? Peut-être que "tout le monde" est ainsi amené à faire face à un décalage entre une perception profonde et une "réalité" dont la surface ne correspond pas ? Mon éventuelle singularité résiderait alors dans la durée nécessaire pour accepter que ma perception est erronée ? Pour accepter que ce que je perçois est imaginaire. En fait il ne s'agirait pas d'une "perception", mais d'une imaginaire perception.

Et, finalement, résiderait peut-être dans cette incertitude l'origine de mon manque de confiance en moi (en ma perception du réel) : ce que je perçois est-il une réalité ou le fruit de mon imaginaire ? Ai-je la "bonne" perception ? À supposer qu'il en existe une...

Il y a quelques années, cherchant à comprendre comment je fonctionnais, je me suis un peu intéressé aux troubles du spectre de l'autisme (autisme léger, dit "Asperger"). Par certains côtés je me reconnaissais dans la description d'une mentalisation particulière, une tendance à la précision, au perfectionnisme, mais surtout une aspiration à la solitude. En ce sens que la solitude m'est nécessaire pour "retrouver mes esprits". En présence d'autrui je suis comme sur-sollicité, mettant en mouvement les multiples perceptions de ce qui est en train de se passer. C'est comme si je captais beaucoup trop de choses pour pouvoir les analyser en temps réel. Ma pensée sature et je ne parviens plus à capter qui je suis, ce que je pense et ressens dans l'instant. Bien souvent la présence d'autrui pompe mes ressources, me fatigue, m'épuise. C'est pourquoi je recherche cette fameuse "confiance" qui m'est tellement importante pour simplement "exister".

Lorsque je me sens en confiance je peux être moi. Je peux être.



Besoin d'une oreille ?

Volontiers. Ce sera plus simple et moins laborieux.

Je t'écoute.

À l'instant ma pensée me portait vers de multiples moments où je me suis senti en confiance. Ceux qui me sont venus étaient des moments de complicité, plutôt silencieuse, après avoir bien parlé et établi un climat de paix. Et puis en même temps je pensais à cette fameuse "grande aventure relationnelle" vers laquelle je me suis laissé porter... parce que je me sentais "en confiance". Je percevais une forte connivence (ou "complicité") extrêmement bienfaisante, totalement épanouissante, bien que non dénuée de moments de vertige lorsque je "lançais" - comme on lance un filin sans être sûr qu'il sera bien saisi au vol - des éléments personnels de fragilité qui pouvaient me mettre en situation de grande vulnérabilité s'ils n'étaient pas reçus comme je l'espérais. Je prenais des risques et, à chaque fois que la réception était bonne, que la concordance apparaissait, alors je ressentais une joie intense. Celle de me sentir "accepté" - ENFIN accepté, pourrais-je dire - et cela me libérait tout en élargissant mon regard vers des horizons nouveaux. C'était très puissant comme sensation et c'est ce qui m'a permis de prendre le risque de m'émanciper. Je croyais vraiment avoir enfin trouvé la confiance qui me manquait.

Tu croyais...

Oui, c'était une croyance. Et manifestement une erreur de perception. Une erreur dont je cherche encore les causes.

Une erreur... ou une tentative autorisée par ton imaginaire ?

Il est certain que mon imaginaire, ce que j'appelle désormais "fantasme de réconciliation", était moteur. J'ai cru avoir trouvé la confiance dont je rêvais. J'ai probablement cru pouvoir me réconcilier avec... moi-même. M'unifier, en quelque sorte.

Ou te réconcilier avec d'autres figure de confiance... trahie.

C'est possible. Je me sais porteur de blessures de confiance répétées. Ce que j'appelle "trahisons" mais qui en fait ne sont que des abandons de moi-même par moi-même.

Hmm ? Explique.

Pourquoi me suis-je senti "trahi", alors que j'avais "donné" ma confiance ? J'aurais très bien pu prendre acte de la non-fiabilité de chacune de ces personnes et exclure certains champs de confiance.

Sauf que ces personnes étaient fondatrices : ton père, ton frère, ton meilleur ami, ton premier amour...

Certes. Mais ce genre de situation arrive certainement à beaucoup de gens, qui s'en remettent.

Ou pas. Tu n'en sais rien. Et peu importe : ce qui compte c'est ce que toi tu en as fait.

Cela m'a brisé. C'est en cela que je me dis que je suis peut-être porteur d'une vulnérabilité particulière. La blessure infligée, répétée, m'a comme "enfermé". J'aurais pu en faire autre chose, y trouver une colère émancipatrice par exemple, mais non, je me suis replié.

Crois-tu que le manque de volonté y soit pour quelque chose ?

Je ne sais pas. Je crois que "je suis agi" ; que je n'ai pas eu la capacité de me révolter. Je ne sais pas d'où me vient ce comportement soumis.

Ta mère ?

Peut-être. Ou pas. C'est pourquoi je cherche du côté de la constitution mentale, de la sensibilité exacerbée. En fait je cherche du côté du « c'est pas d'ma faute si je suis fait ainsi ».

Pourquoi la notion de faute ? Culpabilité ?

Sensation d'injustice : j'ai fait comme j'ai pu pour m'en sortir, avec ce que j'étais.

Façon de te dédouaner, de te déresponsabiliser ?

Peut-être... Il est plus facile de baisser les bras que de lutter conre l'adversité.

Encore faut-il avoir les moyens de lutter, de disposer des armes. Et face à un père autoritaire, sûr de lui, les armes d'un enfant sont bien maigres.

Il faudrait que je pardonne à l'enfant de n'avoir pas su se révolter.

Non, pas pardonner : l'accueillir dans sa douleur. Lui dire qu'il a fait ce qu'il a pu et que le combat était totalement inégal. Disproportionné. Que peut un enfant face à un ogre ?

« Un colosse aux pieds d'argile » m'avait dit ma mère, alors que je cherchais à comprendre mes difficultés au sortir de l'adolescence. Un colosse auquel elle s'était soumise... tout en s'étant débrouillée pour l'aiguillonner sur son point faible : les émotions.

Une tactique que tu as reprise...

En partie. Mais c'est inefficace, en plus d'être peu charitable.

Tiens, un vocabulaire chrétien ?

Il en reste des traces.

Tu veux dire que tu es encore conditionné ?

Oui, indubitablement. Saloperie de conditionnement.

Il n'y a pas que du mauvais.

Non, mais il y a du mauvais !

Peu importent les termes : ce conditionnement c'est aussi ce qui met en jeu ta conscience. Tu sais ce qui va dans un sens altruiste ou un sens égocentré.

Oui, la boussole est fiable.

Et quel sens as-tu envie de suivre avec cette boussole ?

Celui de la paix de l'esprit, qui ne peut venir que de la paix avec autrui.

Il me semble que c'est ce que tu cherches ici.

Absolument.





* * *


14h50

Ce que j'écris depuis quelques jours est très brouillon [cf. "Les brouillons de soi"]. Je pose des ébauches de textes, les laisse en jachère, y reviens ou pas. Plusieurs de ces textes devront être repris avant publication, si je les veux compréhensibles [ne serait-ce que par moi-même, lorsque le temps sera passé]. En fait j'écris par saccades, entrecoupées de jours sans une seule ligne. Ça travaille en moi. Tout est un peu mélangé : un passé très present qui s'éloigne ; des réflexions sur ma perception du monde et mon rapport aux autres [Alter et ego, avais-je choisi, sans mesurer précisément les dimensions que recouvrait cette formule...] ; ma place dans la vie professionnelle, dont il me revient de décider de la date de fin ; et même mon rapport à ce que j'appelle "connivence" et qui consisterait à ressentir une attirance vers le semblable (perçu) doté d'une hypothétique singularité.

Sur ce dernier point, j'ai envie de décrire la brève expérience que j'ai vécue il y a deux jours.
J'ai décidé d'assister à une conférence dont, en grande partie, je connaissais les principaux éléments pour les avoir entendus sous plusieurs angles dans des entretiens vidéo disponibles sur Youtube. Je n'y suis donc pas allé pour apprendre quelque chose, mais pour "rencontrer" l'oratrice : pour la voir exister, parler, s'adresser à un public. Bref, je voulais la percevoir en présence physique. Je me suis débrouillé pour être en avance - chose suffisamment rare pour la mentionner - et me placer ainsi juste derrière la rangée de sièges réservés. Donc au deuxième rang, à 5 m de cette jeune personne. Il s'agit d'une journaliste que je "connais" depuis plusieurs années pour avoir suivi avec attention la plupart des entretiens qu'elle mène, en rapport à des thématiques qui m'importent. Il y a donc, sur le fond, déjà une forme de connivence - unilatérale, cela va de soi. Disons plutôt une perception de connivence [perception, le mot a tout son sens après ce j'en ai dit ces derniers jours].

J'ai donc écouté attentivement la jeune femme, ai pu percevoir en présence ce qui émanait d'elle, sa façon de s'adresser au public, son intonation de voix, les expressions de son visage, son humour, dans une dimension supérieure à ce que je connaissais d'elle antérieurement. Pour tout un tas de raisons, les valeurs qu'elle promeut et défend avec fougue résonnent avec les miennes. Son énergie, sa ténacité, me font vibrer.

Après avoir joint mes chaleureux applaudissements à ceux de la salle lorsque l'oratrice eut terminé, je suis resté un peu sur place, sans bien savoir pourquoi. Immédiatement une file de personnes s'est constituée pour une séance de dédicace. Peu friand de ce genre d'idolatrie, j'ai commencé à picorer dans le buffet qui était servi. J'avais du temps, alors j'ai acheté le livre de la jeune autrice. L'acte était prévu de longue date mais pas mis à exécution jusque-là. J'ai feuilleté l'ouvrage, puis en ai acheté un second pour l'offrir à ma fille. C'est là que je me suis dit que je pourrais lui faire dédicacer, pensant que cela pourrait lui faire plaisir. Oui mais... oserais-je ? M'approcher de la jeune femme admirée, lui parler, en étais-je capable ? Ne me mettrais-je pas à bredouiller quelque chose d'incompréhensible ?

D'où me venait ce trouble ?

Cette jeune femme m'impressionne. Sa façon d'être, sa capacité à maîtriser ses sujets, le fait qu'elle sache mener des entretiens longs avec des personnes dont j'estime la valeur des propos, tout cela la rend à mes yeux "inaccessible". Et là revient un vieux complexe, jamais vraiment disparu : à côté de quelqu'un comme elle, je me sens "insignifiant", "inintéressant". Fade. Parce que je suis trop impressionné pour m'exprimer "librement" (c'est à dire spontanément et "en confiance")

Je me suis mis en bout de la file, "au cas où", sans être sûr de tenir jusqu'au bout. La progression était lente, me laissant le temps de réfléchir à ce qui se passait en moi dans cette situation de désir anxieux (j'étais stressé). Je me suis alors rendu compte que je n'étais pas seulement impressionné. Non, c'est plus complexe que ça : en fait j'aimerais que quelqu'un comme elle s'intéresse à moi. Qu'elle perçoive [comme par magie] en moi tout le potentiel d'intérêt de connivence qui, peut-être, me [nous ?] permettrait de "mieux comprendre le monde", par la mise en commun de nos observations, à partir de nos ressemblances et différences. J'imaginais qu'en quelques phrases échangées elle aurait pu être suffisamment intéressée pour me donner une adresse où lui écrire.

Mouais...

Pur fantasme, je le sais, que je dévoile au prix d'une petite gêne. Si je le fais c'est parce que mon fantasme de "rencontre" m'indique par quoi je suis séduit. Par analogie je fais évidemment le rapprochement avec une autre séduction, sur des bases similaires : des idées originales, une mise en mots, une certaine similarité des centres d'intérêt, de l'humour. Mais aussi une relative notoriété... ainsi qu'un physique plutôt agréable à regarder. Ces deux derniers éléments existent mais, il me semble, viennent parasiter les précédents.

Finalement la brève rencontre espérée n'a pas eu lieu, malgré 30 minutes d'attente, alors que mon tour était tout proche : j'ai du quitter précipitamment la file parce que le dernier train de la soirée ne m'aurait pas attendu. Je n'ai donc pas eu la chance d'échanger quelques phrases avec la jeune femme, de voir son regard rencontrer le mien, mais j'ai bien conscience que j'aurais été enchanté de sentir, durant quelques instants, cette fameuse connivence. Ce fantasme de connivence [qui n'est pas sans lien avec celui de confiance privilégiée ni celui, similaire, de réconciliation].

Ce très bref instant raté m'a notablement frustré. J'ai eu l'impression de manquer un moment important. D'un autre côté il m'aura permis de réfléchir sur ce qui m'anime, tout en me rappelant combien il est rare que je ressente cette sensation de "quelque chose de commun".

Immédiatement, comme une ombre, me vient son corollaire : et si ces perceptions d'une possible connivence (pas forcément réalisable) étaient erronées ? Et si, les rares fois où j'ai brièvement perçu cela sans que ne soient réunies les circonstances permettant d'établir factuellement une complicité, j'avais été dans une illusion ?

[15h50]



* * *


17h45


Si j'esssaie de prendre du recul sur ma pratique diaristique, la persévérance et l'aspect monomaniaque de ma quête de sens pourraient indiquer que mon approche est particulière. Passer autant de temps (en heures et en années) à s'introspecter est-il encore dans le registre de la normalité ? Chercher à décrypter avec autant d'acharnement une situation incomprise fait-il de moi une personne singulière ?

Je ne cherche pas à l'être, mais accepter de l'être pourrait peut-être me rendre plus "acceptable" à mes propres yeux. Accepter le fait que... oui, je suis fait ainsi. Et que cette éventuelle particularité ne fait pas de moi quelqu'un d'anormal.

S'il me faut du temps, beaucoup de temps, infiniment de temps... et bien c'est ainsi. Parce que ma constitution cérébrale fait que j'ai besoin de tout ce temps pour retrouver une paix intérieure. Que j'ai besoin de "comprendre" pour me libérer d'une quête de sens. Peut-être suis-je doté d'une hypersensibilité en quelque domaine relationnel, sans en connaître vraiment les contours. Et chercher à comprendre serait en fait prendre soin de mes besoins fondamentaux. J'ai un besoin [vital] de comprendre le sens de ce qui advient. Surtout si j'en suis partie prenante.

Peut-être ce nécessaire recentrage d'équilibre ne me permet-il pas d'être toujours attentif à ce que ressent ou vit l'autre s'il ne m'en informe pas. J'ai besoin de mots pour comprendre ce que vit l'autre. Sans cela je perçois quelque chose, mais sans parvenir à en trouver le sens. Et cela absorbe ma pensée, lance mon imaginaire en mode exploration : que se passe t-il ? Que pense t-il ou elle ? Dans quel état émotionnel est-il/elle ? Je suppose, j'hypothèse, j'imagine.

Et plus je me sens "proche" de quelqu'un, plus ses silences inexpliqués (ou non-dits) me perturbent, m'inquiètent, m'angoissent. Jusqu'à m'envahir l'esprit. D'où une tendance à fuir les relations dans lequelles je ne me sens pas en confiance. C'est à dire la plupart des relations, tant cette fameuse "confiance" est rare.

Or, d'un autre côté, j'ai besoin d'échanger [de façon approfondie] avec autrui. J'aime beaucoup les conversations stimulantes, que ce soit intellectuellement ou émotionnellement. Je ne me satisfais pas du tout d'échanges superficiels, qui me mettent mal à l'aise, ne me correspondent pas. D'où le fréquent dilemme, lorsque la question de participer à une rencontre se pose : y aller ou pas ? Prendre le risque de m'ennuyer ferme, avec l'impression de perdre mon temps, ou tenter la chance d'avoir des échanges poussés, tels que je les aime ?

Me reviennent à l'esprit ces moments de "vide", qui me laissaient frustré, ou au contraire ces moments denses en réflexion, déclenchant une intense satisfaction, pour ne pas dire une sensation de félicité.







Surrané



Une semaine plus tard
Samedi 20 avril 2024
[Mis en ligne le 20 juillet 2024]

Je ne referai pas le coup de la "branche morte" de ce journal en mettant à part ce que j'ai écrit depuis quelques jours (qui reste en attente de publication à ce jour). Je ne le referai pas mais ce qui se produit en ce moment entre ce journal et moi est du même ordre : une excroissance. Le mot de "chancre" me vient, comme une sorte de maladie, de truc pas sain qui a pris place mais qui reste sans avenir.

Ce que j'ai écrit ces derniers temps est en partie anachronique. Je ne l'écrirais plus ainsi. Je ne suis plus dans le même état d'esprit. Sans me relire j'ai l'impression d'avoir laissé des traces de ce qui n'a plus lieu d'être.

Cela chemine en moi et j'écris ailleurs, hors ligne. Je m'écarte de ce journal. Je m'éloigne de ce qui en lui me maintient dans un fantasme de relation encore vivante.

Je me méfie de mon imaginaire, dont je laisse impudiquement s'inscrire les traces surranées.







Immuable



Dimanche 21 avril 2024
[Mis en ligne le 21 juillet 2024]

Je me demande si l'on sait vraiment qui l'on est. Si l'on choisit ou si "ça" choisit pour soi. Je me demande si l'on peut s'affranchir de ce qui nous agit.

Il y a des personnes qui, par rapport aux aléas de l'existence, décident de tourner la page. Il y en a d'autres qui voudraient le faire mais qui n'y parviennent pas. Et puis il y a ceux qui veulent pouvoir relire toutes les pages et accumulent les cahiers. Au final, s'agit-il vraiment de décisions ou bien d'ornières desquelles on ne sait pas sortir ?

Certaines personnes ont besoin de certitudes, de décisions fermes et irrévocables, de plus jamais. D'autres, pour qui tout est incertitude, peuvent changer d'avis, faire demi-tour. Mais décide t-on de qui l'on veut être ? Et quel est le coût existentiel d'une contrainte à laquelle on s'astreint pour correspondre à ce que l'on voudrait être... mais que l'on n'est fondamentalement pas ?

Je me vois faire partie de ceux qui ont besoin de fluidité et de souplesse. Qui rechignent face à la raideur. Mais qui, pourtant sont solidement ancrés. Immuables.

Est-ce pour cela que je ne vois pas le temps passer ?







Libre de partir



Lundi 22 avril 2024
[Mis en ligne le 22 juillet 2024]

Il fait froid, il fait gris. Le lundi est devenu pour moi un jour sans travail : je suis en retraite progressive depuis le mois d'octobre dernier. Cette journée supplémentaire, qui allonge opportunément mes fins de semaines à 3 jours et demi, m'offre un temps de liberté dont j'explore peu à peu les contours.

Généralement j'en profite pour mieux exister dans le cadre enviable dans lequel je vis. Parfois pour oeuvrer utilement (couper du bois, préparer le potager familial, dégager l'enfrichement naturel...), mais souvent pour jouir du calme, du chant des oiseaux, du murmure du vent et observer la vie des arbres. Je suis un contemplatif, lorsque je ne suis pas en cogitation ni observateur curieux de mes congénères humains.

Mais quand il fait trop froid, comme aujourd'hui, je ne m'astreins pas à endurer un surcroît d'hiver. La semaine dernière la température était montée jusqu'à 27°, pulvérisant les records antérieurs. Depuis, le gel matinal est revenu. Ainsi va la météo. Changeante et instable.

Donc aujourd'hui je me laisse porter. Je sens qu'en moi quelques éléments du puzzle en construction trouvent leur place. Ce que j'ai écrit ici, avec la dimension particulière qu'offre le regard potentiel d'autrui, agit. Même si la publication est reportée jusqu'à une échéance encore inconnue. Il y a aussi ce que j'écris désormais pour moi seul, qui libère des pensées autres. Il y a enfin un travail de legs autobiographique, entrepris à destination de mes enfants. Je ne sais pas jusqu'où j'irai mais je considère qu'il n'est pas inutile qu'ils puissent disposer, si leur attention les y porte, du témoignage de leur père à propos du chemin de traverse qu'il a un jour décidé de suivre.

Je remarque que le mot "décider" ne m'est pas aussi étranger que je le pensais. J'ai su décider, lorsque je considérais que c'était nécessaire. Je me suis engagé sur un chemin avec détermination, même si c'était aussi en hésitant sur les conséquences de cette décision.

Il n'est peut-être pas inutile que je me réhabilite à mes propres yeux.

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J'en viens maintenant au thème qui m'a conduit au clavier ce jour, et qui touche aussi à une forme de réhabilitation. Je veux parler de ce que j'appelle "intuition", qui aura été sérieusement remise en cause lorsque les bases sur lesquelles je m'étais fondé ont vacillé, puis se sont totalement lézardées. Avais-je fait une erreur de perception ? Mon intuition était-elle friable ? En venir à douter de son intuition, c'est à dire de cette petite boussole interne, voix intérieure, guide... n'est-ce pas perturbant ? À quoi se fier si elle n'est plus fiable ? Perdre confiance en soi, en ses repères, en cette carte interactive que l'on a élaboré en continu au fil du temps, est absolument redoutable.

C'est aussi, probablement, salvateur en obligeant à vérifier chacun des éléments de ce qui la constitue. Je crois que c'est ce que j'ai été contraint de faire - et que j'ai réussi à faire - durant ce temps incroyablement long de "reconstruction". Au point où j'en suis aujourd'hui, je crois avoir restauré ma confiance en moi [seulement par rapport au champ relationnel proche]. Lorsque j'écris que je me suis émancipé, autonomisé, c'est en lien avec cette confiance en moi restaurée. Et cela ne pouvait passer, me semble t-il, que par le détachement de liens délétères. Par une forme de rupture, de coupure, d'avec... ce que je ne voulais pas lâcher.

Il m'aura fallu du temps pour "laisser aller" ce que je voulais retenir. Il m'a fallu accepter non seulement la perte, mais aussi le principe de son irréversibilité. Tout cela allant contre ma nature profonde, favorable au lien. Le réel m'a mis face à l'inconcevable... et il a bien fallu que je fasse avec.

Et que je fasse aussi avec mes propres aspirations, parfois contraires en tout point. Accepter à la fois la radicalité de l'irréversibilité et celle de la persévérance. Difficile de faire plus incompatible. À la fois tenir et lâcher. Tu es libre de partir et je suis libre de rester.

Je suis aussi libre de partir.






Exploration sensible



Mercredi 24 avril 2024
[Mis en ligne le 24 juillet 2024]

Ce soir j'écoutais parler de la fin de vie. De la perception de la mort par des personnes qui savent que la leur est proche. De la tristesse de quitter la vie mais aussi de l'aspiration à en finir. La question du sens de la vie était au coeur, avec le positionnement des proches, des soignants. J'écoutais un épisode d'une série documentaire sur un thème qu'il me plait d'explorer lorsque l'occasion m'en est donnée. Ce fut le cas lorsque se posa la question de prolonger ou arrêter les soins apportés à ma mère, dont la vie n'avait plus de sens.

Ce midi, lors du repas entre collègues, la configuration était essentiellement féminine. Elles étaient cinq et j'étais le seul homme. Comment l'une d'elle en est-elle venue à évoquer la relation de maltraitance que son ex-conjoint lui avait fait subir des années durant ? Je ne sais plus. À ma grande surprise deux autres décrivirent le même genre de situation : un conjoint accusateur, culpabilisant, dénigrant, par rapport auquel il leur avait fallu du temps, et l'aide d'un entourage attentif, pour comprendre le mécanisme d'emprise. Les situations qu'elle décrivaient, les signaux d'alerte qu'elles n'avaient pas su voir, les phrases assassines... tout ce que je sais exister ailleurs était dévoilé là, directement, en confiance. J'ai écouté avec une grande attention, touché, ému, tant par la force que je voyais émerger de ces femmes dont je n'imaginais pas qu'elles aient pu vivre cela, que par la confiance qu'implicitement elles m'accordaient.

Hier soir, en attendant l'arrivée d'autres participants à une réunion associative, alors que les trois premiers présents partageaient leur "météo intérieure", l'un deux nous confia une expérience très récente qui l'avait touché : un de ses plus anciens amis venait de lui déclarer que désormais ils ne se verraient plus. La raison invoquée ? Trop de divergences par rapport à une perception du monde et des "valeurs" supposément inconciliables. L'un veut voyager et vivre sans se limiter ; l'autre, très lucide sur les limites planétaires, ne peut plus voir la vie avec insouciance. Cette divergence rendrait la poursuite de l'amitié invivable, selon celui qui décidait d'en rester là, sans laisser le choix à l'autre. Celui qui nous confiait sa déception nous raconta aussi le rebond qui s'en suivit : finalement l'ami, en se détournant, montrait un visage nouveau. Ce faisant, laissant apparaître une superficialité passée inaperçue, il mettait en évidence une relation faussée.

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En quelques heures, j'ai donc été confronté à des sujets forts et denses. Exactement du type de ceux qui touchent à l'essentiel et dans lequels je trouve ce que je cherche : explorer le sensible, caresser l'intime, partager l'émotion. Non seulement j'aime cela, mais j'en ai besoin. C'est par cela que je vibre.

La mort/vie, l'amour/haine, la confiance/trahison... et le rôle fondamental de la relation à l'autre au milieu de chacune de ces antinomies.

Brièvement j'ai eu la chance de voir se juxtaposer, dans ces fragments de vie partagée, de la douleur et la délivrance d'en être libéré.

Ainsi fertilisée, ma pensée s'est trouvée distraite de la période de réflexion en cours.

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Je vais quand même consigner quelques mots de ces réflexions, ne serait-ce que pour garder les traces d'idées virevoltantes, rapidement griffonnées sur un bout de papier.

D'abord un constat : la précédente vague de cogitations avait enflé l'an dernier, avec une crête atteinte en février. Puis le reflux était venu, laissant de côté des préoccupation qui s'étaient éteintes. Cette fois la vague, moins haute que toutes celles, décroissantes, qui avaient précédé, est venue en mars. Une périodicité de treize mois, cela relativise mon impression de "ne parler que de ça".

Ces derniers temps j'essaie de regarder avec recul ce qui, dans ma perception de l'existence, me conduit à encore trouver du sens dans l'exploration d'une expression désormais sans écho. Et depuis très longtemps sans écho. Quel est le sens de ma persévérance ? Qu'indique t-elle de moi ?

Autre idée, qui se faufile un passage : certes j'ai fait des erreurs, qu'avec le recul je déplore, mais il s'agissait d'erreur par inexpérience, par ignorance. Je ne savais pas. Erreurs de débutant, donc, qui ne m'exonèrent en rien d'une responsabilité mais qui en limitent la portée.

Tout cela est encore un peu nébuleux mais je sens se dessiner des liens de causalité. C'est, je crois, par l'interconnection consciente de ces liens que je pourrai progresser dans une compréhension qui m'importe tant.

Dernier point jeté en vrac : je perçois de plus en plus nettement, ces derniers temps, que mon mode d'interaction avec autrui présente des singularités. Un déclic supplémentaire s'est fait hier soir, au cours de la discussion sur les amitiés décevantes. Lorsqu'une des personnes déclara, rassurante, que « l'important est de ne pas être seul », j'ai fait état de ma vie de solitaire. En précisant que je n'avais pas vraiment d'ami.e au sens de personnes très proche, avec qui je puis avoir des échanges profonds, avec qui je me sentirais en confiance, et aisément joignable, j'ai pris conscience de la particularité de ma vie relationnelle. Sans savoir si je peux l'attribuer à une particularité de fonctionnement, je suis de plus en plus convaincu que cela ne résulte pas d'une adaptation acquise, comme je le croyais, mais d'un mode de fonctionnement "inné". C'est à dire indépassable. Je peux m'adapter, et c'est ce que j'ai fait tout au long de ma vie, mais fondamentalement rien n'a changé. J'ai toujours les mêmes besoins, peu assouvis, en matière de relations intellectuelles, émotionnelles, sensibles. Ma vie de solitaire me permet de combler en partie ce besoin grâce aux béquilles que constitue la connexion numérique.

Voilà, j'ai jeté ça en vrac. Ce n'est pas du tout affiné mais j'avais envie de garder trace de ces quelques pistes à approfondir.

Et une fois de plus je ne mettrai pas ce texte en ligne avant plusieurs jours. Ou semaines, mois...






Grand écart

Une semaine plus tard
Mercredi 1er mai 2024
[Mis en ligne le 1er août 2024]

J'ai effectué un périple express en Normandie pour participer au séminaire du Conseil d'administration de l'association dont je suis secrétaire [et que je ne peux nommer sans me dévoiler]. Pour travailler efficacement et ajouter une dose de convivialité, l'équipe, qui habituellement se "rencontre" en visioconférence, avait décidé d'organiser ce week-end en un lieu plus ou moins central par rapport aux lieux de résidence de chacun. La demi-journée de train, puis une heure de covoiturage, m'ont offert des temps d'errance méditative, de lecture, puis de discussion.

Le lieu qui nous accueillait était une jolie longère, admirablement restaurée, au sein d'un haras d'une quarantaine de chevaux. Le dépaysement était total. La tonalité de nos échanges, en lien direct avec l'objet de l'association - disons "écologique", pour situer - nous a permis de partager nos points de vue sur la situation planétaire. Humour et dérision, voire cynisme, ont émaillé les débats. Je suis parfois resté en retrait face à quelques individus, un peu trop vibrionnants à mon goût, mais globalement j'étais bien "présent". La partie productive, axée sur notre participation à un festival et la remise à plat de nos outils de communication, a été efficace. Les temps de repas et de pause ont parfois dérivé vers une superficialité humoristique qui n'était pas vraiment ma tasse de thé, néanmoins supportée sans grimaces.

J'étais loin, très loin des cogitations qui animent encore ce journal.

Au retour, de nouveau seul, je songeai au fossé qui sépare les préoccupations sociétales et civilisationnelles des échanges que nous avions eu et celles qui, entièrement égocentrées, m'occupent souvent l'esprit. Le grand écart !

De nouveau libre de penser, j'ai laissé venir les bulles de mots et éclater des fragments de phrases. Je n'ai pas cherché à en prendre note.
Je sens qu'en moi se cherche toujours une explication plausible à l'abandon dont je me sentis victime... mais qui n'était peut-être qu'un mode de protection envers moi. Peut-il y avoir deux victimes ? Sûrement. Il faudra bien qu'un jour je parvienne à dérouler un récit fluide, logique, clair et univoque. Ce ne sera peut-être pas LA réalité, inaccessible sans altérité, mais ce sera celle à laquelle, dans ces circonstances, je serai parvenu.






Clore le récit



Lundi 6 mai 2024
[Mis en ligne le 6 août 2024]

Sans en avoir écrit un mot, j'ai pas mal réfléchi ces derniers jours. Sur le sens de mon écriture, celui de ce journal dénué d'interactions tout "ouvert" qu'il soit, sur la pérennité de ce dernier. Jusqu'à quand vais-je poursuivre mon auto-analyse "en public" [à supposer qu'il y en ait un...] ? La tentation de clore s'invite souvent dans mes pensées. Avec deux options : cesser de publier, mais laisser l'intégralité du contenu en ligne ; ou bien supprimer (censurer) certains éléments privés... et continuer à publier en ne faisant jamais plus référence à ce qui aura été l'objet de la censure. Une troisième option étant la poursuite de la publication comme je le fais depuis l'origine.

En fait je réfléchis à la suite. À l'après. C'est à dire le moment où je serai sorti de l'analyse post-traumatique. Lorsque l'endolorissement passé aura été entièrement dépassé, déconnecté de toute interaction avec mon présent. Cela peut advenir puisque j'ai déjà su me sortir d'une mésaventure similaire lorsque j'avais 35 ans, avant d'entreprendre l'expérience de l'écriture "en public". Je sais qu'un jour le processus mental consistant à accepter le réel peut cesser, par résignation.


Ces derniers jours je me suis questionné sur la persévérance dont je fais preuve et qui, d'une certaine façon, pourrait être considérée comme "anormale". Dans le sens qu'elle ne correspond pas à la norme, si tant est qu'il en existerait une en matière de quête de sens.
Si on interrogeait un échantillon représentatif de la population d'une culture similaire à la mienne (occidentale éduquée), j'imagine que, pour la plupart des gens, un abandon relationnel (amoureux ou amical), est digéré en quelques mois ou années. Si l'on traçait une courbe de Gauss (courbe de probabilité "en cloche"), disons que 70 % des gens accepteraient la perte entre 6 mois et deux ans, avec un maximum autour de un an ; pour 10% cela serait résolu plus rapidement (par exemple entre 3 et 6 mois), pour 10% ce serait plus long (par exemple entre 2 et 5 ans) ; enfin, pour quelques %, la durée serait inférieure à un mois pour les plus rapides ou supérieure à 5 ans pour les plus longs. Et moi je ferais partie des 0,1% à qui il faut plus de 10 ans. Voire des 0,01% à qui il peut falloir + de 20 ans. Bref : il me faut le temps nécessaire. Et si cette durée sort de la normalité, cela ne représente pas pour autant la moindre forme de pathologie. C'est simplement beaucoup plus long que pour la majorité. J'attribue cela à un mode de pensée peut-être un peu particulier, qui consisterait à avoir besoin de comprendre le sens des sujets qui m'importent.

Si j'établis ces analogies avec la notion de "normalité", c'est en référence aux tests que j'ai passé en 2020 pour déceler un éventuel écart à la normalité dans mon mode de fonctionnement cérébral. Il en est ressorti que, pour certains aspects [mais pas tous !], je me situais dans les 2,5% de "très supérieur à la moyenne". Hum... c'est quelque chose de tellement diffficile à admettre pour moi qu'encore aujourd'hui je mets en doute la fiabilité du test, que j'ai trouvé "trop facile" sur les aspects où, précisément, j'ai eu les scores les plus "hors-norme". J'ai tendance à réfuter ces tests, pourtant internationalement homologués et dûment certifiés par le professionnel chez qui les ai passés. Toutefois, force est de constater que je présente bien des traits de personnalité que je ne retrouve pas souvent chez les personnes que je côtoie. Et je dois me rendre à l'évidence : écrire encore autour d'une relation - aussi révélatrice qu'elle ait pu être - vingt ans après le dernier contact visuel et tactile, ce n'est pas banal ! Pour beaucoup de gens ce serait même carrément dingue. Or, en toute rationalité, je ne me sens pas du tout entrer dans la catégorie des dingues. Ma perséverance est, au contraire, tout à fait rationnelle : j'ai besoin de comprendre le sens. Ce n'est pas que j'attribue un sens fantaisiste ou décorellé du réel : je cherche la réalité, je cherche l'objectivité et la rationnalité. S'il y a quelque chose de déraisonnable dans mon attitude, c'est de m'obstiner dans la quête de ce réel... que je ne pourrai qu'imparfaitement approcher. Et cela du fait que je n'ai pas accès à la part qui m'échappe, faute d'explications rationnellement convaincantes.

S'il y a quelque chose d'irrationnel dans ma démarche, c'est de persister à traquer le rationnel sans me satisfaire d'un « je ne sais pas ». En fait je m'en accomode mais, jusque-là, sans avoir renoncé à savoir. Or il faudra bien qu'un jour j'accepte de ne pas savoir.

Je lâche peu à peu, mais c'est un processus infniment lent.

Et c'est là que ce journal public joue peut-être un rôle défavorable à une sortie... moins lente [mais qui  demande qu'elle soit rapide ?]. Défavorable parce que la publication autorise potentiellement un regard que je sais détenteur d'une partie des réponses à mes questionnements. Je n'aurais probablement pas été aussi longtemps stimulé si cette potentialité n'avait pas existé. Lorsque, à la fin des années 90, j'ai vécu une situation similaire, le fait de n'être que seul face à mes écrits privés m'a plus rapidement acculé dans une impasse sans exutoire. Sauf à tenter des actes déraisonnables, je n'avais aucun moyen d'entrer en contact avec la personne détentrice des réponses dont j'avais besoin pour sortir du vortex mental que ma pensée émotionnelle induisait. Je ne pouvais que renoncer, vaincu.

C'est une différence avec la situation dans laquelle je suis depuis vingt ans, ignorant si mes écrits contemporains sont lus par la personne [l'amie] qui détient une partie des réponses... que par ailleurs j'ai probablement déjà citées dans l'éventail des possibilités explorées.

Il y a là un piège que j'ai construit sans m'en rendre vraiment compte et dans lequel je ne peux que retomber sans cesse : en laissant mes cogitations et hypothèses accessibles à la lecture, j'envisage implicitement - aussi improbable cela soit-il - une éventuelle réponse - quelle qu'elle puisse être. Ce faisant, j'entretiens une incertitude car je ne sais pas si l'absence de réponse provient d'une totale déconnection relationnelle (ladite personne ne viendrait plus me lire depuis longtemps) ou d'un refus de contact tout aussi obstiné que ma persévérance à "savoir".

En fait j'ai dupliqué le « je ne sais pas » initial. À la quête de compréhension du passé j'ai substitué une incertitude infinie quant à une éventuelle réponse tardive. Un jour, peut-être... Non seulement je n'ai pas obtenu le dialogue souhaité, mais j'ai entretenu en moi l'espoir de le voir se restaurer par je ne sais quel élément déclencheur magique. Je pressens toutefois n'avoir eu aucune chance d'en être l'acteur, quelle qu'ait pu être la méthode employée.

J'en suis là de ma conscience de la situation et des impasses qu'elle met en évidence. D'où la tentation de clore le récit.


* * *


En parallèle de ma réflexion sur le devenir de ce journal j'ai entrepris un travail préparatoire de transmission à mes enfants d'un récit autobiographique centré sur le grand virage de mon parcours. Je ne sais pas encore la tournure que cela prendra, ni le nombre de pages-papier, ni même s'il est judicieux de leur livrer un récit qu'ils ne m'ont pas demandé. Je verrai au fil de l'avancement s'il me paraît souhaitable de persévérer.

J'ai commencé ma narration, que je pense compléter par des extraits de textes "de l'époque". Pour ce faire j'ai effectué quelques plongées dans mes écrits. J'ai commencé par un sondage aux origines, puis un autre à une période correspondant aux premières désillusions. Rien de bien marquant. J'ai parcouru aussi quelques pages de mon journal papier de 1999. Tout à l'heure j'ai sondé le printemps 2004, me souvenant qu'il marquait une complexification croissante de la relation. Il semble que je n'avais pas relu cette période durant laquelle, l'esprit totalement disloqué après la rupture, j'avais cherché à comprendre comment nous avions pu en arriver à cette extrémité. Et là, surprise : à l'été 2004 la difficulté était clairement posée et la fin de la relation tout aussi clairement envisagée. Par quel effet de masquage des souvenirs ai-je occulté que nous envisagions déjà d'être « peut-être au bout de ce que nous pouvions vivre » ?

À ce sujet lire "Au bout ?", le 17 juin 2004 et suivantes.

En parallèle, comment ai-je pu oublier avoir écrit, le 22 juin 2004, que mon épouse « préférait carrément que je voie [mon amie-amour] cet été, ce qui matérialisait ainsi pour elle quelque chose qui rest[ait] dans l'abstraction du virtuel. »

Et puis cette déclaration, le 25 juillet 2004 : « Pour moi, il est là l'engagement. C'est celui de ne pas la laisser tomber, ni renoncer à notre couple. Mais je ne peux pas pour autant me sacrifier... »


____


La mauvaise blague de l'histoire c'est que c'est largement par empathie que la situation s'est déteriorée : je ne voulais faire souffrir personne. Or c'était impossible. Je me suis cru capable de tenir tous les fils relationnels. Mon empathie a crucifié 3 personnes au lieu de 2. Quant à moi, j'étais perdant à tous les coups.






Aimer sans ressentiment



Mardi 7 mai 2024
[Mis en ligne le 7 août 2024]

À force de m'interroger sur la persévérance dont j'aurai témoigné ici, j'ai peut-être trouvé une piste donnant un sens à celle-ci. Parce qu'elle ne résulte pas nécessairement d'une difficulté à "passer à autre chose" ou d'une nécessité de "comprendre le sens de ce qui est advenu". Il y a peut être une motivation plus profonde, qui aurait pu échapper à mes investigations auto-analytiques.

Et si, finalement, ce « plus fort que moi », récemment décrit, indiquait une pulsion que je n'aurais qu'incomplètement perçue malgré les années d'introspection ? Il y a fort longtemps que j'ai ressenti, au plus profond de ce qui m'anime, que la rencontre que j'essaie de ne pas trop évoquer était totalement hors-catégories dans mon parcours existentiel. Sans aucun équivalent connu. Cela transpire dans mes écrits qui, assez tôt dans l'aventure, et plus ou moins habilement, ont tenté d'exprimer cette perception. J'ai essayé d'éviter les superlatifs sémantiques, de modérer mes envolées, mais l'efficacité de ma retenue a souvent laissé à désirer.

Pourquoi cette modération ?

Pour ne pas paraître trop exalté. Pour ne pas passer pour un illuminé [peut-être suis-je porteur d'une crainte de ce côté là ?] Mais peu importe : ce qui compte c'est que j'ai bridé mon élan. Les raisons peuvent être multiples et je ne vais pas chercher à les décortiquer maintenant. Non, ce qui m'importe, là, maintenant, c'est le sens caché de ma quête : pourquoi ai-je aussi longtemps persévéré ? Pourquoi n'ai-je jamais réussi à renoncer entièrement et durablement ? Pourquoi, inlassablement, est revenue une énergie existentielle - ou tout autre vocable similaire - qui ravive ce que je croyais avoir "neutralisé". C'est bizarre, quand-même, un truc qui revient à la charge... malgré moi.

Malgré toi ? Je te sens hésitant...

Malgré moi... mais avec ma propre complicité intérieure. Malgré moi d'un côté... mais avec des bénéfices de l'autre. Car je sais avoir trouvé... disons... un réconfort, un apaisement dans le fait de conserver un lien, fut-il unilatéral. Je crois qu'il m'a été important de laisser exister ce fil ténu du possible retour de dialogue.

Ce que tu as nommé "fantasme de réconciliation".

Oui, c'est un peu ça. Quoique, avec du recul, je me dis que cette formulation pourrait être affinée. Il s'agirait plutôt, me semble t-il, d'un espoir de retrouvailles. Je dis bien "espoir", dans le sens de vœu passif. Comme une source d'énergie permettant une patience infinie. Un espoir n'attend pas d'obtenir ce qui est souhaité : c'est une ouverture vers le possible. C'est l'exact opposé d'une fermeture, d'un abandon, d'un renoncement. L'espoir ne lâche pas. Mais il n'attend pas non plus.

Tu exprimes des notions à l'opposé de ce que tu as souvent déclamé : renoncer, abandonner, accepter.

Accepter, je le garde. C'est la voie de la sagesse : accepter ce qui est et ne peut être changé. Renoncer, je le garde en partie : il faut parfois renoncer à... certaines attentes inatteignables. Mais renoncer n'est pas abandonner.

Tu joues dans la subtilité des concepts, là.

Chaque terme à un sens précis, et ceux-ci ne sont pas substituables ni interchangeables. Donc "espérer", mot souvent honni que je découvre aujourd'hui sous un nouveau jour. Il faudrait que je revisite un peu le concept de « bienheureux désespoir » et voir en quoi il se distingue d'un « espoir sans attentes ».

Es-tu sûr qu'un espoir sans aucune attente soit possible ?

Je l'ignore mais je suis peut-être en train d'explorer cette voie étroite sans m'en être rendu compte jusque-là. J'essayais d'éteindre une flamme vacillante, mais tenace, et c'est peut-être une erreur de le tenter. À quoi bon dépenser de l'énergie contre ce qui renaît sans cesse ?

Comme ces repousses d'un arbre qu'on taillerait continuellement ?

C'est ça. L'utilisation de cette métaphore n'a même pas servi de déclencheur : inutile de s'opposer à... la pulsion de vie. Tant que "quelque chose" vit en moi et m'anime, le mieux à faire est de l'accueillir.

Encore faut-il être prêt à cet accueil...

Ben oui, c'est sûr qu'il m'a fallu tout ce cheminement pour être prêt. Vingt ans, et même davantage puisque mes difficultés ont commencé à s'exprimer avant. Mais, comme je l'ai déclaré récemment : je me fous du temps qu'il faut, ou qu'il aura fallu. L'important c'est de parvenir à cet état de paix, et pourquoi pas de joie, auquel un « plus fort que moi » me conduit. C'est simple : je n'ai qu'à suivre la pente la plus douce.

Tu dis ça aujourd'hui, parce que tu as parcouru le chemin d'éveil à cette ouverture.

Indéniablement. Mais si on pouvait éviter ce vocabulaire ésotérique...

Ce sont les mots qui viennent, laisse les venir. Tu es en train de parler de pente douce : suis là.

J'ai pas l'habitude.

Laisse venir.

Je crois que ça se fait tout seul. Aujourd'hui, actuellement, ça se fait tout seul. J'ai laissé émerger l'idée que j'avais peut-être parcouru tout ce chemin pour comprendre une chose : ce que je vise, pour la paix de mon esprit (je pourrais presque dire "de mon âme") c'est de parvenir à aimer sans ressentiment. Donc sans attente. Ouvert à tous les possibles.

Aimer ?

Oui, aimer. Sans ressentiment.

Tu t'en sans capable ?

Absolument !

T'as fumé la moquette ?

Pfff, t'es con !






Va, petite ombre noire



Mercredi 8 mai 2024
[Mis en ligne le 8 août 2024]

Aimer sans ressentiment. C'est l'idée forte qui m'est apparue, après tant d'années à chercher à comprendre. J'ai l'impression de toucher du doigt une nouvelle dimension de la relation à l'autre. Comme un degré supérieur d'élévation spirituelle [non, ce n'est pas un gros mot].

Aimer sans ressentiment une personne qui a choisi un chemin divergeant de celui que nous avons brièvement - à l'échelle d'une vie - parcouru côte à côte. Aimer sans ressentiment une personne qui, en choisissant son propre chemin, m'a privé de l'épanouissement que je croyais possible en commun. Aimer sans ressentiment la personne qui, sans jamais en avoir l'intention, à induit l'émergence de mes propres turpitudes et les souffrances qui en ont découlé.

Il peut paraître plus simple de rejeter la responsabilité de ma souffrance sur autrui : « c'est de sa faute si je souffre ». « S'il/elle n'avait pas agi ainsi, n'avait pas dit ou fait cela, je n'en aurais pas souffert ». C'est simple mais immature.

Je ne découvre rien en écrivant cela : je le sais depuis que j'ai été confronté à la situation. Mais de le savoir ne suffit pas à désamorcer durablement ce mécanisme d'autoprotection délétère. Certes cela "protège" à court terme de rejeter loin de soi la responsabilité de notre propre souffrance, mais cela ne répare rien de ce qui, en nous, induit cette souffrance. Il est évident que dans un rapport relationnel sain, il revient à chacun de gérer soi-même ses états d'âme. Dans une relation libre, sans emprise, je suis responsable de ce que je ressens et, surtout, de choisir si j'accepte, ou pas, de laisser durer ce que je ressens.

« Une relation libre, sans emprise » : le sujet est d'actualité depuis la vague #metoo, récemment revenue dans le milieu du cinéma français. Avec, au coeur, la notion de consentement. Ces questions m'interpellent fortement, ravivant je ne sais quelles réminiscences très anciennes. Quelque chose de bien antérieur à la puissante aventure narrée tout au long de ce journal.

Je fus victime d'abus de pouvoir, étant enfant. Enfant, donc immature, pas en capacité de comprendre ce qu'il se passait, pas en capacité de réagir en toute conscience. J'emploie le terme "victime" parce qu'il y avait inégalité de pouvoir et que, de fait, j'étais sous emprise parentale. Comme tous les enfants. Victime d'un père autoritaire et d'une mère plus ou moins manipulatrice [le terme est excessif], mais surtout "victime" elle aussi et soumise. Manipulatrice par système défensif, pour tenter de trouver un équilibre satisfaisant malgré la soumission.


Je me suis construit tant bien que mal dans ce sytème relationnel parental, au sein d'une fratrie hétérogène. Devenu adulte, puis mari, père, j'ai su réparer un certain nombre de dysfonctionnements que j'ai progressivement identifiés. En suivant logiquement ce chemin de conscience je me suis aventuré là où je détectais des pans de ma personnalité à réparer : dans mon rôle de père, dans mon rôle de partenaire de couple, dans mes choix professionnels. J'ai suivi chaque piste potentiellement éclairante, avec comme objectif global de me sentir le mieux possible dans mon être-au-monde. Je crois avoir fait du "bon boulot", bénéfique non seulement pour moi mais aussi pour mon entourage le plus proche, et vis à vis duquel j'étais en charge de responsabilité : nos enfants.

Comme ma mère, « J'ai fait ce que j'ai pu ».

C'est le titre qu'elle a donné à ses mémoires "officielles", c'est à dire sans la part intime, restée dans ses cahiers secrets qu'elle n'aura confié que tardivement à ma soeur. Trop tardivement pour que nous puissions utiliser cette foisonnante richesse pour discuter avec elle de toute la part "cachée" et pourtant tellement révélatrice de sa perception du monde. C'est en partie en cela que ma mère, avant tout victime, a aussi été dissimulatrice en ne racontant que des éléments sélectionnés de son existence. Je pense en particulier au fait qu'elle ait "trompé" mon père quant à la nature de ses sentiments. Je pense au fait qu'elle est restée avec lui pendant plus de soixante ans... sans être véritablement heureuse ni épanouie. En sélectionnant les éléments de narration, elle a enjolivé une réalité qu'elle vivait avec parfois beaucoup d'amertume et de désespoir solitaire. Fondamentalement elle s'est accomodée d'un compromis très contrasté entre des engagements moraux élevés, les avantages à bénéficier des apports financiers de son mari et le sacrifice d'une relation de couple vécue comme très insatisfaisante. Ma mère n'a pas eu l'audace de s'émanciper, ni au sein du couple, ni en le quittant. Elle est restée dans un statu quo ambivalent, se plaignant régulièrement de son mari insensible, autoritaire, dénigrant, tout en prenant soin de lui. Relation paradoxale.

De mon côté, certainement éveillé par le spectacle désolant de cette relation inéquitable, mon parcours de conscience m'a conduit à m'ouvrir hors du couple, à discuter, à explorer, à découvrir d'autres modes de fonctionnement relationnel fondés sur une liberté réciproque. J'ai bien fait de suivre ce chemin.

Certes, ma démarche d'émancipation a déterminé mon ex-épouse à quitter le couple. Il m'a fallu du temps pour accepter cette scission, mais j'y suis parvenu. La situation est aujourd'hui claire, je n'attends plus rien d'elle. Ce qui ne veut pas dire que je sois insensible à d'éventuelles paroles inappropriées de sa part, elle en qui j'accorde quand même une certaine confiance fondamentale. Ce dont je suis à peu près certain c'est de ne plus être sous emprise affective, qui avait pu être assez marquée lorsque, étant encore mon épouse, elle me soumettait à diverses formes de chantage affectif (sans forcément en avoir conscience). Les « si tu agis ainsi, alors je te quitte », énoncés de façon menaçante, m'ont sérieusement affecté et fait relativiser la réalité de ce qu'on peut nommer "amour".


J'ai accepté les réactions de Charlotte, sa rudesse, son départ décidé pour se sauvegarder. Je n'ai pas de ressentiment contre elle.
J'ai accepté de constater les manipulations et lâchetés de ma mère. Je n'ai pas de ressentiment contre elle.

Je suis en voie d'acceptation de l'attitude de mon père, que je vois devenir faible, plus attentif aux autres, triste de se sentir trop seul et anxieux devant la perspective de la mort. Si je le découvrais aujourd'hui, sans avoir connu son passé de misanthrope trop sûr de lui et volontiers condescendant, je le trouverais probablement attachant. Un peu dépressif mais gentil. Le ressentiment que j'avais contre lui s'est considérablement atténué. Je lui trouve des circonstances atténuantes. Je sais qu'il s'est désormais adouci et fait des efforts pour être aimable. Je ne suis pas loin de me sentir en paix avec lui... tant que je ne le côtoie pas trop longtemps, et de préférence pas seul à seul. Quelque chose en moi reste perpétuellement méfiant à propos de je ne sais quelle saillie pouvant frapper des personnes ou des attitudes qui ne lui conviennent pas. Je préfère éviter d'y être confronté.

Mon frère... je n'ai plus de ressentiment contre lui mais c'est un peu comme avec mon père : pas seul à seul.

Les autres personnes avec qui j'ai pu avoir du ressentiment ou de la colère ? Elles ont disparu de mon existence et les souvenirs pénibles continuent de s'effacer.


Ne restait donc plus que le ressentiment, aussi tenace que contrarié, envers la personne [l'amie] tant aimée qui préféra poursuivre sa route sans moi. Ressentiment contrarié parce qu'il est à la hauteur de l'attachement puissant que je ressens encore. Extrême ambivalence sur laquelle je "travaille" depuis l'annonce de sa décision, opposant attraction et rejet, colère et bienveillance, tristesse et gratitude, douceur et douleur. Avec le temps et le polissage infini des aspérités, tout cela s'est apaisé, neutralisé, atténué. Affiné jusqu'à l'épaisseur d'un murmure. Indéniablement "c'est là", vivant mais anesthésié. Le temps de la colère est passé. La rage à disparu. La tristesse a infusé, s'est diluée, invisibilisée.

Que reste t-il ? Une gangue de doux et beaux souvenirs prêts à jaillir. Je ne les sollicite pas mais ils jaillissent quand même, à leur guise et au gré des évènements. Alors je me persuade de leur anachronisme : « c'est loin, ça n'existe plus, c'est terminé ». Je ne suis pas sûr de réusssir à m'en convaincre.

Ai-je envie de persister à cacher cette gangue luminescente dans une pénombre évanescente ? Non. La tristesse et la noirceur n'ont cessé de s'atténuer, tandis que la lumière a persisté. Je choisis donc la lumière. Je décide de favoriser celle qui, des deux forces opposées, me fait du bien, me réjouit, m'illumine. À quoi bon lutter alors que je sais, parce que j'en constate l'évolution, laquelle des deux forces l'emportera ? Puisque je suis ainsi fait et que cela m'est bienfaisant, j'opte délibérément pour la survivance du meilleur et l'abandon du pire. Je jette à la mer ce petit paquet de ressentiment qui m'empoisonnait encore l'existence, aussi petit soit-il aujourd'hui.

Va, petite ombre noire. Je te laisse couler dans les ténèbres.






Comme un tableau inachevé




Dimanche 19 mai 2024
[Mis en ligne le 12 août 2024]

Écrire c'est décrire. Au sens autobiographique ou diaristique c'est aussi garder trace, en effectuant un tri dans les souvenirs, les impressions ressenties immédiatement ou en différé. Le tri peut se faire de façon volontaire (ce moment, cet évènement, est à conserver, celui-là ne l'est pas, voire est à oublier ou dissimuler) ; le tri peut aussi se faire en laissant la mémoire effectuer sa sélection inconsciente (surtout lorsque l'écriture trouve sa source dans l'exploration du passé).

L'écriture auto-analytique provient d'une logique sensiblement différente en ce sens qu'elle cherche à explorer la pensée, les souvenirs, pour établir des liens entre une perception évolutive d'évènements passés et l'actualisation en continu de ce que ce passé nous a fait, de ce qu'il a fait de nous ou de ce que nous avons fait de lui. La pensée s'auto-élaborant par l'analyse, le processus est susceptible de durer jusqu'à épuisement : lorsque la description n'évolue plus, alors elle est fixée et constitue ce que nous considérons comme fiable : notre réalité.

Ma pratique diaristique est essentlellement auto-analytique, me semble t-il. D'où l'impression tenace d'un ressassement infini : je réactualise ad nauseam ce que j'ai déjà décrit. Cependant le récit reste instable. Non fixé. Je reprends, je démonte et remonte différemment des parts d'un narratif existant mais insatisfaisant, tout en conservant les versions antérieures. Je pourrais aussi considérer que j'apporte continuellement des retouches à un tableau inachevé. Non parce que je me complairais dans un perpétuel recommencement, mais parce que le résultat ne correspond pas à ce que je ressens comme "clair". Telle une cloche fêlée, le récit ne sonne pas juste.

L'écriture auto-analytique a t-elle une autre efficacité qu'un soulagement temporaire ? Permet-elle d'améliorer les difficultés qui l'engendrent ? Je ne crois pas que l'on écrive sans objectif, fut-il inconscient. La pulsion d'écriture répond à une nécessité : quelque chose cherche à se dire (et à être lu/entendu). Et derrière le besoin de (se) dire il y a le besoin de clarifier, d'être juste et de donnner du sens. De comprendre. Comprendre ce qui génère un mal-être. Comprendre une situation, comprendre pourquoi elle nous affecte, pourquoi elle nous habite. Et, bien souvent, cela consiste pour moi à chercher le moment précis où quelque chose m'a atteint. Un mot, quelques mots, un geste, un signe d'agacement, un soupir. Presque rien... mais porteur de sens. L'élément déclencheur a pu être à peine perceptible, et même être passé totalement inaperçu. Pour autant, il y a bien eu "quelque chose". Un grain de sable, un caillou dans la chaussure, une écharde sous le pied. Peu importe ce que c'est : c'est là et cela empêche d'avancer sereinement.

Ne pas traiter cela, c'est apprendre à marcher avec une écharde dans le pied : elle nous fait boiter. On peut marcher en boitant, mais c'est un handicap.

J'ai grandi avec un certain nombre de cailloux dans mes chaussures. Rien de bien dramatique : je n'ai pas été violé, ni torturé, ni n'ai pas subi d'outrages ou sévices. Non, pas à ces degrés-là. Mais ce que j'ai subi m'a suffisamment perturbé pour que j'entreprenne une thérapie réparatrice en entrant dans la trentaine. En analysant ma perception de situations ayant engendré des traumatismes psychiques, j'ai compris d'où pouvaient provenir certaines de mes inhibitions, ce qui m'a permis d'éviter de transmettre trop de mes névroses à mes enfants. Mais je n'ai pas tout identifié, et surtout je n'ai pas mesuré à quel point certaines échardes étaient profondément plantées. Ce qui a fait que j'ai dû reprendre une thérapie dix ans plus tard, puis encore quelques années plus tard. Un mal-être diffus, peu visible, résistait et pouvait se réveiller inopinément dans divers contextes relationnels. À chaque épisode m'apparaissent des dimensions nouvelles, insoupçonnées. Toujours en lien avec les traumatismes initiaux.

En particulier par rapport à la notion axiale de "confiance". Me sentir en confiance, avoir confiance... non pas en l'autre, mais en moi. Car il m'a fallu plusieurs décennies d'existence et divers déboires particulièrement douloureux pour comprendre que la confiance que je cherchais en l'autre était vouée à l'échec : je ne trouverai jamais la confiance "absolue". L'autre, quel qu'il ou elle soit, aura toujours la liberté d'aller et venir au gré de ses propres besoins existentiels. Et cet autre, aussi proche soit-il à un moment donné de notre route commune, peut très bien se désolidariser pour rester dans son propre équilibre. Qu'il s'agisse de mes parents, d'un frère, d'ami·e·s ou d'amours. Attendre qu'autrui prenne soin de mes attentes avant de répondre à ses propres besoins est une dangereuse folie.

Ma propre mère a eu ce genre d'abnégation. Littéralement "négation de soi". Ou, autrement dit, "sacrifice", "don de soi". On ne peut tenir sainement et durablement dans cet état d'esprit sans trouver en compensation une satisfaction à ainsi "donner".

Je suis en train de relire attentivement le journal intime qu'elle a tenu entre les âges de 14 ans et 62 ans. Jeune, elle aura oscillé entre la tentation de devenir "sainte" et l'autocritique sévère, se voyant "orgueilleuse". Elle terminera entre gratitude face à la beauté de la vie et amertume par rapport aux autres, et en particulier son mari. Un mari à qui elle a répondu un "oui" très évasif lorsqu'il l'a demandée en mariage, parce qu'elle imaginait la tristesse qu'il aurait ressenti si elle avait dit non...

Ou comment construire un mariage sur une tromperie initiale, qui aura coûté ce que peut coûter un "amour sacrificiel" une vie durant.

Mais comment pourrais-je juger cela alors que je suis le fruit de cette union bancale, aussi "généreusement consentie" soit-elle ?

J'ai donc vécu, au sein d'une fratrie, entre un père autoritaire, cassant, exigeant, et une mère soumise, attentionnée, dévouée. Entre celui qui mettait sa famille à l'abri du besoin et celle qui prenait soin de chacun de ses membres. Entre un mutique dans l'expression sentimentale et une hypersensible expressive. Le mariage de la carpe et du lapin. Du lion et de la biche. Entre le masculin autoritaire et taciturne et le féminin soumis mais volubile, selon quel modèle me construire ? Mon père étant dotée d'une haute intelligence intellectuelle, ma mère l'étant d'une haute intelligence émotionnelle, les deux ne se comprenaient pas mais sentaient bien, je crois, combien l'autre recelait une part de complémentarité sans qui chacun se serait senti inapte à goûter la vie.

Au sein de cette drôle de relation du couple parental, mon inconscient s'est saisi de ce qui avait du sens pour celui que je suis : prudence avec le masculin et tout le virilisme dominateur qu'il peut véhiculer ; confiance avec le féminin et une imagerie de douceur protectrice. Inversement j'admirais la vivacité d'esprit de mon père et déplorais la soumission de ma mère, tout en lui reconnaissant le mérite d'une attention sans bornes, injustement invisibilisée par mon père. Comment se construire dans de tels contrastes ? Ma prudence envers le masculin est restée active : je ne me sens pas bien avec les hommes. Ma confiance envers le féminin, par contre, m'a soumis à de sévères déconvenues dès le sortir de l'adolescence. Le problème ne venant pas d'autrui, mais de ce que je projetais [et projette encore] sur autrui. De ce que j'attendais d'autrui : bienveillance et protection. Attitude évidemment immature dont j'allais être obligé de sortir. Non sans quelques blessures [devrais-je les nommer traumatismes ?].

Car les boitements laissés par les cailloux dans les chaussures sont revenus dès que je me suis senti menacé. Au début je ne me sens pas fragile. Inquiet, peut-être, hésitant par crainte d'être repoussé, assurément. Mais pas fragile. Dès que je me sens rassuré sur l'attrait que je peux susciter, de quelque nature qu'il soit, j'abaisse mes défenses et cherche la connivence. Mais dès lors, je me mets en danger...

Je devrais dire « je me mettais en danger », parce que cela ne m'est plus arrivé depuis bien longtemps. Et pour cause : je n'ai plus baissé mes défenses. Ou alors ai-je monté la hauteur des murs ? Ou bien trop de herses défensives se sont-elles abaissées ? Quoi qu'il en soit, je ne me suis plus exposé de façon inconsidérée. Je n'ai plus attendu par qui que ce soit d'être "protégé". En d'autres termes, je n'accorde plus qu'une confiance limitée.

Et c'est très bien ainsi.







Victime de soi



Lundi 20 mai 2024
[Mis en ligne le 15 août 2024]

Il y a, dans le journal Le Monde (en ligne), une rubrique intitulée « Comment je me suis disputé ». Chaque semaine il est proposé un récit selon cette trame : « Une querelle d’amour ou d’amitié, un déchirement familial ou une engueulade professionnelle a marqué leur vie. »

Sans lire systématiquement ces récits, je trouve cependant régulièrement de quoi sustenter mes cogitations en suspens. Soit dans le récit en lui-même - visiblement remodelé par la journaliste qui tient cette chronique - soit dans les commentaires des lecteurs. Les témoignages sont toujours empreints d'une douleur plus ou moins dépassée, mais jamais oubliée. Les commentaires, quant à eux, vont de la compassion à la moquerie, en passant par l'incrédulité ou l'indignation devant l'expression publique de l'intimité.

Pour exemple cet extrait, relatant les conséquences d'une dispute entre une élève et sa professeure, qu'elle admirait et qui l'aidait à assumer d'être elle-même :
« Une nouvelle fois, j’espère vivre à ce moment-là une réconciliation, et la clôture de cette dispute. Une nouvelle fois, je me trompe : après cette discussion, elle redevient froide et distante. Nous ne nous reparlerons plus. Pour moi, cette dispute était sans doute nécessaire. C’était une façon de m’émanciper de Mme S. et de me construire seule. Mais cela m’a aussi fait beaucoup de mal. J’ignore comment elle a vécu tout cela de son côté. Je n’ai aucune idée de ce qui s’est joué en elle. C’est sans doute ce qui me met si mal à l’aise, et ce qui explique que j’y pense souvent : il n’y a jamais eu de résolution. La dispute est restée ouverte. »  [Source ]

Ou ce commentaire, lu à la suite d'un autre article à propos des ruptures amicales :
« L’erreur que l’on commet souvent c’est de vouloir demander trop à l’amitié, en superposant des vies qui divergent sans se contenter de ce qui nous lie, c’est à dire la zone de partage intime dans laquelle chacun se sent bien. 
Il faut accepter l’idée avec le temps, que partager et enrichir ce que nous avons en commun est essentiel et que vouloir à tout prix aller au delà de ce qui lie au nom de l’amitié en forçant le destin peut conduire à tout perdre ! »
Aloes30, 18/05/2024, en commentaire sous l'article intitulé : « Les ruptures amicales, des blessures encore impensées : « Il n’y a pas une journée sans que je repense à elle » » [Source]

Sans l'avoir anticipé, je constate que les deux extraits que je cite ci-dessus ne se situent pas dans le registre de la relation amoureuse. Je n'en suis pas étonné : ce qui a nourri mes pensées, depuis la rupture que j'apprends à dépasser, se situe bien dans le registre de l'amitié. Si la dimension amoureuse a aussi été partie prenante, autrefois, j'ai compris de longue date que ce n'est pas cette perte-là qui, pour moi, aura eu le plus de conséquences à long terme. Par contre la conjonction des deux dimensions semble avoir altéré ma capacité, et même mon désir, à m'en approcher de nouveau. Je ne le déplore pas : cela m'a permis d'explorer mes représentations et mes aspirations. J'ai l'impression que cela m'est utile. Utile et constructeur, ne serait-ce parce que j'ai pu trouver un sens à ce pourquoi j'avais mal. Le plus significatif étant de comprendre que ma douleur ne provenait pas de l'extérieur mais de ma propre sensibilité. Je n'étais pas "victime" des agissements d'autres personnes, à quelque époque que ce soit de mon existence, mais tout au plus victime... de ma sensibilité aux évènements.

Peut-on être "victime de soi" ? N'est-ce pas encore une façon de se déresponsabiliser ? Je n'ai pas encore statué sur ce point.

Il me semble que, dans une certaine mesure, il y a une glaise originelle avec laquelle on est constitué. Plus ou moins malléable, plus ou moins teintée d'un atavisme préexistant et contre lequel on ne peut pas grand chose : je suis fait ainsi. Ou "c'est ma nature". Est-il possible d'influer sur cette part hypothétiquement innée ? Probablement, mais jusqu'où ?

Autrement dit : quelle est ma part de responsabilité dans ce qui a fait de moi un adulte ? « L'important n'est pas ce que l'on a fait de moi, mais ce que je fais moi-même de ce qu'on a fait de moi ». Alors je cherche à faire de moi une entité en laquelle je me sens "à ma place". Je cherche à être « quelqu'un de bien », dans les deux sens de la formulation : bien avec les autres, bien avec moi-même. Pour la première assertion, c'est en voie d'amélioration, probablement parce que j'ai mieux réussi dans la seconde grâce à la distance à laquelle je me maintiens des autres. C'est parce que je suis bien avec moi-même que je peux approcher, avec parcimonie, les autres. L'inverse n'a été que rarement et brièvement vrai.

Ce que je cherche à savoir, actuellement, c'est si ma sensibilité à la relation d'altérité résulte d'une adaptation personnelle, au gré de mon parcours existentiel et ses aléas, ou si cela fait intrinsèquement partie de ma nature. J'ai envie de savoir si j'ai le pouvoir de changer mon rapport aux autres ou si une part de ce qui me constitue marque une limite à mon adaptabilité. Bizarrement, peut-être, je préfèrerais que ce soit le second cas. Je préfèrerais savoir que j'ai des limites [un handicap ?] plutôt que de sentir peser une injonction intériorisée à me surpasser, laissant croire qu'il ne dépendrait que de moi d'aller vers une fluidité relationnelle épanouissante.

Et si ma tentative d'émancipation avait eu pour vertu de m'amener à la conscience de mes limites ?
Ce ne serait pas si mal.


* * *


« Victime de soi, maltraitant de soi ».
[Note personnelle non datée, retrouvée sur mon téléphone]



* * *


Je veux relater ici quelque chose qui, sans cela, passerait inaperçu à la lecture. Je viens de relire les textes que je retiens depuis le 18 mars - donc encore non publiés à la date de ce jour, 20 mai - et, parmi eux, celui du 31 mars intitulé "La confiance du hérisson"

Dans le dialogue interieur [interlogue] qui le constitue, j'ai été tenté de corriger une de mes phrases : « ma façon de concevoir la réparation ne peut passer que par les mots, dits et écoutés. »
Aujourd'hui la conjuguaison au présent ne m'a pas convenu et j'ai voulu ajouter entre crochets un verbe au passé. Finalement je me suis rétracté, préférant laisser intacte l'expression du moment : ce jour-là je l'ai écrit au présent. Aujourdhui, près de deux mois plus tard, je l'écrirais au passé : « ma façon de concevoir la réparation ne pouvait passer que par les mots, dits et écoutés ». Je vois dans ma tentation corrective le signe d'une évolution mentale, que je veux consigner ici.

Par ailleurs ces interlogues sont pour moi les précieux révélateurs de pensées apparues spontanément. Ils ont donc une valeur particulière, différente de celles des textes sur lesquels je peux revenir pour affiner ma pensée. Les interlogues sont une expression brute, que je ne retouche pas.


 * * *


20 mai 2024, 22h30

Je crois que ça y est. J'ai tourné la page. Il n'y aura aucune suite.
J'ai tenu suffisamment longtemps. Je n'ai plus rien à prouver.
C'est fini.

[Noté rapidement après avoir visionné "Sexe, mensonge et vidéo", de Steven Soderbergh. Son dénouement, qui révèle l'imprégnation mentale laissée par un lointain amour imaginaire, m'a bénéfiquement secoué]






Héritage perceptif



Vendredi 24 mai 2024
[Mis en ligne le 16 août 2024]

Il s'écoule parfois de longues périodes durant lesquelles je ne me pose plus de questions sur le relationnel dépassé. D'autres périodes, au contraire, voient s'activer notablement mes pensées. Ce n'est pas moi qui détermine la survenue de ces alternances. Souvent cela redémarre de façon impromptue, en entendant une phrase à la radio, en lisant un article, en visionnant un documentaire. L'origine se situe presque toujours hors de mon cercle de fréquentation, peu propice aux envolées mentales. Mais peu importe ce qui déclenche la réactivation : le bourgeon était prêt à éclore.
Et puis il y a les pensées qui émergent spontanément, avec des associations d'idées qui semblent s'emboiter avec une évidence jamais perçue avant. Je me dis alors que je devrais les noter tout de suite quelque part pour les décrire ensuite sur un de mes réceptacles à mémoire. Mais comme cela m'arrive souvent lorque je suis en mode "pensées flottantes", c'est à dire en voiture, à pied, ou dans un bus, je n'ai pas de quoi noter. Rentré chez moi les petites fulgurances se sont trop effacées pour que j'y revienne.

Je suppose que ces fragments d'idées opèrent dans mon encéphale, s'assemblent, se réorganisent et permettent à ma pensée d'évoluer à mon insu. Nécessairement cela s'agence selon une certaine logique, largement inconsciente, pour que ma réflexion progresse. L'élaboration est à la fois mentale et émotionnelle.


Consciemment ou pas, je me vois ainsi en phase "active" depuis quelques semaines. Des idées se placent, d'autres s'adaptent à la nouvelle cartographie mentale. Des repères se déplacent, des points durs disparaissent, érodés. Un peu comme le mouvement des glaciers tout cela est très lent, massif, peu perceptible dans le pas de temps humain. Je remarque aussi que dans ces périodes actives j'ai tendance à me nourrir d'archives personnelles. Comme si j'avais besoin d'établir des liens en m'appuyant sur le passé. J'ai ainsi relu plusieurs pages du journal de ma mère, datant de son enfance exaltée ou de sa maturité déçue [la seconde n'allant pas sans la première]. En observant sa façon de voir les rapports humains, et en particulier ceux de grande proximité affective, j'ai l'impression de mieux comprendre d'où je viens, d'où me proviennent certaines attitudes. En fait, en consultant ces archives, c'est mon anté-mémoire que j'explore et analyse : avant d'être né j'étais porteur d'un héritage de valeurs et de représentations. Elles m'ont été transmises et, sans en avoir conscience, je les ai plus ou moins adoptées.

« L'important (...) c'est ce que je fais moi-même de ce qu'on a fait de moi »

Qu'ai-je fait de ce qu'on m'a fait ? De ce qu'on m'a transmis ? Par quoi ai-je été influencé dans ma perception des rapports humains ? Comment ai-je réagi, entre mimétisme et opposition, et vers quelles orientations me suis-je dirigé ? Mon chemin ne doit évidemment que peu aux hasards, mais bien davantage à une succession de choix face à ce qu'ils proposaient.

Ce soir, le hasard des classements de fichiers [je suis obligé de faire un peu de ménage numérique, de temps en temps] m'a conduit dans une autre section d'archives que je ne visite que très rarement : les écrits publics de l'amie qui s'en est allée. Données sensibles ! J'aurais pu décider de ne pas les explorer, m'évitant de brasser dans les souvenirs en prenant le risque de les raviver. J'ai fait le choix inverse, me sentant en capacité de les sortir sans dommage des tréfonds de mon disque dur. J'ai trouvé des fichiers que je n'avais jamais rouverts depuis que je les ai prudemment conservés (les textes ne sont plus accessibles en ligne).

D'autres fois c'est dans mes propres archives que je me replonge, en pointant au hasard sur des périodes significatives.

Qu'il s'agisse de mes propres archives ou des traces laissées par d'autres personnes avec qui j'ai été en relation - et même avant que je le sois - la relecture m'apporte des éclairages très partiels, sur lequels je ne peux rien établir de sûr mais qui diffusent néanmoins quelques bribes d'une autre réalité que la mienne. Je crois que ces éclairages subjectifs me sont utiles, aussi étrangers me soient-ils. D'ailleurs je puise aussi dans toute autre source disponible et porteuse de sens, provenant de personnes que je ne rencontrerai jamais. Les traces laissées par des personnes que j'ai côtoyé de près apportent cependant un matériaux plus évocateur pour moi.



* * *


Ma persévérance à "chercher le sens" est peut-être singulière. L'idée d'accepter de me considérer comme peut-être un peu atypique fait son chemin. Et quelle que soit la nature de cette éventuelle particularité mentale, il me sera probablement apaisant de l'accepter. J'ai l'impression que cela pourrait me soulager d'une sur-responsabilisation, que j'endosse un peu trop facilement. Là encore un héritage maternel, qui aura considérablement pénalisé la tendance spontanée de ma mère à viser la joie de vivre.

Tout ce que je décris aujourd'hui est assez brouillon, probablement diffcile à suivre, mais je crois utile d'en garder trace.





Se réconcilier avec soi



Samedi 25 mai 2024
[Mis en ligne le 17 août 2024]

6h50
Ce matin le ciel est totalement dégagé et le pinceau du soleil levant descend sur le paysage collinéen. Après des semaines pluvieuses, je sens l'appel du dehors. Pourtant je ne l'écoute pas. Un autre appel, celui de l'écriture, le surpasse.

Hier soir, après avoir écrit ici, j'ai poursuivi la lecture des écrits anciens de ma complice disparue. Happé par la curiosité j'ai parcouru tout ce qui concernait "nous". Je n'avais pas relu ces textes depuis des années. Peut-être une dizaine ou davantage. Longtemps je me suis préservé de ce qui, alors, m'était trop douloureux à relire. Longtemps j'ai adopté la méthode du "pas touche !", car il m'était trop pénible de me trouver de nouveau confronté à un maëlstrom émotionnel.

Je préférais travailler sur moi-même. J'évitais surtout d'aller de son côté, parce qu'il était devenu trop incompréhensible, trop énigmatique, trop étranger pour que persiste à m'y hasarder. Et puis... par éthique personnelle tout autant que par le respect que je lui devais, j'ai voulu éviter d'évoquer ce qui, lui appartenant, me posait question. Je sais ne pas avoir été aussi respectueux que j'aurais voulu l'être. En fait il aurait fallu que rien de ce qui la concerne n'apparaisse ici. Et peut-être aurait-il été préférable, de son point de vue, que je procède comme elle l'a fait en expurgeant des archives de ce journal tout ce qui nous concernait. Autrement dit, vider ce journal d'au moins 80 % de son contenu. Ou supprimer carrément mon journal, comme elle a fini par le faire de son côté. J'y ai bien sûr pensé et j'y pense encore. Souvent.


Bon, je reviens à ma lecture d'hier soir. Un étonnement, d'abord, dû au fait que j'avais "oublié" certains éléments de ce qu'elle avait relaté publiquement. Par exemple j'avais "oublié" que ses écrits s'étaient raréfiés à partir du moment où notre relation était passée du registre des délicieuses confidences amicales à celui de la puissante amitié amoureuse (janvier-avril 2003). Elle-même s'étonnait d'une moindre implication dans ses écrits. J'avais aussi "oublié" de quelle jolie façon elle parlait de notre relation et quelle place prépondérante cela avait pu prendre dans ses publications, toutes rares qu'elles fussent.

Quand j'écris que j'avais oublié je veux parler de la teneur exacte, pas du fond qui, au contraire, m'a profondément ancré dans cette palpitante aventure. J'ai retrouvé nombre des phrases-clé qui me "prouvaient" (du moins le croyais-je...) que ce que nous vivions avait une inestimable valeur [ce qui était vrai] et en assurait probablement la pérennité [ce qui jamais ne peut être garanti et, à l'époque, n'était pas évoqué dans nos échanges]. Le fait qu'elle déclare publiquement ses élans vers l'homme que j'étais, et sachant les réticences qu'elle pouvait avoir à se dévoiler dans un registre sensible, me touchait au plus haut point [embrasement émotionnel]. D'ailleurs c'est ce genre de déclarations, et leur relative rareté, qui a pu induire ensuite une attente de réitération (due à l'intense satisfaction qu'elles me procuraient). Et, de là, une partie de nos premières difficultés. Car, bizarrement, c'est comme si en même temps que s'installait notre relation, elle perdait les mots. En même temps que l'on se rapprochait, la fréquence de nos échanges ralentissait. Le lien était plus fort... mais les contacts s'espaçaient. Du moins selon la perception que j'en avais. Nos premières incompréhensions étaient nées ainsi, avant même que l'on se rencontre pour la première fois.

Bref : javais oublié des éléments significatifs et certains signes éloquents de son... amour [c'est un peu bizarre d'employer ce terme après ce qui est advenu]. Relire tout cela deux décennies plus tard, étant depuis longtemps sorti de la douleur consécutive à la désintégration, m'a remis face à cette réalité. C'est en ce sens que je choisis de me confronter aux écrits du passé : ils sont porteurs d'une perception "au présent", figée dans le temps. Ils me permettent de recalibrer ma mémoire qui, forcément, déforme ce qui fut.

J'ai pu relire ces textes sans difficulté, tout en modérant mes ardeurs à raviver ce qui n'existe plus [il me faudrait préciser cette affirmation abusivement simpliste... ]. La relecture est devenue plus complexe en entrant dans le récit de la "suspension" commune, rapidement devenue "arrêt" unilatéralement décidé. Même si désormais je comprends bien tout le processus mental qui a conduit à ce passage de l'un à l'autre, cela reste un épisode relativement sensible pour moi. Remettre à la lumière ce qui s'est écrit publiquement à ce moment-là, engendrant une inextricable complexité entre deux modes d'expression radicalement antinomiques, ravive des sensations mitigées. Même si j'ai fini par accepter qu'elle ait préféré l'extinction totale de notre relation, ce choix a quand même été à l'opposé du mien. Je n'ai pu que m'incliner [tout en résistant, mais ça c'est mon histoire].


Bien, mais là, aujourd'hui, où en suis-je ? Je dois bien reconnaître que mon processus de restauration, aussi efficace soit-il, est d'une effroyable lenteur. Je m'en sors, oui, et ne porte plus ni ressentiment, ni rancune, ni tristesse. Même si je puis dire que ce qui est advenu de nous est, à mes yeux et en mon âme, d'une tristesse infinie, une heureuse indulgence m'emporte. Je trouve cela triste, mais je ne suis pas triste. C'est ainsi : je suis persuadé que nous avons fait au mieux de nos possibilités d'alors. Et ça, ce n'est pas triste.

Actuellement ce qui se travaille encore, et qui m'apparait dans les intestices de mes écrits calibrés, c'est ce "quelque chose" qui résiste en moi. Contre toute évidence, "ça" ne parvient pas à abandonner, à renoncer... et en même temps il y a quand même bien des renoncements qui opèrent. La déconstruction du mythe se poursuit.

Quel mythe ? Celui de possibles retrouvailles. Ce fameux "fantasme de réconciliation" dont j'ai un peu mieux précisé les contours en mon for intérieur. En fait j'ai compris que la seule réconciliation sur laquelle j'avais un pouvoir... c'est celle qui consiste à me réconcilier avec moi-même ! C'est à dire me pardonner mes errements (je ne pouvais pas tout comprendre), me pardonner carrément mes erreurs (il m'est arrivé de mal agir, en portant préjudice), me pardonner les réactions terriblement blessantes que j'ai pu avoir dans des moments de profond découragement, de révolte contre... des décisions et expressions qui me blessaient tout aussi terriblement. C'est ce que j'appelle entredéchirement. J'aurais tellement préféré que cela ne se produise pas ! Tellement !

Mais ça s'est pourtant produit et je dois vivre avec. D'un côté il y a les meilleurs souvenirs, de l'autre ceux des griffures infligées et les cicatrices de celles reçues. Les premiers persistent, les seconds s'estompent infiniment lentement. Je ne peux pas les dissocier mais je peux choisir de les traiter différemment dans ma mémoire. Conserver ou oublier. Et pour cela, me pardonner. C'est indispensable pour atteindre la paix ante-mortem à laquelle j'aspire. J'ai cessé d'attendre une réconciliation faite d'écoute et de paroles, de pardon réciproquement accordé. J'ai accepté que cela n'advienne pas, malgré tout ce que j'ai pu tenter, plus ou moins adroitement, pour y parvenir.
Au moins aurais-je fait en mon for intérieur mon examen de conscience [ça sonne religieux, ça...]. Il m'était absolument nécessaire de trouver une façon de m'alléger de ce fardeau... et probablement, d'une façon ou d'une autre, que mes aveux soient déposés quelque part. Ici-même.

Il se peut que la perpétuation de mon écriture solitaire ait eu cette fonction : soulager ma conscience en en laissant une trace. Je préfère passer par ce moyen, aussi absurde soit-il, que de porter une culpabilité inextinguible parce qu'il m'aura été impossible de l'apaiser dans la "bienveillance réciproque" que j'espérais [on ne se refait pas...]. Mais, là encore, je sais qu'elle et moi avons fait au mieux, selon nos besoins respectifs. Je garde bien à l'esprit, désormais, que nous avons su trouver, dans une correspondance de clôture, un compromis à peu près satisfaisant. Depuis, je m'en suis tenu à sa demande de la « laisser partir pour être heureuse ». Il ne pouvait y avoir demande plus claire, incontournable. Une seule fois, étant au Québec, j'ai tenté une proposition... au cas où sa position aurait évolué. Sa séche réponse m'a dissuadé d'y revenir. C'était il y a onze ans.

Depuis onze ans, pas le moindre signe. Rien !
Et je suis encore là...

[terminé à 8h50]

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10h10

Si je me laissais aller, je pourrais parfois passer mes journées à lire-écrire. C'est à croire que je trouve ma vie passionnante ! Parce que bien sûr, c'est d'auto-analyse dont il est question. Ai-je donc à ce point besoin de comprendre de quoi je suis fait et comment je fonctionne ?

Visiblement, oui. En particulier pour ce qui découle de la belle aventure avortée dont la persistance mémorielle irrigue mes écrits. C'est fou ce que cela aura nourri de remise en question personnelle ! La source semble perpétuelle : quand je pense en avoir terminé il ne se passe pas beaucoup de mois avant que j'y revienne. Parce que d'avoir posé quelque chose et croire avoir enfin compris un ou plusieurs éléments importants n'est qu'une étape... avant que, paf, le réordonnancement des idées bouscule l'équilibre antérieur. Tout un paquet de petits réagencement doivent alors être effectués, jusqu'à la prochaine étape. Reste à savoir si cette perpétuelle instabilité conduit vers quelque chose de bénéfique. J'ai la faiblesse de le penser, mais cela uniquement parce que j'aime comprendre le pourquoi des choses. Je suppose que pour une majorité de personnes ma démarche est totalement incompréhensible.

Il se peut que, dans une certaine mesure, j'aime la complexité. Elle oblige à aller vers une simplification qui, en elle-même... pourrait vite devenir ennuyeuse. Il me semble que c'est la succession de complexités simplifiées qui donne goût à la simplicité. Oui, c'est un peu bizarre comme concept, j'en conviens. Ce doit être un peu plus compliqué que ça. Peut-être que le terme n'est d'ailleurs pas "simplifier", mais clairifier. Oui, ça me semble beaucoup plus juste !

En fait, tant avec mon ex-épouse qu'avec mon ex-complice, j'aimais beaucoup quand nous collaborions à l'éclaircissement. Mais peut-être était-ce plus simple [!] lorsque cela touchait à des sujets qui ne concernaient pas directement la relation ? Bien sûr, il est tout à fait réjouissant de finir par tomber d'accord autour d'un sujet qui implique les deux parties, mais l'échange comporte toujours le risque de mettre en évidence de désagréables discordances. Et ça, ce n'est pas très agréable.

[terminé à 10h30]


 * Interlude : promenade dans le jardin *

11h15

Il m'arrive d'écrire [cf. un peu plus haut] que j'ai accepté l'idée qu'il n'y aura pas de retrouvailles. Ou que j'ai renoncé à cette attente. Les deux affirmations sont intellectuellement et rationnellement vraies. Il est moins certain qu'elles le soient aussi dans les tréfonds de mon être. Car si j'avais vraiment totalement accepté, je n'écrirais plus ici ! J'aurais définitivement éteint tout espoir [j'assume le mot] de voir un jour, aussi lointain soit-il, revenir vers moi la complice d'autrefois.
La distance qui sépare l'acceptation intellectuelle du renoncement définitif a les dimensions d'une galaxie :  incommensurable.

La tonalité de mes écrits serait fort différente si j'avais vraiment renoncé. Déjà, il n'est pas certain que j'aurais encore envie de m'exprimer ici, ni même que j'aurais quelque chose à écrire. Mes cogitations ne sont-elles pas portées précisément par l'espérance qu'une inflexion pourrait se produire ?

Pourtant l'amie qui s'est désamarrée de moi a été claire : elle ne changera pas d'avis. Elle a déclaré que ses décisions étaient "irrévocables". Notre correspondance de clôture, il y a quinze ans, a confirmé son désengagement. Je n'ai donc rien à attendre de sa part et je le sais. Intellectuellement et rationnellement je le sais. Concrètement elle me l'a prouvé depuis onze ans. Pourquoi donc continuer à "espérer sans attendre" ? Eh bien la seule réponse que je trouve est celle-ci : parce que je suis fait ainsi ! Et qu'il est à peu près impossible, me semble t-il, de changer ma nature profonde. Je ne saurai renoncer tant que "quelque chose" [qui ne provient que de mon mental] me pousse à croire possible un revirement. Ne serait-ce que parce que chacun peut changer d'avis, avec le temps. Mais je sais aussi que l'on peut décider de garder le cap fixé un jour, quels que soient les aléas, et j'y vois un positionnement tout à fait respectable. Et même admirable. D'un certain côté je trouve qu'une constance décisionnelle peut être remarquable. En matière de sentiments je ne suis pas du tout sûr d'en être capable [si toutefois je me l'imposais]. D'un autre côté... s'il n'y a plus de sentiments, alors tenir un cap ne présente pas de difficulté majeure.


Me voilà donc face à moi-même : rationnellement libre et sentimentalement relié. Rien de nouveau dans ce constat. À moi de voir comment je compose avec cette dualité. C'est probablement ce que je cherche à éclaircir, sans en avoir vraiment conscience, en persévérant dans une écriture analytique [et rabacheuse] ouverte aux regards.

L'important, dans ma démarche au long cours, c'est que je ne souffre plus de la situation. Je vis très bien en dehors de cela [contrairement à ce que la récurrence de mes écrits pourrait laisser penser]. Et avec cela, ai-je envie de rajouter. Ces pensées flottantes m'accompagnent, apparaissent lorsque j'ai du temps disponible, sans rien d'obsédant. Je pense que cela contribue à ce que je ne ressente pas de solitude en étant solitaire. Finalement, je suis encore "avec" celle qui m'a conduit à explorer aussi loin dans mes aspirations profondes. Une "présence absente" totalement silencieuse, certes, qui a laissé place au personnage le plus à même d'interagir avec ma pensée : une survivance imaginaire.
Et voilà pourquoi il n'est pas inutile que, de temps en temps, je reprenne contact avec la réalité des mots (eux-même intrinsèquement soumis à ma subjective interprétation) de la complice d'autrefois.

Non, non, je ne suis pas fou. Enfin... je ne crois pas ;)

[terminé à 11h50]



Limites à l'exercice ci-dessus :
- nommer plusieurs fois "elle" et faire référence à ses écrits d'autrefois me conduit à une gène proche du malaise : j'ai l'impression de transgresser un interdit. Est-ce une trahison irrespectueuse ?
- me laisser aller à dévoiler les ressorts intimes de ma poursuite d'une écriture "persévérante" produit un effet proche du haut-le-coeur, avec la tentation de suppression des passages sensibles.



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22h15 - Envisager la fin

Et si j'étais parvenu au terme de ma persévérance ?

Il y a fort longtemps que l'idée de fin fait partie des possibilités dans le lien que j'ai jadis partagé.

C'est quoi qui est "plus fort que moi" et me pousse à persévérer ?

J'ai pas su faire avec elle. Ni avant sa rupture, ni après, quand elle m'était encore accessible. Il n'y a que seul, infiniment lentement, que j'ai commencé à y voir clair et que j'ai pu la quitter.


« Je sais qu’elle m’a aimé mais qu’elle ne m’aimera jamais plus. Je n’en souffre pas. J’accepte son absence comme quelque chose d’irrémédiable. Je n’attends rien, je ne souhaite que de me retrouver seul sans son image floue. Je trouve cela long, si long qu’il m’arrive d’en désespérer. Alors, parfois, pour me rassurer et parce que je refuse de me battre inutilement contre ce qui me dépasse, je songe à ces buffles dans ces plaines africaines qui, lorsque l’orage s’abat sur la savane, se maintiennent solidement sur leurs quatre pattes, baissent la tête et attendent, immobiles, que cesse la pluie. »

La patience des buffles sous la pluie, de David Thomas







Sans ailes



Dimanche 26 mai 2024
[Mis en ligne le 18 août 2024]

Alors ?

Ça y est, c'est terminé.

Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

Le froid. Je ressens le froid de la solitude.

Ah.

Je le savais déjà hier soir. J'ai dormi là-dessus et ce matin, au réveil, c'était toujours là. Avec cette sensation de froid en plus. Je crois que j'y ai rêvé cette nuit.

Qu'est-ce qui s'est passé pour que les choses changent ?

Rien n'a changé, et pourtant tout est différent. Quelque chose a fait déclic. Je crois que c'est en écrivant que cela faisait onze ans qu'il n'y avait plus aucun signe. Et encore, c'est moi qui l'avais sollicité. Donc en fait cela fait quinze ans qu'elle n'a plus envoyé aucun signe. Quinze ans ! Et moi je suis toujours là, « tout seul comme un con ». J'ai eu honte de ma persévérance débile. Tout ça pour... quoi ? Pour rien !

Oh là, attends, ne t'emballe pas. Tu as persévéré en toute connaissance de cause. Tu savais que tu le faisais pour rien.

Oui, je le savais, mais... j'ai voulu rester "disponible", au cas où elle changerait d'avis.

Tout en sachant qu'elle ne le ferait pas.

Oui. Mais ça restait théoriquement possible. On ne sait jamais...

Après quinze ans ?

Mouais, peu probable.

Extrêmement improbable.

Oui, je sais : mon attente était totalement irrationnelle. Absurde.

Tu as dit "attente"...

Oui, c'est le mot qui m'est spontanément venu. Je le laisse pour qu'il m'apparaisse bien.

Ainsi, contrairement à ce que tu écrivais hier, tu étais "en attente".

Faut croire, oui. Intellectuellement je déclarais ne pas l'être, mais émotionnellement il semble que je l'étais.


Attente de quoi ?

De l'impossible. D'un éventuel changement d'état d'esprit de son côté. Je l'ai souvent décrit : je restais disponible.

Ah oui, tu avais écrit « même sans elle ! ».

Tout à fait : même sans elle. Sans ailes, comme si je me les étais coupées...

Intéressant...

La loyauté poussée jusqu'au sacrifice. Absurde. Débile.

Je te trouve sévère avec toi-même. On peut aussi voir dans cette loyauté une certaine noblesse d'âme. Quelque chose dont tu pourrais être fier.

Je suis à la fois fier et honteux. Le choix que j'ai fait de rester présent est à la fois noble et ridicule.

Jusque-là c'est l'impression de loyauté qui prédominait à tes yeux.

Le rapport entre les deux vient de s'inverser. Aujourd'hui je vois surtout le ridicule. C'est pathétique !

Le changement de regard montre que ta pensée a évolué.

Il était temps !

Il peut falloir du temps, beaucoup de temps, pour renoncer à un rêve.

Plus qu'un rêve : un projet.

Projet de quoi ?


Bonne question... Le mot projet n'est sans doute pas le bon. Disons plutôt un engagement. En fait je n'ai jamais su me désengager de ce... "projet" commun. De notre "alliance" - et je remarque bien le sens que recèle ce terme. Je suis resté, envers et contre tout, dans ce « nous vaincrons », que nous énoncions lorsque les circonstances paraissaient défavorables. Il y avait, au moins en moi, une forme de certitude : avec notre volonté commune nous parviendrions au bout de tous les obstacles. Et j'ajouterais - mais je ne lui ai jamais formulé ni n'en ai pris conscience à l'époque - quel que soit le temps que cela prenne. Nous avions, selon moi, la vie devant nous.

Hmmm... « car c'est court la vie, tu sais ».

Oui oui oui, je sais. C'est cette phrase qui m'a fait basculer. J'ai dit d'accord pour la rencontre. Je me suis dit qu'elle avait certainement raison. Cela a un peu précipité les choses.

Cela a assurément précipité les choses. Auparavant vous ne vous donniez aucune échéance. Tout au plus avait été évoqué le fait que vous ne vous verriez peut-être pas avant dix ans.

Tout à fait. Parce qu'à l'époque, je n'étais pas prêt. J'étais encore marié, en pleine évaluation de ce qui m'était important, entre la liberté à laquelle j'aspirais, la vie de couple qui m'apportait quelque chose que j'appréciais, et le risque de me retrouver seul si je tirais trop sur les limites de mon épouse.

Ah oui, le risque de te retrouver seul ! Donc finalement tu envisageais déjà la possibilité de ne pas passer ta vie avec ta complice ?

Mais je crois qu'il n'en a jamais été question entre nous. Elle était célibataire et je ne me souviens pas qu'elle ait jamais exprimé le souhait que nous soyons un jour "en couple". Nous n'évoquions jamais cela précisément. Ce n'était même pas une hypothèse. Non seulement la situation ne le permettait pas, la géographie non plus, et je crois qu'elle tenait à sa solitude, ou son autonomie. Et moi, qui étais en pleine évaluation de mes besoins, j'avais surtout été séduit par cette liberté relationnelle qu'elle prônait. Je ne me souviens pas avoir souhaité former un couple avec elle. D'ou l'emploi de ce [pas de mot existant], qui exprimait bien la dimension inventive qu'il y avait à construire. Je crois que c'est un des principaux éléments qui m'ont plu dans notre démarche commune : on tentait d'inventer quelque chose qui nous aurait été propre. Avec ce contexte si particulier de la distance qui rendait la chose incroyablement complexe.

Ah... la complexité, on y revient.

Je crois - mais je me trompe peut-être - que la complexité et l'indéfinissable lui plaisaient aussi. On était tous les deux, me semble t-il, attirés par ce qui ne répondait pas aux normes. J'appelais ça "l'entre deux", entre amour et amitié, et nous avions établi un projet d'écriture commune autour des nuances. Autrement dit, ce qui ne se catégorise pas. Et là dessus, je crois que ça "matchait" vraiment entre nous.

Tu t'emballes...

Oui, évoquer cela réveille quelque chose de très fort, très joyeux, très enthousiasmant. Qu'est-ce que j'ai aimé cette dynamique inventive ! Ça me donnait... des ailes !

Celles que tu as du couper ?

Oui, c'est ça. Putain, quel gâchis !

Les limites du réel. On ne s'en affranchit pas.

Il y a le réel et puis il y a les limites que l'on croit qu'il pose. Mais il y a des interstices, des possibilités inexplorées. Pour moi, c'était ça notre objectif, même si on ne le nommait pas ainsi : on faisait cause commune, ensemble, pour explorer le champ des possibles. Pour moi on était embarqués dans la même aventure. C'était grisant. C'est ce qui m'a donné la force de m'émanciper.

Tu te sentais fort ?

Je nous sentait forts. Avec elle je me sentais fort. Elle potentialisait mes forces, mon audace. Mais il me fallait du temps...

Le temps... on y revient.

Notre rapport au temps était différent. Je pense qu'on n'en a jamais parlé ensemble mais c'était l'élément invisible qui allait tout faire basculer. J'ai un rapport particulier au temps, qui me semble infini. Je navigue aisément entre passé, présent et futur. Je vois bien que le temps s'écoule, mais il ne me presse pas. Le "nous verrons bien" est une sorte de devise. Je ne m'inquiète pas du futur... sauf pour ce qui concerne l'ensemble du vivant planétaire mais c'est un autre sujet. Visiblement elle avait un rapport au temps différent du mien, probablement davantage centré sur le présent. Peut-être l'avenir l'inquiétait-elle ? Nous n'avons pas eu... le temps d'explorer toutes les dimensions de nos différences.

Est-ce que cette mésaventure a changé ton rapport au temps ?

Absolument pas. D'ailleurs je ne m'inquiète toujours pas de mon avenir personnel. Je vis seul et finirai sans doute ma vie seul. Je n'ai pas cherché à vite reconstruire une relation "protectrice". Je vois sereinement le vieillissement faire son oeuvre et la mort se rapprocher. Cela ne m'inquiète pas.

Et tu n'as pas vu non plus les années passées à l'attendre...

Non. Cela n'avait aucune importance que les années passent, tant que j'imaginais que son retour était possible. Je me disais juste que c'était dommage que notre relative jeunesse passe sans que nous nous soyons retrouvés, mais j'avais une sorte de conviction inébranlable : on se retrouverait. Je ne parvenais pas à imaginer que cela n'arrive pas, tôt ou tard.

Et ?

Et bien aujourd'hui je réalise que ça n'arrivera pas. Je suis bien obligé d'admettre que si pendant quinze ans une personne comme elle ne s'est pas manifestée, alors c'est qu'elle ne le fera jamais. Elle tient ses résolutions. Elle est passée à autre chose. Je ne suis plus pour elle qu'un souvenir. Pas forcément agréable d'ailleurs, hélas.

Bien !

Non, pas "bien" ! Je me résigne, et ça je ne trouve pas que ce soit "bien". C'est raisonnable, mais ce n'est pas "bien". En fait je déteste ce que je suis en train de faire : abandonner. Qui plus est, abandonner un engagement auquel je croyais fort et dont le potentiel m'avait paru grandiose. En fait, cette rencontre aura été la plus extraordinaire de mon existence. Je l'ai souvent exprimé. Et je ne crois pas avoir la chance d'en faire une autre de puissance similaire. Je sais bien que ce n'est pas impossible, mais en terme de probablilités, ça me semble infime. Et ce n'est pas parce que je me suis focalisé sur cette personne. Du moins... je ne crois pas. Je me méfie de mes certitudes...
Donc je n'aime pas ce que je suis entrain de faire. J'ai l'impression de lâcher ce "nous" aux potentialités duquel je croyais encore. Je renonce. Je dis non au rêve et je déteste ça.

C'est ça, être adulte.

Sans doute. Peut-être. Je ne sais pas. Je suis en colère.

Contre quoi ?

La fatalité. Mes faiblesses. Son abandon.

...

J'aurais tant voulu qu'il en soit autrement.

Elle aussi.

Je suppose, oui. Non : j'en suis sûr, mais tant qu'il était encore temps pour elle. Et maintenant, c'est trop tard.

Principe de réalité.

Oui, je dois bien admettre que le temps du "nous" est passé. Il n'y aura pas d'autre chance. Je trouve ça terrible, parce qu'on n'a qu'une seule vie. Et nous avons laissé passer notre chance...

Bah non, vous avez vécu ce qui était possible. Et c'était déjà extraordinaire. Tout le monde ne vit pas ça.

J'ai bien fait de me laisser aller vers elle, d'accepter de me laisser bousculer et de précipiter la rencontre. Au moins nous avons vécu cela. Ce fut bref, mais intense. J'aurais peut-être dû accepter que cela finisse, comme elle, plutôt que vouloir faire durer au delà de ses limites.

C'est elle qui avait des limites, ou toi ?

Les deux, évidemment ! Et puis la réalité de la distance qui nous séparait.

« Je nous veux sans limites, sans frontières et sans loi. Je veux te respirer, te vivre, et vivre en toi. Et croire qu'avant nous, tout ça n'existait pas »

On n'était pas assez costauds pour ça. Pas assez fous, comme elle disait. On a fait ce qu'on a pu. On y a cru, on a essayé... c'était le mieux que l'on puisse faire.

Et maintenant c'est terminé.

Oui, c'est terminé.




* * *




Tant que je suis en phase "relecture des écrits passés", je suis allé refaire un tour du côté de la correspondance de rupture (qui, je le rappelle, a tout de même duré cinq ans...) d'avec mon ancienne amie. Je trouve toujours cela fort instructif de me confronter à la réalité d'une époque, sensiblement déformée et réarrangée par la mémoire.

En relisant les turpitudes issues des échanges plusieurs fois qualifiés d'ultimes [ce qui, avec le recul, me fait sourire], tantôt bienveillants et pacifiques, tantôt lapidaires ou carrément durs, tantôt enjoués et amicaux, je (re)réalise à quel point j'ai une propension à chercher la paix et à tenter de comprendre ce qui cause des difficultés au sein d'une relation. En relisant avec quelle patience, bienveillance, humilité, gentillesse, prudence, j'ai tenté de fluidifier [par mail, pas via ce journal-exutoire] ce qui était compliqué, combien j'ai tenté d'apaiser des courroux dont j'ignorais l'origine, combien j'ai enduré de rejets bien peu diplomatiques... j'en viens à me demander ce qui a pu me conduire à autant de persévérance. Je parle là de la période qui s'est achevée en 2009. Car l'autre persévérance, celle que je décide de terminer maintenant, n'aura été soumise à aucun aléa désagréable : je n'y ai été que seul. C'est de moi-même que j'ai laissé cette "ouverture" sans limite de temps.

Etait-ce une main tendue égoïste, dont je pensais tirer avantage ? Je ne le crois pas. J'ai vraiment été porté par le souhait d'une réconciliation douce aux deux protagonistes. Je pensais que nous aurions chacun pu bénéficier de "retrouvailles" apaisantes et joyeuses après les turpitudes. Oui, je suis fait ainsi.

Mais cette façon de voir les bénéfices d'une réconciliation n'était que la mienne. Elle n'était pas partagée. Pensais-je que ma persévérance et ma loyauté [hum hum...] seraient reconnues, voire appréciées, avec l'étirement du temps ? Peut-être.

J'ai relu les très longs mails explicatifs que je rédigeais avec le souci d'être bien compris, d'être au plus près du réel, proposant continuellement des pistes de compréhension et de conciliation. Et ce, d'autant plus que les années de "tentatives de réorientation de la relation" qui ont suivi la suspension-arrêt-oui-non-oui s'ajoutaient les unes aux autres. J'étais d'une prudence extrême, très attentif à ne pas froisser ma partenaire, dont j'avais appris à connaître une partie des innombrables et imprévisibles zones sensibles. Mais le terrain devenait tellement miné que mes erreurs d'appréciation devenaient trop fréquentes.

Qu'est-ce que j'ai dû endurer comme signes de mauvaise humeur et de distance ! Comment ai-je pu résister à cela ?

La réponse, je la trouve précisément dans la teneur des messages que, durant la période délicate de son désengagement amoureux, je lui écrivais à mon initiative ou en réponse aux siens. Les difficultés à communiquer, plus fréquentes qu'auparavant, me poussaient à me surpasser pour être le plus précis et le plus juste possible. Ne devant surtout pas tenter d'interpréter, je proposais des pistes, me dévoilais, analysais mes réactions, mes erreurs, mes attentes inconscientes, expliquais les impressions et sensations que je percevais. Et en fait... cela correspondait exactement à ce que j'avais trouvé avec elle au départ : échanger avec une interlocutrice s'autoanalysant et soucieuse de précision. De façon inattendue les échanges tardifs que nous avons eu dans la période de flottement des années troubles répondaient à mon désir d'approfondissement. Cela m'a fait croire que quelque chose de nouveau se cherchait et pouvait se mettre en place, malgré la précarité de la situation.

À l'origine son souci de la précision des mots avait dynamisé le mien. Nous nous entendions à merveille, alors, pour décortiquer dans leurs plus fins détails les multiples nuances d'un mot, d'une idée, d'un concept. Nous baignions ensemble dans les précisions infinies de ce qui, dans les relations à autrui, nous posait question. Nous avions une curiosité réciproque, qui nous a fait insensiblement nous apprécier, nous rapprocher, nous séduire... et « tomber en amour ».

Que s'est il passé ensuite pour que ces échanges fertiles s'amenuisent de son côté ? Je l'ignore. Ce que je sais c'est que cette raréfaction du répondant a forcément joué un rôle dépréciatif dans l'intérêt des échanges. Lorsque, assez tôt, je m'en suis inquiété... il est devenu compliqué de parler de cette lente désaffection. Elle n'aimait pas que j'y revienne. Et moi je ne comprenais pas. Et puis autre chose avait pris place : la relation amoureuse. J'en étais évidemment enchanté et cela semblalt surpasser le reste. Ce qui n'empéchait pas une certaine frustration. Le sujet était fort délicat à aborder, susceptible de déclencher des réactions de fermeture de la part de ma partenaire. Je ne reviendrai pas davantage sur cette période et ses conséquences, bien identifiées.

On a navigué là-dedans comme on a pu, écornant peu à peu la confiance initiale. C'est devenu "compliqué". De plus en plus. Alors, quand se sont ajoutés les ultimatums de plus en plus fermes de mon ex-épouse, cela m'a mis sous une forte pression et tout a explosé. Ma partenaire a pris les commandes et c'est elle qui a décidé de ce que nous allions faire. En pensant bien faire, certainement, mais sans tenir compte de mon avis. Et même contre mon avis. Elle m'aimait, et pensait que je n'étais pas fait pour vivre seul [ce que la réalité a infirmé]. Elle estimait que je devais retourner vers mon épouse, avec qui nous pouvions restaurer le couple. Elle me souhaitait la meilleure vie possible. Quant à elle, elle renonçait à "nous". Autrement dit elle sacrifiait son amour (et notre relation) pour que je retourne avec ma femme.

Noblesse du geste... ou sabordage fataliste ?

Elle disait aussi que notre relation était devenue difficile pour elle. C'était vrai, elle l'était aussi pour moi. Mais le difficile n'est-il pas parfois le chemin à suivre ?

Ce que je cherche à extraire de ce magma est la chose suivante : pour moi, notre relation conjuguait approfondissement intellectuel-analytique ET attirance émotionnelle, sensuelle, sexuelle. J'ai l'impression que pour elle ce tryptique de séduction a peu à peu perdu sa part intellectuelle-analytique. Je crois aussi qu'elle en était un peu gênée. De ce fait un déséquilibre se serait installé dans la relation... et aurait largement contribué à la faire capoter. L'hypothèse me semble tenir la route.

Ce que je relate ici n'est en rien une mise en cause tardive : chacun à joué sa partie du mieux qu'il pouvait, tout en tenant compte des besoins de l'autre, dans la mesure du possible. Et parfois l'équilibrage personnel ne permettait pas d'être en capacité de répondre aux besoins de l'autre.

Je n'irai pas plus loin dans le décorticage, cela nous appartient. C'est notre histoire et je ne l'ai déjà que trop dévoilée dans mon insatiable quête de sens.

Si je relate cette "découverte" fort tardive, au moment de clore ma folle espérance réconciliatrice, c'est parce que je vois se dessiner un lien évident entre ma persévérance dans l'écriture analytique, dans ce journal, et la carence que j'ai ressentie en percevant la désaffection précoce de celle qui m'avait séduit par sa propre pratique analytique. En somme, je suis en train de comprendre que ce qui n'a pas varié, chez moi, c'est l'approche analytique. Autrefois fertilisée et stimulée par nos échanges, puis poursuivie dans une pratique de plus en solitaire, faute de participation de ma partenaire dans ce registre. Et je dois bien reconnaitre que seul, dans mon interminable monologue diaristique... je tourne en rond !

Je ne blâme évidemment pas l'évolution de mon ex-partenaire. Elle n'était tout simplement plus inspirée pour des échanges approfondis avec moi (ni avec quiconque, d'après ses dires de l'époque). Toute autre raison qu'elle seule pourrait connaître lui appartient. Ce que je remarque, cependant, c'est la coïncidence entre la montée en puissance de notre relation amoureuse et sa lente désaffection de l'écrit. Je ne peux évidemment en tirer aucune conclusion. Et de toutes façons ça ne changerait rien à ce qui est advenu.

Finalement, l'explication la plus rationnelle dont je dispose pour expliquer le déclin de notre relation, c'est elle qui me l'a donnée il y a quinze ans. En deux mots et demi : « j'ai changé ».





Maudite espérance



Lundi 27 mai 2024 (matin)
[Mis en ligne le 19 août 2024]

Il m'arrive d'utiliser, dans mes écrits, le mot "espoir", que je mets généralement en italiques ou entre guillemets parce qu'il ne fait pas partie de mon vocabulaire courant. Je ne l'aime pas, ce mot. Pour moi il est synonyme de résignation : quand on espère c'est qu'il n'y a plus rien à faire. Espérer c'est attendre que la providence réponde à un souhait. C'est croire encore que je ne sais quelle "force" puisse avoir une inclination favorable à notre encontre. C'est un palliatif à l'inquiétude, à l'angoisse. Une façon de se préserver de la déception ou du malheur.

Je n'aime pas l'espoir parce que j'ai une forte propension à espérer et que la réalité de la vie m'a trop souvent mis face à la déception. Et, pour moi, la déception est bien pire que l'illusion entretenue.

Je déteste, j'abhorre, par exemple, la formule journalistique qui clôt un entretien avec un·e scientifique venant de présenter longuement la situation pré-catastrophique concernant le devenir du vivant sur terre : « maintenant donnez-nous une note d'espoir ! » Hé, ducon, on vient de te dire que nous allons tous vers une merde noire et tu veux une "note d'espoir" ? Mais t'as rien pigé alors ?! T'as rien écouté ! [Cf. "Don't look up"].

Oui, bien sûr, on peut "espérer" que rien de fâcheux n'arrive quand on n'a aucun pouvoir d'intervention. Espérer, c'est l'ultime étape, à l'instar de la prière : bienfaisant pour apaiser l'angoisse, mais totalement inefficace dans les faits.

Or, donc, je me suis rendu compte que je restais pris dans ce maudit "espoir" qu'un jour, aussi lointain soit-il, je ne sais quoi de doux pourrait renaître des cendres d'une cruelle déconvenue relationnelle [appelons ça comme ça...]. Bien qu'ayant renoncé à attendre... ben "j'espérais" quand même que quelque chose viendrait. Mais tout ça c'est de la merde ! Espérer, donc "attendre", c'est d'une débilité sans nom ! Veuillez m'excuser, je suis en colère contre moi. Parce que je me laisse prendre au piège que me tend je ne sais quelle part de moi désireuse de... confiance et d'harmonie. Un état que j'ai connu, émerveillé, mais qui n'a duré que quelques mois seulement. Quelques mois de bonheur exaltant, alors que tout semblait possible à... l'idéaliste que je suis. J'ai cru, naïvement, avoir trouvé la piste du graal.

Cela n'a pas duré très longtemps mais a probablement imprimé en moi l'idée que cet état était atteignable. Ne restait qu'à lui permettre d'être durable. C'est là que la réalité s'interpose : atteignable, oui, mais pas durablement.

Or j'ai cru (et "espéré") pouvoir faire durer l'éphémère. Erreur cher payée. Le plus consternant c'est que j'ai persévéré dans l'erreur ! J'ai pensé pouvoir contourner ce que le réel m'opposait. Je croyais qu'avec toute la bonne volonté dont je suis capable je parviendrais fatalement à vaincre... la fatalité. Cette fatalité non pas vue comme une prédestination, mais comme une réalité incontournable : rien ne dure. Ou son corollaire : tout à une fin.

Pire encore : j'ai cherché à entraîner ma complice intermittente dans mon délire. Elle ne m'a pas suivi et a fini par lâcher l'affaire.

Je suis en colère contre mon espérance, mal orientée, portée trop loin. Je suis en colère contre moi.








Je te quitte



Lundi 27 mai 2024 (soir)
[Mis en ligne le 19 août 2024]

Je vais quitter ce journal [je vais te quitter]
Je ne l'ai pas encore annoncé, mais je vais le quitter. Ma décision est prise. Ma lettre de démission est déjà prête, que je placarderai à l'entrée.

Je vais te quitter aussi. Les deux en même temps.

Peut-on quitter quelqu'un qui vous a déjà quitté ? Je le crois. Symboliquement la démarche est réalisable, même si dans les faits cela ne change rien.

Le quittant est décisionnaire, le quitté subit. Décider de quitter la personne qui nous a quitté rétablit l'équilibre des forces en présence [ou en absence, en l'occurence].

Il y a une vingtaine d'année mon épouse m'a quitté. J'ai subi son choix, conséquence de mon non-choix. Je l'ai cependant moi aussi quittée, sans m'en rendre compte immédiatement, le jour où elle a refusé ma proposition de discuter de façon apaisée. Ça s'est fait tout seul : ce jour-là ma confiance s'est brisée, ce qui m'a fait renoncer à toute autre démarche vers elle. Sans pour autant fermer la porte de mon côté. Je suis resté accessible, si elle souhaitait discuter, mais je n'ai plus rien tenté vers elle. Nous sommes quittes.

Il en fut tout autrement avec "l'autre relation", qui s'est abimée dans une longue et filandreuse séquence d'éloignement contrarié. Tergiversations qui ont fait que, pendant cinq ans, je n'ai pas compris si je devais lâcher définitivement [ce mot est crucial] mon bout du lien. Or j'aurais pu, oui, j'aurais pu, à chaque constat d'un désengagement accru, dire « ok, alors je lâche aussi ». Sans résister. Et sans un mot de plus. Car s'exprimer, c'est déjà résister. Parce que les mots, c'est du lien.

Rétrospectivement, je me demande ce qu'il se serait passé si j'avais renoncé dès le 11 septembre 2004...

Bon. Exercice d'imagination stérile : je n'en étais absolument pas capable.

Donc voilà, je vais te quitter. Je vais quitter le personnage que j'imagine éventuellement me lire et que j'espérais voir changer d'avis.
Et "te" quitter impose que je me taise. Donc que je ferme le canal d'expression indirecte que constitue ce journal perpétuel. Lorsque je publierai cela, le processus de fermeture sera engagé. Et, puisqu'il faut en passer par là, sera irrévocable.


* * *


« Ma force n'est pas dans le renoncement, mais dans la persévérance. Je ne peux pas avoir de force pour quelque chose auquel je ne crois pas. Je ne peux pas baisser les bras face à quelque chose auquel je crois. »
Extrait du 11 septembre 2004, titré "NON !!!"


« J'ai cédé devant l'évidence. Sans tristesse. Résigné parce qu'il n'y avait plus rien à faire. J'étais seul à espérer, la relation n'existait donc plus. »
Extrait du 13 septembre 2004, titré "Oui..."


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« Tu ressembles si peu à la femme que tu étais que, par fidélité à elle, je ne peux plus continuer avec toi... »
Trouvé par hasard en cherchant l'origine de la formule "je t'aime, je te quitte".


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Incise rajoutée le 19 août 2024 :
Dans un paragraphe supprimé dès le lendemain j'avais lâché, en un élan de colère libératrice, avoir été «
quitté de la façon la plus merdique qui soit ». Une tonalité directe qui ne ressemble pas à ce que je laisse habituellement, ni à l'état d'esprit pacifié que j'ai choisi d'adopter. J'ai donc immédiatement retravaillé mon texte, aboutissant à la version présentée ci-dessus. Cependant, parce que la rudesse de la première formulation représente tout de même une partie de moi et
que ces quelques lignes ont sans aucun doute joué un rôle émancipateur, je n'ai pas voulu les faire totalement disparaître. J'ai donc laissé ce qui suit en attente de statut - à conserver ou à effacer - jusqu'au jour de la publication.
Ce jour, 19 août 2024, après moult hésitations, je choisis de conserver cette trace, à mon sens significative . J'ai l'impression que ce qui pourrait être l'ultime manifestation d'une saine colère aura été déterminante dans l'inflexion en cours. Libre expression difficile à assumer, toutefois. Surtout trois mois plus tard...

Les paragraphes ci-dessous, en gris, s'inséraient donc plus haut, juste après ceux concernant mon épouse. Les mots que j'ai rayés signalent qu'aujourd'hui je réfute leur emploi. La colère n'excuse pas tout. Je les remplace par des mots bleutés.

(...) parce que je suis en colère, rétrospectivement, contre ma stupide soumission à une décision prise de façon particulièrement gluante. Dans le genre « je t'aime mais je te quitte ». Ce qui, en soi, est intellectuellement entendable, mais infiniment moins du côté de l'affectif. Pour tout dire, ça fait peut-être du bien à la personne qui le déclare mais c'est cruel pour qui l'entend.

Mais je m'empresse de préciser que je ne lui en veut pas, à cette femme l'amie qui m'a quitté en disant m'aimer. Comme je le répète souvent, elle et moi avons fait au mieux de ce qui nous était "humainement" (émotionnellement) possible. Mon langage est un peu cru parce que... parce que c'est à mon tour de me laisser aller à la colère. Contre moi, la colère, je le répète. L'autre n'étant que le réceptacle de cette colère par en-dedans.

Pourquoi je parle de quittance merdique ? Parce que pendant 5 ans, oui cinq ans, j'ai été balloté au gré des états émotionnels de cette femme que j'aimais. Je me suis soumis, pauvre serpillère, à ses fluctuations affectives et sautes d'humeur. Fermetures, distance et silence imposé, puis retour inopiné, vaguement gênée. Et hop, j'embrayais illico, trop content de ce retour tant attendu. "Attends, t'emballe pas coco, je reviens... mais je ne suis plus amoureuse". Euh bon, ok, va pour l'amitié. Et paf, je disais quelque chose qui n'avait pas l'heur de lui plaire et je me reprenais des condamnations au silence. Bam ! C'est arrivé plusieurs fois, dans des proportions et sentences variables. Et moi j'étais toujours là, comme un con de chien fidèle prêt à lécher les pieds de son maitre avec un regard implorant. Pauvre con !

Et en plus elle me faisait bien comprendre que je ne comprenais rien disait que je ne voulais pas comprendre.

Je pourrais donner des dizaines d'exemples, preuve à l'appui, de la désinvolture l'inconstance avec laquelle cette femme ma complice d'infortune m'a repoussé pour me rappeler des semaines plus tard. Brave toutou toujours fidèle, je répondais présent. Loyal, oui, comme la patée pour chien du même non.

Andouille, va !

Mais non, je ne vais pas tout balancer. J'ai assez fait de conneries dans ce genre en tentant de contourner les silences qui m'étaient imposés. Ben oui, privé de possibilités de discuter, fallait bien que je trouve un exutoire. Je suis un homme de dialogue... et c'est bien par ce côté que nous nous étions plu.

Je ne lui en veux pas à cette
femme muse qui fut, il ya maintenant si longtemps, désemparée, fragilisée, désenchantée. Je sais que ça a été très difficile pour elle. Elle m'a dit que j'avais fait preuve de méchanceté à son égard... et moi je ressentais la même chose en sens inverse.

Bon bon bon... inutile de revenir sur tout ça : c'est loin c'est passé, c'est terminé.


*

« Or j'aurais pu (...) dire « ok, alors je lâche aussi ». Sans résister. »





Carrément dingue



Mardi 28 mai 2024
[Mis en ligne le 20 août 2024]

Pendant trois jours et demi de ma fin de semaine j'ai passé des heures, beaucoup d'heures, à écrire. J'ai aussi passé des heures, beaucoup d'heures, à relire des textes en attente de publication. Leur contenu nécessite d'être vérifié, ajusté, atténué avant d'être définitivement validé. J'ai aussi re-re-relu des extraits d'une certaine correspondance ancienne, histoire de bien retrouver la perception que j'en eus à l'époque et analyser si, désormais, elle avait évolué... ou pas.

Objectivement, passer tant de temps à ratiociner autour de... je ne sais même pas vraiment quoi... ça peut paraître "anormal". Un peu fou. Voire carrément dingue.

J'en suis bien conscient et je m'interroge régulièrement sur :
1 - ce qui me pousse à autant décortiquer des trucs anciens et déjà passés en revue de multiples fois;
2 - ce qui me pousse à en faire étalage alors que cela me met mal à l'aise.

Je ne pense pas être masochiste, ni te trouve satisfaction à m'exposer jusqu'à mes limites de supportabilité. Ce que je ressens est ambivalent : satisfaction à voir se dessiner un récit sensé, logique, cohérent, là où auparavant je devais faire face à ce qui, à mes yeux, constituait une énigme. Là où il y avait des trous j'ai pu reconstituer une trame et tisser une représentation plausible. En ce sens, j'ai reconstitué un "paysage" agréable à regarder. Mais cela a un coût. En temps passé, d'une part, mais aussi en inconfort narratif. En exposant une partie de l'arrière-cour de mon processus d'élaboration, je frise parfois le haut-le-cœur. La honte. La fange. Et cela parce que je crains de porter préjudice, de déformer, de n'être pas juste. Le malaise latent est une sorte de signal d'alarme : je touche a du sensible, je vais peut-être trop loin. Ai-je le droit (éthiquement parlant) de divulguer cela ? En même temps je sens que certains choses doivent être exprimées pour que je m'allège de meurtissures encore pesantes.

En fait ce travail d'archéologie mentale est difficile... et en même temps me procure une bienfaisante satisfaction. Comme si je m'allégeais, me régénérais, me fluidifiais dans une sorte de lumière renouvelée. Ambivalence, oui...

Il peut y avoir des sensations grisantes, lorsque j'ai l'impression de mieux assembler certaines pièces du puzzle qui résistaient depuis longtemps, mais aussi une gêne à mettre en évidence des élements qui ne m'appartiennent pas et pour lesquelles je n'ai aucun accord d'exhumation. Il y a là, oui, comme une sorte de sacrilège. Comme si mon trésor était enfoui avec un autre, sur lequel je n'ai pas de droits. C'est très inconfortable.

Je n'aime pas, je n'ai jamais aimé, "déranger les morts". Je veux dire : farfouiller dans une sphère privée dont il m'a été demandé de ne plus rien dire. Sauf que c'est là que se trouvent les éléments qui me permettent de rabouter les manques.

Bref, c'est un peu difficile à décrire mais l'idée générale c'est que ma quête de sens a un prix relativement élevé.

Et quand je sens qu'il va être trop élevé, il m'arrive de supprimer ce que j'avais écrit. Ou j'en reporte la publication, le temps de voir si je me sens en capacité de l'assumer. Et je reporte parfois longtemps, comme actuellement. Deux mois sont stockés dans la file d'attente et je ne me résouds pas à les lâcher.

Avec, en suspens... la très forte envie de clore ce journal avec un ultime paquet de textes. Hier soir j'étais déterminé : cette fois je le ferme. Tellement déterminé que j'ai préparé la page finale, prévue pour rester affichée "après". Cette décision forte m'a permis de libérer une colère contenue. Colère contre moi, contre toutes les erreurs que j'ai faites, contre ma stupide persévérance : tout ça pour quoi ?

J'étais tellement déterminé que j'en ai mal dormi. Réveillé en milieu de nuit j'ai repassé en boucle tout ce à quoi ce journal est lié, et surtout les étapes significatives de l'histoire avec laquelle il est entretissé. L'histoire et le journal sont tellement entrelacés que l'un ne vit pas sans l'autre. Donc terminer l'histoire revient à terminer le journal. Or il est une importante part de moi, depuis près d'un quart de siècle. Une durée équivalente à celle de ma vie congugale. La moitié de ma vie d'adulte, à ce jour.

Cette nuit, ne parvenant pas à dormir, j'ai eu - brièvement - des pensées suicidaires. L'impression d'un monumental échec, assorti d'une irrémédiable perte. Je me suis même demandé si j'avais fait le meilleur choix, lorsque j'ai refusé de sacrifier ce en quoi je croyais.

Ce matin j'ai dû retourner au travail. Sans envie. J'étais si loin de la matérialité, après trois jours de navigation entre autrefois et aujourd'hui ! Il m'a fallu sortir de ce bain de cogitations analytiques avec lequel j'auto-alimente mes besoins de réflexion. Au travail j'allais devoir faire bonne figure avec des gens dont les conversations matérialistes de m'intéressent pas. J'allais devoir répondre à la question "Salut, comment ça va ?" avec un conventionnel et souriant "très bien, et toi ?". J'ai pensé à dire "non, ça va pas... mais t'inquiète pas, c'est des histoires personnelles".. mais pas envie de susciter la moindre interrogation. Alors : "oui, ça va, et toi ?". Rituelle routine des salutations professionnelles.

En quelques minutes j'ai été happé par le tourbillon de la mise en route de l'activité. Répondre à des questions, évoquer un problème à résoudre, planifier des tâches, lire les courriels, répondre à des messages, lancer une réunion...
Tous mes questionnements de la nuit se sont envolés. Et c'est là que je me suis demandé si je n'étais pas un peu fou à consacrer « tant de temps à ratiociner autour de... je ne sais même pas vraiment quoi... ça peut paraître "anormal". Un peu fou. Voire carrément dingue. »


Je vais clore ce journal !
Quand j'y serai prêt.








Magnétisme



Mercredi 29 mai 2024
[Mis en ligne le 21 août 2024]

5h45, je me lève en forme, les idées claires. Sans m'en rendre compte, je me mets à parler à voix haute. Je me parle comme si j'écrivais dans ce journal.

Un récit limpide coule avec la fluidité de l'évidence. Une histoire longtemps restée pleine de trous et de lacunes n'en a plus. Le résumé de l'essentiel sort de ma bouche et sous la douche je continue le fil de mon récit. Il se déroule sans réfléchir, spontanément. J'en suis étonné et ravi. La sensation est extrêmement agréable, j'en souris.

Il me semble qu'enfin, de l'incertitude du « je ne sais pas » je sors. Des années de questionnement se dissolvent. C'est la débâcle.

Je ne m'y attendais pas maintenant. Pas si tôt.

Tout paraît confluer simultanément : je quitte ce journal et l'inconfortable incertitude qu'il analysait. J'ai choisi mon camp et c'est celui de l'acceptation. Il ne s'agit pas de pardon, parce que je ne vois plus de comportement fautif. Je crois avoir trouvé une des pièces cruciales du puzzle inachevé. En une phrase trouvée par hasard après la recherche de cette formule, qui m'est venue de je ne sais où : "Je t'aime, je te quitte".

Voici la phrase révélatrice, qui aura peut-être autant de portée que celle qui a engendré ce journal :

« Si quelqu'un pense qu'il n'est "pas grand-chose" pour moi parce que je n'ai pas d'énergie à lui consacrer - éventuellement pendant une longue période - alors il n'a absolument rien compris à ma façon de fonctionner ! »

Magnifique ! Une autre femme que... a décrit ce jour-là quelque chose de suffisamment similaire pour que s'ouvre en moi un monde à la fois étranger et très familier : je le reconnais.

Oui, on peut vivre des relations importantes avec détachement.

Jusque-là j'en avais connaissance, je savais que ça pouvait exister, mais je ne l'avais pas incorporé. Comme s'il m'avait fallu une sensation... physique, vibratoire, charnelle. Je ne saurai décrire pourquoi cette phrase là, ce jour là, a libéré un blocage.


Je recopie ici le texte duquel la phrase est extraite, mise en gras par l'autrice elle-même.

« Je dirais notamment que pour ma part, je fais partie des individus qui ont besoin d'être seuls, de passer des moments sans contacts humains, pour se ressourcer. Je fais partie des personnes pour qui tout contact humain consomme une énergie (parfois très importante).
Ca ne veut pas dire que des personnes que je vois peu ne comptent pas pour moi ! Et certaines comptent autant voire plus que d'autres que je vois toutes les semaines (pour des raisons de boulot, de praticité, de proximité géographique, de hasard qui fait bien les choses et j'en passe) !
Même si j'ai mes périodes extraverties, je suis plutôt une introvertie, un peu comme dans ce comic.

Quelqu'un peut penser que je ne pense pas à lui/elle parce que je ne l'ai pas contacté en trois mois et/ou parce que je n'ai pu que lui répondre que je n'étais pas disponible les fois où il/elle m'a contactée. Rien ne serait plus faux. On pourra arguer que "Si tu penses à lui/elle, tu peux lui envoyer un petit message", ben non c'est pas si simple.

Penser, je le fais sans effort, mais aussi étrange que ça puisse paraître à certains, envoyer un message me prend de l'énergie, et j'y mets d'autant plus d'énergie que c'est pour quelqu'un qui compte, et (paradoxalement) je retarde donc souvent d'autant plus le moment d'envoyer le message (puisque j'attends d'avoir assez d'énergie, alors que le boulot, les soucis perso, la vie quotidienne etc. m'en prennent déjà une bonne partie).

Même chose pour me rendre disponible pour quelqu'un : il ne suffit pas que j'aie du temps. D'ailleurs, parfois j'ai peu de temps mais ça va être possible parce que là, j'ai l'énergie pour...!
Tout ça pour dire : si quelqu'un pense qu'il n'est "pas grand-chose" pour moi parce que je n'ai pas d'énergie à lui consacrer - éventuellement pendant une longue période - alors il n'a absolument rien compris à ma façon de fonctionner !

Pour reprendre mon cas, je peux être très bavarde parce que j'ai l'énergie pour au début, et je vais ensuite rentrer dans une période où je n'ai plus cette énergie...ça ne change absolument rien à la place qu'occupe la personne dans ma vie (ou dans mon coeur).
Les gens que j'aime ou même ceux que j'apprécie simplement ne sont jamais "de trop" !
Par contre, il y a des moments voire des périodes où je n'ai pas l'énergie pour interagir... sincèrement.

Je peux dire à quelqu'un que telle ou telle chose ne me convient pas dans la manière dont se déroule la relation (et en général, si ça ne peut pas changer, je prends mes distances, sans toutefois rompre, car les relations pour moi se transforment, évoluent mais n'ont que très rarement des raisons de s'arrêter brutalement).

Mais lui dire "Tu ne sais pas m'aimer" !!
Sous-entendu : j'attends/exige ceci/cela de toi...
Ça me semble déplacé. Chacun aime à sa façon, ensuite ça peut convenir à l'autre ou non, mais chacun aime à sa façon, il n'y a pas de "bonne" façon ! »



Je trouve dans ce texte des parties qui correspondent exactement à ce que j'aurais pu écrire de moi. Mais dans le même texte, d'autre parties sont à l'opposé de ce que je suis. Il y a dans ce grand écart, à mes yeux, quelque chose de fascinant. Apparaît peut-être ici une des causes possibles d'incompréhension radicale entre semblables, due à une inversion de polarités.

Me revient en tête l'image des aimants qui s'attirent ou se repoussent selon leur sens d'approche.



* * *



Voilà des jours que j'hésite et repousse à plus tard l'action me permettant d'en savoir davantage sur un éventuel trouble neurologique (TSA léger). J'ouvre, puis referme, les sites de présentation de deux spécialistes du sujet dans mon secteur géographique. Et je recommence quelques jours plus tard, sans oser aller plus loin. Que crains-je ?

Ce soir j'ai fait un pas de plus en tentant le contact chez l'une. Le formulaire a remplir m'a paru trop calibré, avec des cases à cocher. Trop austère, pas assez accueillant. Alors j'ai écrit à l'autre, lui exposant librement, par courriel, mon questionnement à ce sujet. Mon souhait est de de lever le doute pour mieux orienter la suite. Quelle suite ? Je ne sais pas encore mais je pressens que je vais devoir m'occuper un peu de moi et de mon rapport au monde [et à ceux que j'aime]. Je suis persuadé que la temporalité de mon intention ne tient pas du hasard : je vais prochainement disposer de tout mon temps libre et le risque du repli solitaire [et graphomane] est non nul. D'ici à considérer que d'autres changement de perspective, à l'œuvre en ce moment, appartiendraient à la même logique, il n'y a qu'un pas...

Je commence aussi à me dire qu'il existe peut-être un lien entre l'autocentrage dont témoigne ce journal et mon mode de fonctionnement. Comme si j'avais besoin de comprendre mon rapport à un monde dans lequel je me sens inadapté. En décalage.

Bon, avant d'envoyer mon message, par prudence, j'ai quand même voulu savoir à qui je m'adressais. Rapidement je suis tombé sur un webinaire dans lequel intervenait celle à qui j'étais prêt à expédier ma missive numérique. Le thème attirait mon attention.

Et là, grande surprise : au bout d'une dizaine de minutes, en écoutant les différentes intervenantes sur le sujet qui me questionne, je me suis effondré. Débordé par l'émotion j'ai pleuré à gros bouillons, sans discontinuer. Ce qui était présenté correspondait tellement à ce que je vis et ressens depuis toujours ! Chaque nouveau point ravivait l'intense vibration intérieure qui me liquéfiait. J'ignore ce que cela signifie mais, assurément, il y a là quelque chose de puissamment évocateur pour moi. Dans la confusion émotionnelle, qui me laissait perplexe, me venaient quelques idées claires : je me suis épuisé à tenter de m'adapter depuis toujours à ce monde dans lequel je ne trouve pas ma place. Je suis parvenu à exister, mais au prix d'efforts constants.

C'était trop à la fois de voir et entendre tout ce que je me suis infligé depuis l'enfance. Tout ce que j'ai enduré de violence de la part de certains acteurs de mon désarroi. Tandis que les larmes me submergeaient, me revenaient en tête quelques flashs douloureux, dans lesquels je m'étais vu rejeté. J'ai aussi entendu les mots "valeurs", "logique", "sentiment d'imposture", "besoin de sens et de cohérence", "stimulation intellectuelle". Et ceci : "idéaux élevés". Je n'ai que pu faire le lien avec le pseudonyme que je m'étais choisi au départ : "L'idéaliste"...



* * *


Le petit plaisir du jour, en sortant du boulot, de la part d'une de mes homologues : « Comment tu fais avec tous ces mecs, toi qui es plutôt raffiné ? »







Laisser mûrir



Jeudi 30 mai 2024
[Mis en ligne le 22 août 2024]

Je viens de "libérer" le premier des 23 textes qui s'empilaient dans la file d'attente depuis le 18 mars. Le dernier texte publié, daté du 16 mars, n'avait déjà été mis en ligne que deux semaines plus tard. Désormais le décalage dépasse les deux mois. Un tel espace-tampon entre un texte et sa publication soulage mes hésitations autour de ce qu'il m'est confortable d'exprimer.

J'ai donc dû modifier mes habitudes rédactionnelles en créant une page "file d'attente". C'est celle dans laquelle je vais désormais piocher, en suivant la chronologie d'écriture. L'ampleur du décalage devrait permettre, me semble t-il, de m'accorder le temps de voir mûrir ma réflexion dans le processus de clôture.

Ainsi, alors que ma décision a déjà remué l'équilibre des forces qui me composent, ce qui est rédigé reste invisible en ligne. Je suppose que ce laps de temps me sera profitable.

Antérieurement il m'est arrivé de "retenir" les différents épisodes de plusieurs séries de textes, mais la libération se faisait d'un seul coup. J'inaugure donc, dans ma pratique, une forme inédite de publication différée.

Par ailleurs j'ai l'impression que mon écriture aussi se modifie. Je ne cherche pas à faire joli, je privilégie l'efficacité.







Anormalité



Vendredi 31 mai 2024
[Mis en ligne le 23 août 2024]

Il y a un peu plus de dix mois, j'évoquais la tentation, assez forte, de clore ce journal :

« Ce journal est tellement imbibé, depuis son origine, d'une rencontre fondatrice que je ne suis pas du tout sûr de pouvoir m'en affranchir suffisamment. Je crains, dans le cadre d'une analyse autocentrée, d'avoir trop souvent à éviter la pente glissante. » Dans "Diverger", le 05/08/2023

Je ne peux que constater que pour ne pas tomber dans l'ornière, clairement identifiée, cela m'impose une contrainte : calibrer mon expression lorsque j'aborde certains thèmes. Une contrainte familière, tout a fait supportable, probablement bénéfique en ce sens qu'elle m'aura obligé à soupeser chacune de mes assertions. Cependant je sais qu'elle contrecarre aussi mon émancipation, qui ne peut passer que par un acte symbolique de ma part. Et je ne vois rien de plus radical que la coupure du lien qui demeure par l'entremise de ce journal. Il est nécessaire que je prenne cette initiative, que je retrouve mon autonomie et vole de mes propres ailes.

Ce "désassemblage"  consiste à me retirer délicatement, sans rien casser de supplémentaire. Question de vertu personnelle. Au final, je veux être fier de ce à quoi je serai parvenu par rapport à cette histoire.

J'ai toujours eu en ligne de mire la tranquillité spirituelle dans laquelle je veux être lorsque je sentirai ma mort approcher. Ce qui implique de me sentir, au préalable, en paix avec les personnes qui auront compté dans ma vie. Surtout avec celles qui m'auront été chères.

Désormais je me sens en capacité de vivre cela.

Lorsque je précise « la coupure du lien qui demeure par l'entremise de ce journal », à l'évidence je parle d'une coupure partielle. Il s'agit de me couper d'un canal de communication d'expression à sens unique, sans savoir s'il y avait réception de l'autre côté. Le canal a très bien pu ne perdurer que dans mon imagination. Mais peu importe : j'ai pu m'exprimer, constater que cela ne suscitait aucun retour et en tirer des conséquences. N'importe qui en aurait tiré les conséquences qui s'imposent bien plus tôt que moi... mais visiblement je ne suis pas mentalement constitué comme tout le monde. Et le seul fait de constater ce décalage d'avec n'importe quelle personne "normalement constituée" était un indice auquel j'aurais pu prêter attention plus tôt. Si seulement j'avais eu conscience d'être peut-être un peu différent. Maintenant cela m'apparaît clairement, mais uniquement parce que mon improbable persévérance à fini par devenir aussi visible que le nez au milieu de la figure. Qu'est-ce qui pouvait engendrer une telle persévérance ? Au choix : une pathologie mentale... ou autre chose, de non pathologique.

Encore fallait-il que je parvienne à voir un peu plus clairement dans ce "plus fort que moi", ce "quelque chose" que je ne savais pas nommer. Désormais c'est clair, à mes yeux : ma constitution mentale m'a conduit à persévérer. J'avais besoin, pour mon équilibre psychique, de comprendre ce qui m'avait si fortement affecté et quelle sensibilité particulière cela pouvait indiquer.

J'ignore encore si la démarche que je viens d'entreprendre auprès d'une neuropsychologue confirmera mes soupçons ou si, au contraire, elle excluera l'éventualité d'un TSA léger. Ce dont je suis déjà certain c'est que "quelque chose" [j'y reviens] me fait penser et réagir différement de la majorité de mes semblables. De fait, je me sens neuroatypique. Je l'étais déjà en étant situé dans la tranche dite « très supérieure » des Haut Potentiel Intellectuel [l'écrire me permet de m'auto-accepter], mais je le suis peut-être doublement, puisque l'une des neuroatypies n'est pas exclusive de l'autre.

Je ne suis pas à l'aise de poser ici des caractéristiques intellectuelles qui peuvent paraître prétentieuses. Mais je crois que cela participe aussi de l'acceptation de soi. Je me suis beaucoup auto-flagellé dans mes écrits et il est temps, je crois, que j'accepte de [me] montrer un autre versant de moi. Comment pourrais-je comprendre ce qui m'est arrivé si j'occulte une part très significative de ce qui me constitue ? Comment pourrais me comprendre si je n'accepte pas de voir l'intégralité de ce que je suis ?

Je suis en train de prendre conscience de l'importance de cette correction, fut-elle très tardive, pour donner sens à l'ensemble de ma démarche. Depuis les tout débuts du journal et jusqu'à son terme, ç'aura été l'élément invisible dont la non-perception empêchait toute compréhension "logique". Or la logique est aussi une des caractéristiques qui pourrait caractériser mon mode de pensée.

Tout ce que je décris peut paraître très immodeste. Tant pis, je l'assume. Peut-être est-ce la perspective de fin prochaine de ce journal qui aura permis que "quelque chose" se libère aussi de ce côté-là. En somme, il y aurait donc une logique invisible, mais parfaitement cohérente, entre mon attrait vers une personne "singulière" [potentiellement elle aussi atypique, mais ça c'est son affaire], l'énorme investissement confidentiel que j'ai eu envers elle, le colossal effondrement qui m'a affecté lorsque je l'ai "perdue", et la persévérance à vouloir restaurer la confiance saccagée. Tout ce que je ne comprenais plus de moi, d'elle et de ce que nous étions devenu, retrouve une logique cohérente si je fais entrer le paramètre d'un mode de pensée particulier. Hors-normes. Il ne faut pas chercher à expliquer "normalement" ce qui ne relève pas de la "normalité". Littéralement, le fait de faire partie des 2,3 % d'une population place d'emblée dans une certaine anormalité. Et cela n'a rien de grave ni d'inquiétant d'être "a-normal".

Mais il est utile d'en être conscient. Et encore plus d'en tenir compte dans les rapport que l'on a avec autrui.







Complexité



Samedi 1er juin 2024
[Mis en ligne le 24 août 2024]

Aussitôt levé, mes pensées se réactivent. Ce matin c'est le terme de "complexité" qui les anime. Je crois pouvoir dire que j'apprécie la complexité. Non pas en tant que telle, mais pour ce qu'elle offre de possibilités de réflexions. Je devrais dire que j'aime simplifier la complexité, tout en sachant qu'il y aura toujours de la complexité à simplifier quelque part.

Une relation de proximité, par exemple, est un réservoir inépuisable de complexité. Du moins c'est ainsi que j'ai vécu les quelques relations engageant des sentiments. Mon expérience ne vaut sans doute pas règle universelle...

D'un autre côté, puisque je suis en train de découvrir que, d'une certaine façon j'aime me frotter à la complexité - pas forcément dans le fonctionnement relationnel, mais dans l'échange que celle-ci peut permettre - mon appétit insatiable peut être usant pour qui ne le partage pas. Je pense avoir été, sur ce plan-là, un partenaire usant pour qui aspirait à davantage de simplicité.

J'apprécie aussi la simplicité relationnelle, que je goûte avec délice, mais il est important pour moi de partager une réflexion intellectuelle relativement soutenue. Sans cela... je m'ennuie.

Avec le recul d'analyse que j'ai désormais sur ma vie de couple (conjugal), l'inadéquation entre l'appétit intellectuel de l'un et de l'autre a manifestement été un des facteurs majeurs qui m'ont amené à m'ouvrir à d'autres échanges. C'est d'ailleurs ainsi qu'à commencé mon émancipation, comme l'indiquait le préambule de ce journal.

Et si ma vie sociale est aujourd'hui devenue relativement pauvre, c'est parce que je ne trouve qu'assez difficilement des partenaires de réflexion. Je compense cela en étant attentif aux débats d'idée sociétaux, en lisant beaucoup d'articles, en écoutant quotidiennement France-culture, mais côté échange direct et expression personnelle c'est assez réduit. Peut-être puis-je voir dans une relative fringale intellectuelle un des motifs de perpétuation de ce journal au-delà de la normalité : il m'aura permis de "réfléchir à voix haute". Les interlogues que j'ai entre deux instances du moi sont aussi une façon d'auto-stimuler ma pensée. Typiquement on pourrait qualifier cela d'onanisme intellectuel. On comprendra que je ne donne que ponctuellement libre cours à cette pratique...

Dans l'échange en face à face, évidemment beaucoup plus stimulant puisque soumis à l'inattendu et au différent de soi, j'investis différents champs de réflexion dans le monde professionnel (introduction de facteurs écologiques dans les activités de production, avec les débats que cela peut ouvrir), associatif (devenir de notre société trop avide de détruire son propre milieu de vie), politique (un peu la même chose, à l'échelle locale). Pour le reste, je me contente d'une lecture passive, mais cependant émotionnellement engageante, de questions de société. Écologie, féminisme, systèmes de domination à l'oeuvre de multiples façons. J'ai une soif de connaissance dans ces divers domaines, d'autant plus complexes a appréhender et à discuter qu'on s'y engage. La simplicité, en la matière, s'assimilant généralement à du simplisme. Si on croit avoir tout compris... alors c'est qu'on n'a rien compris. Connaître, c'est souvent aller vers l'humilité.

Bon... j'écris ça au moment où, précisément, j'ai l'impression d'avoir "tout compris" d'un mécanisme de déclin relationnel. Mais non, je n'ai pas tout compris : j'ai simplement pu relier entre eux des éléments disjoints. Mon analyse au long cours m'a seulement permis de "donner du sens" à ce qui, longtemps, n'en avait pas. J'ai pu dessiner un scénario plausible, sans trous. Un narratif fluide et logique. Sans pouvoir prétendre avoir tout compris de ce qui serait LA vérité. J'ai simplement mis bout à bout une suite logique d'éléments qui racontent une histoire qui satisfait mon besoin de cohérence.

Une version alternative, tout aussi logique mais basée sur une autre perception, existe sans doute quelque part de l'autre côté de l'Atlantique.







Écrire, c'est générer du lien



Lundi 3 juin 2024
[Mis en ligne le 25 août 2024]

Il y a quelques années une lectrice, que j'avais déjà reçue chez moi antérieurement, est revenue me rendre visite pour quelques jours. Le moment n'était pas très opportun pour moi mais, par gentillesse [incapacité à refuser clairement, par crainte de décevoir], j'avais accepté sa proposition tout en émettant quelques réserves.
Je n'étais mentalement pas très disponible, sachant que cette présence féminine chez moi allait générer des remous au sein de la relation que j'entretenais avec Artémis. Le premier soir ma visiteuse alla se coucher avant moi mais... dans mon lit ! Lorsque je m'en rendis compte elle dormait et je décidai donc de me réfugier dans un autre lit. En pleine nuit elle se réveilla, et après avoir cherché dans toutes les pièces, finit par me trouver dans la chambre d'un de mes enfants. Je ne me souviens pas qu'elle m'ait rejoint dans cet autre lit, ni avoir réintégré le mien à ses côtés.

Ce séjour se révéla être assez catastophique et la visiteuse, pourtant venue de loin, s'en retourna tristement chez elle. J'étais très mal à l'aise et vraiment honteux de n'avoir pas su être assez à l'écoute de mes réticences initiales. Je m'en suis beaucoup voulu.

Cette visiteuse m'a laissé une lettre - ou m'a écrit ensuite, je ne sais plus - me disant sa tristesse, sa déception, et qu'elle ne se manifesterait plus tout en me laissant l'initiative de le faire, si je le souhaitais un jour. Je pense lui avoir répondu [mes souvenirs ont beaucoup pâli], exprimant des regrets sur ma goujaterie, mais tout cela est un peu flou dans mon esprit. En fait je me suis senti tellement minable... que j'ai préféré oublier cet épisode bien peu reluisant. Je n'ai jamais repris contact avec cette aimable visiteuse, alors que j'avais beaucoup apprécié sa présence dans mon environnement plusieurs années plus tôt.

Je ne sais pas pourquoi ce triste épisode me revient maintenant mais je vois un lien avec ceci, écrit le 27 mai dernier : « Or j'aurais pu, oui, j'aurais pu, à chaque constat d'un désengagement accru, dire « ok, alors je lâche aussi ». Sans résister. Et sans un mot de plus. Car s'exprimer, c'est déjà résister. Parce que les mots, c'est du lien. »

Si les mots c'est du lien, si s'exprimer c'est résister, alors il aurait été maladroit que je cherche à entretenir un lien à la hauteur duquel je n'avais pas su me montrer digne. Vraiment, je ne suis pas fier de l'attitude que j'ai eu avec cette visiteuse :(

Mais peut-être ai-je voulu, en ne cherchant pas à me disculper, ne pas entretenir un lien ? Ou l'espoir d'un lien que je ne me sentais pas capable d'assurer.


Là où je veux en venir - car je n'écris pas au hasard - c'est sur cette idée qu'écrire c'est générer du lien. Entre le scripteur et le lecteur, il y a partage. Au minimum il y a "don", avec parfois contre-don. Ce contre-don, qui peut être en partie imaginaire (imaginer que les mots seront lus et toucheront un corde sensible chez autrui) est, me semble t-il, ce qui nourrit le scripteur. Autrefois le dessin d'une entité animale souriante et repue circulait sur des blogs, sous-titré ainsi : « Vos commentaires nourissent mon blog ».

Je n'ai plus eu de retours de lecteur.ices pendant des années, excepté quelques signes l'an dernier. Mon inspiration a dont été nourrie par ce que j'imaginais de "positif" dans ma démarche égocentrée. Elle se nourrisait aussi, je n'en ai pas fait mystère, d'un hypothétique regard dont j'espérais une indulgence par rapport à mes débordements passés. Eux-même étant issus d'un défaut de communication qui m'affectait. Bref : ce journal a toujours eu une vocation d'échange. Et, ce faisant, à cherché à entretenir un lien.

C'est ce lien que je veux rompre désormais. Parce qu'il entretient dans mon esprit une espérance... qui finalement m'entrave. Elle m'a été nécessaire pour persévérer, elle devient obstacle au moment où je renonce à "rester disponible". C'est pourquoi je dois, à mon tour, couper ce canal de libre expression.

Si écrire c'est résister, alors ne plus résister c'est cesser d'écrire.






Du vent dans les voiles



Samedi 8 juin 2024
[Mis en ligne le 26 août 2024]

La décision d'arrêter ce journal influe sur le rapport que j'ai avec lui. Avant de le quitter je veux le laisser en "bon état", permettant une lecture relativement fluide, au cas où quelqu'un s'intéresserait à ce pondéreux monument. J'ai donc passé pas mal d'heures à vérifier les liens permettant l'enchaînement des pages. Je savais que plusieurs d'entre eux manquaient ou étaient défaillants. À l'origine je créais un nouveau fichier chaque mois, voire deux quand leur contenu devenait trop important, et je ne pensais pas toujours à une lecture ultérieure. Ou bien pensais-je que j'aurais bien le temps de venir réparer tout ça un jour ?

Bref : j'ai remis les mains dans le codage HTML et tenté d'harmoniser l'ensemble. À ce jour une bonne partie des liens est restaurée (c'est assez fastidieux puisque j'opère page à page et que le logiciel obsolète que j'utilise "plante" régulièrement, m'obligeant à tout relancer). Par contre je n'ai pas encore entrepris de mettre les anciennes pages (fichiers) au format "colonne", ce qui fait que les lignes s'étirent interminablement à l'horizontale d'un bord à l'autre de l'écran. La parade la plus simple consiste, pour le lecteur, à réduire la largeur de la fenêtre de son navigateur.

Tandis que je bricolais ainsi dans la machinerie, mon œil curieux s'est posé sur certains passages "oubliés". Ce ne sont pas des faits que j'aurais oubliés, mais des étapes significatives de compréhension. Plusieurs fois j'ai écrit que j'avais enfin compris tel ou tel point resté énigmatique... et des mois, des années plus tard, je m'exclame à nouveau avoir enfin compris. Cela m'étonne. Je me demande si la compréhension intellectuelle ne manquerait pas de puissance face à la dimension émotionnelle.

Mais s'agit-il simplement d'une dimension émotionnelle ? Me vient à l'esprit la notion de "valeurs personnelles". Ou de socle fondateur. Un autre terme me vient : credo. Ce en quoi je crois. Non pas en termes religieux, mais en tant que ce qui constitue mon socle de croyances personnelles, avec ses profondes racines immémoriales. J'ai l'impression que tout ce que j'ai fini par "comprendre", par "accepter", ne résulte que d'un travail intellectuel, sans vraiment faire bouger les lignes de mes croyances fondamentales.

Oui, bien sûr, je suis parvenu à « retisser la toile », à établir un parcours "logique" de délitement sur la base d'hypothèses plausibles. Des causes aux conséquences, tout cela présente une relative cohérence. Je peux ainsi dire que j'ai compris. Certes, intellectuellement j'ai compris. Mais fondamentalement ?

Ben non. Dans le fond je n'ai pas compris. J'ai admis. Ce qui revient à cette formulation, souvent écrite : « j'accepte de ne pas comprendre ». L'acceptation relevant d'une démarche intellectuelle, il n'est finalement pas étonnant qu'elle doive être régulièrement réactivée face aux assauts de ma propre résistance intérieure. Il n'est donc pas surprenant que j'ai "oublié" plusieurs fois ce que j'avais déjà cru comprendre dans le passé. La satisfaction intellectuelle du "Eurêka !" est de courte durée.


Alors que je rédige ces lignes, mon esprit fait un lien avec le journal de ma mère, dans lequel je trouve de nombreuses traces d'une lutte infinie entre raison et sentiments [ou ressentis]. Hypersensible, dotée d'une capacité à l'exaltation spirituelle comme à la joie profonde, ma mère pouvait aussi s'enfoncer dans de sombres déprimes lorsqu'elle ne se sentait pas acceptée ni entendue dans sa façon d'être au monde. Sa vie durant elle aura ainsi exprimé dans le secret de ses cahiers l'étendue de sa palette émotionnelle.

Je ne m'identifie pas à ma mère, ne disposant pas d'une palette aussi large, néanmoins je reconnais des similitudes. Comme elle je dois m'accomoder d'une forme de singularité, qui m'expose à me sentir "seul". Comme elle j'ai besoin de me sentir rassuré et (re)validé lorsque je suis "lié", tellement il est important pour mon équilibrage de savoir où j'en suis. Je peux très bien fonctionner en solo (ou "en autonomie"), mais si je me suis associé [notions de confiance et de vulnérabilité], alors il faut que je sois sûr de la pérennité [solidité ? stabilité ?] du lien.

Bon, au stade où j'en suis de mon parcours de vie, la pérennité des liens extra-familiaux me paraît désormais être une chimère. Je n'y "crois" plus [ou je ne veux plus y croire...]. Donc je ne me lie plus qu'avec mesure et responsabilité. En conscience. Fondamentalement je me sais seul... et ça me va bien ainsi. Au moins les choses sont claires.

Je dois cependant reconnaître que ma solitude reste "habitée" par le souvenir du lien qui, quelques mois durant, m'a permis de ressentir au plus profond de moi cette magnifique, lumineuse, puissante, détonnante, sensation d'un lien indestructible et engagé, donc porteur et prometteur. À ce moment là, tout m'a paru possible.

C'est pourquoi, d'un côté, j'ai une infinie gratitude envers ma complice d'autrefois pour avoir rendu cela possible et, de l'autre, j'en veux à cette partie de moi qui a cru que nous étions engagés solidairement... et durablement. Ambivalence de perceptions aux antipodes, et pourtant indissolublement interactives. Pôles opposés, là encore [image mentale du globe terrestre, avec ses deux pôles et les perpétuelles variations climatiques entre eux].

Tout cela, si intellectuellement c'est parfaitement concevable, au niveau profond de ce en quoi je crois et de ce que je suis, c'est une source inépuisable de perplexité.

Donc de questionnements.
Probablement a perpétuité.

Or... j'apprécie la complexité. C'est donc une chance [ou j'ai envie d'y voir une chance...] que d'être mis face à ces questionnements complexes régulièrement réactivés par le hasard. C'est une chance, aussi, d'avoir la capacité, le temps, la patience, la persévérance et le goût de minutieusement explorer les différentes strates de mémoire et de traces écrites dont je dispose. Sauf que j'ai décelé, quelque part au fond de moi, dans la persévérance laborieuse dont je témoigne ici, le souhait [contrarié] d'obtenir en retour des clés de compréhension dont seule ma complice d'autrefois dispose... peut-être [ou pas]. D'où mes tentatives [infructueuses] de toucher une fibre sensible en narrant ici, sans l'importuner davantage, mon inépuisable quête. J'espérais, je le sais et l'avoue, qu'un jour, peut-être, pourrait se rouvrir l'échange qui, pourtant, m'a été déclaré comme expressément et irrévocablement clos.

Malgré ce contexte de fermeture je suis resté "présent".

Tant que je maintenais ouverte la porte de ma disponibilité, cela faisait sens de décrire mon cheminement. Et inversement mon cheminement raconté avec persévérance maintenait ouvert un canal d'émission. Force est de constaté que cela n'a pas fonctionné.

C'est pourquoi j'estime désormais préférable de couper ce canal d'expression.

Symboliquement j'ai prévu de clore ce journal dans 3 mois, à la date anniversaire de la dissociation qui m'aura tant fait cogiter.


* * *

Je ne sais plus si je l'ai écrit quelque part mais il existe une hypothèse, parmi tant d'autres : et si c'était moi qui avais été le moteur de notre folle épopée ?

Elle a écrit un jour qu'elle était amarrée à moi. Puis-je en déduire que tant que j'ai cherché à faire face à l'adversité, elle m'aurait suivi ? « Nous vaincrons ! » était notre mantra. De mon côté je ne trouvais ma force qu'en ce lien qui nous réunissait. Sans elle... je n'aurais évidemment pas entrepris pareille aventure. C'est pourquoi j'avais besoin d'être sûr de sa présence à mes côtés. Je lui avais clairement dit [du moins pensais-je que c'était clair] que je ne m'engageais qu'à condition d'être sûr qu'elle ne me retirerait pas sa confiance.
J'ai commencé à vaciller lorsque j'ai perçu sa moindre expression. Mais, bizarrement, aborder ce sujet semblait malvenu. Sentait-elle que si je commençais à douter de son attachement elle ne pourrait rien faire pour me rassurer ?

Si cette hypothèse est plausible, alors cela indiquerait une forte interdépendance : j'avais l'énergie, elle avait la force. J'avais la persévérance, elle avait la rigueur. J'avais les voiles, elle connaissait les vents. Le duo pouvait fonctionner à merveille tant que les deux "y croyaient" et se faisaient confiance... ou s'étioler si un seul des deux venait à être défaillant. Il fallait de la confiance et ne surtout pas laisser de place au doute au sujet de notre engagement dans l'aventure.






Vulnérable


Vendredi 21 juin 2024
[Mis en ligne le 27 août 2024]

Deux semaines se sont écoulées depuis ma précédente entrée, que je n'ai pas relue avant d'écrire ceci. Je ne sais même plus où j'en étais de mes réflexions. La vie m'a accaparé et je n'ai plus pensé à ce journal, encore moins à mes interminables cogitations post-relationnelles.

Je ne suis cependant pas totalement déconnecté de mon intériorité puisque je prépare, en dilettante, de brèves contributions pour les prochaines journées de l'autobiographie. J'ai proposé une petite présentation croisée du journal de ma mère et du mien, d'une part aux mêmes âge, d'autre part dans la même temporalité. Cette préparation s'avère être plus complexe que je l'imaginais.
Pour cette même rencontre je cherche aussi un texte que je pourrai lire à voix haute en public. Là encore, le choix n'est pas simple. Je m'oriente plutôt vers un texte analysant ma pratique et pouvant présenter un intérêt pour l'auditoire...

Je suis aussi en vague recherche d'éventuelles traces écrites de questionnement autour de ma place parmi les autres. J'ai envie de savoir depuis quand, et selon quels axes, ces impressions sont apparues dans mes écrits. J'ai déjà trouvé plusieurs passages significatifs en 2020, 2019, 2017, et veux remonter ainsi dans la chronologie. Ce matin je suis allé farfouiller dans mon journal papier, prenant au hasard l'année 1998. J'ai retrouvé quelques traces, assez peu élaborées, indiquant une conscience de ma difficulté mais considérant alors que c'était une question d'efforts et de volonté. J'identifiais quelques causes anciennes (enfance et adolescence), qu'il me revenait de surmonter.

Je pense aujourd'hui que l'affaire est un peu plus complexe que ça...


* * *


En relisant mes écrits de 1998, j'ai redécouvert qu'à cette époque j'étais déjà dans un processus de détachement relationnel. Je cherchais alors à m'émanciper d'un "lien de confiance" établi sur une base concrète au départ, délité ensuite sans explications. J'avais eu besoin d'éléments de compréhension pour accepter le décalage d'avec ce que j'avais imaginé.

Je sens confusément que la répétition de liens de confiance "abandonnés" [trahis ?]  pourrait indiquer de ma part des attentes inassouvissables [excessives ?]. Et au minimum une grande sensibilité [vulnérabilité ?] au regard "de confiance" que l'on peut porter sur moi. Comme si j'avais eu "besoin" de sentir un tel regard pour exister et m'épanouir.

Grande vulnérabilité que d'imaginer [croire ?] qu'un tel regard puisse être pérenne !






Fierté


Jeudi 11 juillet 2024
[Mis en ligne le 28 août 2024]

Encore trois semaines se sont écoulées depuis ma dernière entrée un tant soit peu élaborée. Dans ce délai je n'ai pas eu du tout l'esprit à écrire, bien que mes pensées aient été largement tournées vers la retrospective, à propos des écrits croisés de ma mère et les miens. Finalement je n'ai pas réussi à finaliser la présentation que j'avais prévu de faire aux Journées de l'autobiographie, la tâche se révélant bien plus ardue - et chronophage - que je l'imaginais. Je ne connais pas encore suffisamment le journal de ma mère pour relier entre eux, et avec suffisamment de pertinence, les différents éléments qu'elle consigna.

Ma tentative inaboutie n'aura cependant pas été infructueuse puisque j'ai pu évoquer, lors de ces journées, ce qu'avait induit en moi la relecture des pensées maternelles. Le texte qu'à voix haute j'ai lu (une des entrées de mon blog) a interpellé suffisamment de personnes pour qu'à plusieurs reprises me soit manifesté, individuellement,  un intérêt. Il m'a été demandé l'adresse de mon blog, voire de mon journal. Ce que j'ai accepté.

Les différents échanges que j'ai pu avoir avec quelques personnes m'ont permis de franchir un pas, différé depuis 1997 : la question du dépôt de mes écrits. Cette fois elle s'est ravivée avec une forte intensité. Plus encore, le dépôt des carnets intimes de ma mère et de la correspondance de mon père durant la guerre d'Algérie pourraient être prioritaires. Il ne me reste plus qu'à soumettre ce projet à ma fratrie... qui en ignore tout !

Pour le reste, c'est à dire les cogitations faisandées post-relationnelles qui s'étaient ravivées au printemps... tout à disparu ! Fin des questionnements. Histoire ancienne. Passé périmé.

La décision d'en finir aurait-elle porté ses fruits ?


* * *

Petit problème : comme j'ai différé la mise en ligne de mes écrits du printemps, me voilà face à une longue série de textes placés en file d'attente... et que je ne publie qu'au compte-goutte. Nombre d'idées exprimées alors sont périmées, sorties de ma tête, de mes préoccupations, de mon actualité. Il est certain qu'aujourd'hui je n'écrirais plus ce que j'ai consigné. Dès lors, qu'en faire ? Tout publier d'un bloc, jusqu'au temps présent ? Continuer à libérer les textes peu à peu, quitte à accroître le sentiment de décalage ? Ou ne rien publier de ces textes partiellement frelatés, dont l'effet "prise de conscience" à suffisamment opéré pour les rendre inutiles ?

Ma tendance à vouloir "témoigner" de mon parcours, aussi singulier et sinueux soit-il, me fait plutôt pencher du côté de la publication. Pourquoi passerais-je sous silence ce qui tient de la résolution de ce qui fut durablement un problème existentiel ? Bien sûr il y a une part de honte, à dévoiler davantage une lamentable persévérance... mais il y a aussi une part de fierté à être allé jusqu'au bout. Jusqu'à la résolution.

Peut-on être à la fois fier et honteux d'une persévérance ? Oui, je le crois. C'est en tous cas ainsi que je ressens la chose.





Ce n'est plus moi


Vendredi 12 juillet 2024
[Mis en ligne le 29 août 2024]

Durant près de cinq semaines je n'ai plus pensé à ce qui a récemment nourri le regain d'activité de ce journal. Mes pensées étaient ailleurs, dans le champ libre qui s'est ouvert après avoir consigné mes réflexions. Je n'avais rien de plus à en dire.

Hier soir j'ai relu partiellement les textes en début de file d'attente, un peu surpris par leur contenu, un peu gêné à l'idée de mettre en ligne le côté obsessionnel [pouvant être perçu comme tel] de mes cogitations "libératrices". La nuit est passée et ce matin j'ai senti que la simple lecture avait tendance à raviver des pensées éteintes. Est-ce bon de remettre en suspension ce qui a décanté ? Je ne crois pas...

Pourtant j'ai relu plus attentivement les premiers textes de la pile... et finalement je n'ai rien à redire. Je les trouve clairs, tout à fait diffusables, sans ressentir de gêne. Certes c'est déjà du passé et, d'une certaine façon, ce n'est plus moi. Mais ce fut moi récemment et ce passage obligé vers une délivrance accrue me semble "intéressant" [appréciation très relative] à conserver. Il est la trace d'un passage, partie d'un processus d'acceptation au très long cours.







Un cran plus loin


Lundi 15 juillet 2024
[Mis en ligne le 29 août 2024]

J'ai repris la libération progressive de mes textes en attente. Quatre textes d'un coup : le décalage avec mon mode de pensée présent était devenu trop important. Je me suis arrêté à celui qui présentait le plus de proximité avec mon état du jour.

Aujourd'hui a été celui de mon premier rendez-vous avec une neuropsychologue. « Qu'est-ce qui vous amène ici ? Je vous écoute... ». Difficile de plonger directement dans le grand bain sans préparation. J'ai un peu hésité, bredouillé ; je ne savais pas par où commencer. Tellement de pistes d'approche ! Alors j'ai entrepris l'évocation de mes difficultés de socialisation, celles à trouver ma place dans ce monde. Puis rapidement j'ai jugé utile de parler de mon enfance... et là c'est vite devenu compliqué : un flot d'émotions est instantanément remonté. Attentive, celle qui me faisait face m'a tendu sa boite de mouchoirs. En peu de temps je suis devenu incapable d'articuler des mots, noyés dans les larmes. Je redoutais un peu que ce genre de réaction survienne, mais pas si tôt, pas si fort. D'autant plus que je ne faisais qu'énumérer très succinctement des éléments de mon passé, clairement identifiés depuis des décennies. Il n'y avait rien de nouveau pour moi, mais manifestement c'était physiologiquement trop pour mon... corps. Gêné, j'ai plaisanté un peu : « comment fait-on pour parler en même temps qu'on pleure ? »

Au pas de charge j'ai passé en revue les éléments saillants de mon existence. Enfance, adolescence, vie de couple, amitiés, professions, centres d'intérêt... La jeune neuropsychologue - approximativement 35 ans - prenait des notes, tandis que je parlais en continu. De temps en temps elle me posait des questions qui m'orientaient vers une direction inexplorée. Et je reprenais mon flot de paroles, parfois étouffé par de nouveaux pleurs. Séance chargée en émotions, donc !

En bref, le roboratif et inénarrable contenu de ce journal a été résumé en une heure.

Comme j'avais évoqué un parcours antérieur chez les psys, elle m'a questionné à ce sujet. Commencé lorsque j'avais douze ans, quand j'avais décroché du système scolaire, il a repris à la trentaine pour une thérapie analytique en trois séries longues.

Je lui ai ensuite donné le bilan neuropsy établi il y a quatre ans, qu'elle a parcouru avec concentration. Quelques signes d'approbation se sont dessinés sur son visage. Elle s'est étonnée qu'aucun des psys vus auparavant n'ait détecté chez moi ce qui lui est apparu avec évidence et dont le bilan atteste : selon elle, sans hésiter, je suis bien "HPI". Quant à savoir si j'ai une autre neuro-atypie... il va falloir aller chercher plus loin.

Elle m'a demandé si j'avais parlé de ma démarche à mon entourage. Non. À mon médecin ? Non plus. C'est une initiative spontanée dont, jusque-là, je ne voulais parler à personne. Seul mon journal en garde trace... non mise en ligne à ce jour. Ma discrétion a cependant évolué très récemment, en anticipant la rencontre. Finalement, aujourd'hui... je suis assez tenté d'en parler à mes plus proches. Autant il m'est difficile de "reconnaître" l'évaluation "Haut Potentiel", parce que cela me parait (paraissait ?) trop prétentieux, autant le "Trouble du Spectre Autistique" me semble relever du handicap social (et pas que). Mon interlocutrice m'a rappelé que les deux neuro-atypies présentent des symptôme proches et peuvent se ressembler, se combiner. De plus, il n'est pas certain qu'un diagnostic sûr puisse être posé : quand on a vécu autant d'années à « s'adapter au monde normal » il devient difficile de savoir qui l'on serait sans cela.

De mon côté tout un travail de conscientisation se fait depuis quelques semaines, révélant des origines possible à ma façon d'être au monde. Cela me ramène à un sentiment d'apaisement qui me semble hyper-favorable : c'est pas d'ma faute si je suis fait ainsi ! C'est pas d'ma faute si j'ai autant besoin de comprendre le sens des situation, leur cohérence, leur logique. C'est pas d'ma faute si j'ai besoin de comprendre les motivations de telle ou telle action, parole, rejet. Et si j'ai autant décrit, analysé, décortiqué, sur des miliers de pages de journal... et bien c'est que c'était pour moi un besoin existentiel !

J'ai l'impression - peut-etre seulement temporaire - que "tout s'explique". Tant ma persévérance que mon incapacité à accepter aisément ce que je ne comprends pas. Et il se pourrait bien que s'ouvre un nouveau champ d'exploration. Un cran plus loin que celui que j'ai exploré de fond en comble depuis vingt ans...

Peut-être était-ce ce que j'avais à découvrir ?







Lever le doute



Mercredi 17 juillet 2024
[Mis en ligne le 30 août 2024]

Fin de nuit un peu difficile : subitement j'ai eu l'impression de perdre pied. Qu'est-ce qui me prenait de m'aventurer vers de nouveaux territoires de cogitation ? Qu'est-ce que je cherchais encore ? N'étais-je pas en train de m'égarer, en suivant une logique... peut-être totalement absurde ? Peut-être seulement fondée sur des extrapolations issues de mon imagination ?

Impression bizarre : c'est comme si à la fois je disposais d'une explication globale lumineuse, tout en me demandant si elle n'est pas trop simple pour être suffisante. Tout mon parcours de vie, dans ce qu'il a pu avoir de difficile, s'expliquerait pas une simple différence de connexion neuronale ? Ça me paraît un peu trop facile... Et pourtant cela donnerait une cohérence d'ensemble. Il y aurait une certaine logique, pour ne pas dire une logique certaine.

Depuis que l'éventualité m'est venue en tête, puis à mûri jusqu'à me pousser à passer à l'acte afin de lever le doute... j'ai l'impression qu'une forme de certitude [ou de forte présomption] s'impose. Paradoxalement, si je veux lever le doute... c'est déjà que la piste me paraît crédible. Donc je résiste à me laisser aller vers cette pente "évidente", mais c'est un peu peine perdue : j'ai déjà basculé. D'une certaine façon je suis déjà convaincu que mon mode de pensée est singulier et que mon comportement social est "atypique". Quelle que soit la dénomination que cela peut éventuellement porter, j'ai accepté l'idée d'être "différent" de la majorité des gens. On appelle ça la neurodiversité, et c'est à considérer comme une richesse. Je suis riche de ma différence.

Je l'écris ici, parce que la confidentialité du lieu s'y prête, mais je n'irai évidemment pas porter cette particularité en étendard. Il se peut néanmoins que j'en parle à mes proches. Il est même assez probable que je le fasse dans un délai court. Comme si j'avais besoin d'affirmer cette nouvelle identité. De donner une explication à ma conduite sociale, plus évitante que pro-active. Certes je suis volontiers solitaire... mais peut-être n'est-ce qu'une attitude de substitution. Une adaptation à ce que le réel m'oppose : l'altérité et son étrangeté insécurisante.

Et puis déjà certains mots que j'ai énoncés devant la neuropsy résonnent fort : fiabilité, honnêteté, fidélité. Être fiable.

J'ai l'impression qu'en ayant seulement entrebaillé la porte j'ai eu un aperçu suffisant pour me donner envie d'entrer.








La chance de l'oubli



Samedi 20 juillet 2024
[Mis en ligne le 31 août 2024]

Journal en sursis, préparant son achèvement. Quelque chose se termine en ce moment, ouvrant peut-être un nouveau rapport au monde. Fermeture programmée de cet espace, dans la même dynamique de clôture que ma quête infinie d'une réconciliation réparatrice... qui ne viendra pas [je l'affirme sans conviction]. Les deux seront allé de pair, depuis l'origine jusqu'à la clôture.

Ma représentation du présent de l'ex-relation a changé en peu de temps. Détachement. Je regarde la réalité en face : son amitié n'est plus. La mienne ne saurait se poursuivre sans réciprocité. Un sentier se ferme, faute d'être parcouru.

Rien n'est définitif à ce jour, parce que cela ne me correspondrait pas, mais le récit n'aura plus d'existence ici... qui sera définitivement figé sur l'ultime billet de clôture. Ainsi je me donne la chance de l'oubli.

Parfois j'hésite un peu en pensant à cette fin radicale, mais je la crois nécessaire. Régénératrice. Émancipatrice.

Je vais me retrouver un peu plus "seul" que je le ressentais, au moment où j'envisageais déjà pouvoir me livrer à l'écriture autant qu'il me plairait. Mais n'aurais-je pas risqué de glisser vers un ressassement perpétuel ? Le moment n'est-il pas venu de faire quelque chose de tout ce que j'ai stocké en pages d'écriture, photos, correspondances ? En extraire le suc, la quintessence, en faire briller l'éclat ? Le passage à la retraite, dont je repousse tranquillement l'échéance, sera probablement un nouvel état d'être-au-monde. L'envie de transmettre a pris place, préparant ainsi mon après-vie. Ce pourrait être une des motivations des années qui s'ouvrent devant moi. La quatrième partie de mon existence.






Carpe diem



Dimanche 21 juillet 2024
[Mis en ligne le 1er septembre 2024]

Fondamentalement je suis - et resterai probablement - une personne insécure : j'ai besoin d'être régulièrement rassuré sur l'importance que j'ai pour les personnes avec qui je me sens en confiance. Je me rends bien compte de l'incongruité paradoxale que ce que je viens d'énoncer : si je me sens en confiance... alors je n'ai pas besoin d'être rassuré ! C'est l'un ou l'autre : confiance ou méfiance ! Sauf que pour moi la confiance n'est jamais acquise. Elle peut m'être retirée. Et, surtout, ce que je suis pour l'autre peut évoluer dans le temps. De personne "intéressante" à un moment donné, je peux devenir "inintéressant". Rien n'a changé, depuis que j'ai pris conscience de cette notion durant l'adolescence : je peux me sentir important à un moment donné, puis douter de l'intérêt que l'on me porte dès que celui-ci n'est pas manifeste.

Fondamentalement insécure.

De là pourrait découler la stratégie qui s'est mise en place pour ne plus ressentir cela : rester seul. Ainsi je me préserverais du sentiment d'abandon.

Sauf que j'ai besoin d'échange, de relation, et que fatalement je m'expose à voir chaque amorce d'intérêt réciproque se dissoudre. C'est pourquoi il m'est tellement difficile de me laisser aller à la confiance : je redoute le moment où je constaterai qu'elle n'est plus là. Comme si j'avais intégré que celle qui peut s'établir à un moment donné pouvait disparaître à tout moment, plus tard. Et cela... c'est très insécurisant !

Ainsi le système s'auto-alimente : mon insécurité profonde se ravive à chaque constat de perte de confiance (= perception subjective d'une perte d'intérêt à mon égard). Bien sûr, avec le temps et les déboires, j'ai appris à nouer des relations éphémères. J'ai appris à profiter des moments de confiance réciproque et à intégrer que l'état de grâce qui en découle ne durera pas. Mais cela limite nécessairement mon investissement. Je reste dans une forme de retenue... qui ne se libère qu'au prix d'une exposition à l'insécurité.

Le problème c'est que la perception que j'ai de l'intérêt de l'autre à mon égard est probablement faussée par mon insécurité fondamentale. Un peu comme si je n'avais pas de "réserve de confiance" en moi. Des que je perçois un moindre intérêt le doute s'insinue : et si c'était déjà fini ? Et si je n'étais plus intéressant pour l'autre ? Aussitôt que ce doute apparaît un double mouvement s'exerce : j'ai besoin d'être rassuré... et en attendant je me rétracte. Je remets une distance protectrice.

C'est, je crois, ce mécanisme qui a empoisonné une relation que j'aurais ardemment voulu voir durer. C'est, je le sais maintenant, ce même mécanisme que je détecte dans chacune des relations que j'apprécie aujourd'hui. Relations à investissement affectif limité, dans lesquelles je me contente de ce qu'elles ont de circonstanciel : un projet commun. Peu importe qu'il soit professionnels, associatif ou amical : ce sont des circonstances qui font que la "relation" existe. Et elle n'existe que dans ce cadre.

C'est ce qui fait que je vis avec plaisir des "relations" d'appréciation mutuelle dans le cadre professionnel : on s'estime, on s'apprécie, à l'occasion on se le dit... mais cela ne va pas au delà de quelques conversations. Il n'y a rien en dehors du cadre circonstanciel.

Sauf que, de temps en temps, il peut y avoir des à-côtés affinitaires : on se voit hors du cadre circonstanciel, en petit groupe. Et là je peux sentir en moi se manifester mon trouble : j'ai un vif plaisir à me retrouver avec des personnes que j'apprécie et qui m'apprécient mais mon mécanisme de protection s'active. Je n'ose croire que ces instants de plaisir partagé pourraient durer au delà de ce qui se joue à cet instant. Les langues se délient, quelques confidences se font, une connivence se développe... mais moi je reste prudent. Je ne me "lâche" pas facilement, alors que j'en ai la tentation. C'est comme si j'avais peur de ce qui peut sortir de moi et que j'évalue mal le niveau de confiance et confidences qui peuvent être partagées. Je reste sur la réserve alors que je sens mon envie d'aller au-delà.

Je me dois de préciser que je pense là à des échanges avec des femmes. Ce serait totalement différent avec des hommes, avec qui je ne ressens pas cette attirance affinitaire et avec qui, lorsque cela advient, les enjeux relationnels ne sont pas du tout équivalents. Je ne cherche pas de connivence masculine.

Il y a quelques jours j'ai été invité à me joindre à un petit groupe de cinq femmes avec qui, à divers titres, j'ai eu antérieurement des conversations laissant apparaître des affinités. Enchanté par cette proposition, j'ai répondu présent sans hésiter. Cette invitation m'a touché, de même que la confiance qu'elles m'accordaient dans les discussions. Je me sentais à ma place dans ce petit gynécée, accueilli, appréciant chacune des présences. Rires, bienveillance, sympathie, enthousiasme, il n'y eut aucune fausse note. Au terme de la soirée l'une d'elle m'a ramené à ma voiture et là nous avons longuement discuté seule à seul. Echanges en lien avec les à-côtés professionnels, sans rien de plus. Je me sentais bien avec elles.

De cette soirée de libres échanges je ressors avec la réflexion que je porte aujourd'hui : que se passe t-il en moi lorsque je me sens "en confiance" à un moment donné ? La réponse est simple : j'ai envie de recommencer et que cela dure. Avec, simultanément cette petite alarme qui se déclenche : carpe diem ! Accueille ce qui se présente, mais n'attends pas que cela dure.

Vivre l'instant présent.

[9h00]

* * *

11h30

De temps en temps je relis quelques textes que je vais prochainement libérer de la file d'attente. J'en suis à trois mois exactement de délai entre écriture et publication. Cela devrait convenir à la chronologie de libération : je ne souhaite pas que l'annonce de clôture apparaisse trop tôt avant d'être effective. Le déblocage ultime sera donc conséquent puisque je continue à écrire assez fréquemment : trois mois d'écriture à publication différée seront libérés le 11 septembre [Edit : échéancier modifié à la date de publication].

Relisant ces textes en attente quelques jours avant leur publication, je retrouve mon état d'esprit du mois d'avril. J'ai l'impression de lire des écrits plus anciens, tant ma pensée à évolué. Cela ne paraîtra sans doute pas avec évidence, mais au temps présent je mesure bien le décalage.

Ces textes en attente, quoique "anciens", n'en sont pas moins justes. Certaines analyses me semblent solides et cohérentes. Oui, c'est le mot qui convient : cohérence. Il y a, à mon sens, une fluidité logique dans ce que j'ai énoncé il y a trois mois. Je perçois bien la pensée en mouvement qui me mènera... là où j'en suis à présent.

Il est presque dommage que j'aie décidé de clore ce journal : il reste fécond. Il faudra peut-être que je trouve d'autres voies pour poursuivre l'auto-analyse... si toutefois elle me semble encore nécessaire.



(...)






Lire peut blesser


Lundi 22 juillet 2024
[Mis en ligne le 2 septembre 2024]

Demain je serai à 50 jours de la clôture de ce journal. Cinquante jour pour parachever 24 ans d'expression "extime". Je ne suis pas sûr qu'il soit intéressant, pour qui me lira, se suivre ce que cette fermeture suscite comme réflexions. C'est une démarche très personnelle, fort peu transposable : qui s'interroge sur la fermeture à venir de son journal ? D'ailleurs ce n'est pas un journal, mais plutôt une sorte de correspondance sans destinataire identifié. Un truc bizarre qui ne rentre dans aucune case.

Je vais arrêter l'expérience... et il n'en ressortira rien d'utile. Mais je n'ai pas entrepris d'écrire pour être utile à d'autres que moi. J'ai eu envie d'écrire et je me suis laissé porter par ce que le fil des phrases m'apportait. Si mes mots ont, à certains moments, apporté quelque choses à d'autres, eh bien tant mieux !

S'ils ont fait mal... j'en suis désolé. Lire peut blesser. Quoique... sont-ce les mots qui blessent, ou le sens que le lecteur en perçoit ?

---

En écrivant la date du 22 juillet, un petit tressaillement mémoriel : il y a 44 ans, c'était « le plus beau jour de ma vie ». Elle m'avait attendu et laissé lui dire ces trois petits mots qui, pour la première fois, m'ouvraient un nouvel univers. Je n'ai pas oublié. Je n'ai jamais oublié.

Qui oublie de tels moments ?





Valeur



Mercredi 24 juillet 2024
[Mis en ligne le 2 septembre 2024]


- C'est notre anniversaire de mariage.

- Mais... je croyais que tu étais divorcé ?!

- Je le suis, mais ça ne change rien : c'est bien l'anniversaire de notre mariage, il y a 42 ans.



Evidemment je ne le fêterai pas tout seul. C'est seulement la date qui m'y fait penser. Il y a bien longtemps que j'ai admis que nous n'accordions pas la même valeur ni le même sens aux engagements passés.






Trouble


Jeudi 1er août 2024
[Mis en ligne le 2 septembre 2024]

Je pensais que, l'échéance de clôture approchant, le besoin d'écrire avant la fin se ferait sentir. Il n'en est rien, à quarante jours de l'échéance. Parfois je pense à quelques mots que je pourrais consigner... et je n'en fais rien.

Virtuellement ce journal est déjà mort. Le décalage de publication que je maintiens actuellement à strictement trois mois marque une confortable distance. Je mesure ce que la volonté de publier au plus près du temps présent pouvait nécessiter de ressources. Je m'imposais une discipline coûteuse en énergie intérieure.

Dans quel but ? Personne ne m'a jamais demandé ce sacrifice...


* * *


Ma quête de compréhension sur mon propre fonctionnement m'a attiré, ces derniers temps, vers les pistes hasardeuses des modes de pensée singuliers. Cette exploration apparaît nettement dans mes écrits récents. Or il se trouve qu'une personne que je connais un peu a relayé un texte allant en ce sens, évoquant les troubles du déficit de l'attention (TDA) et les comparant à d'autres formes de neurodéveloppement atypique. Profitant d'un trajet commun en TGV, j'ai cherché à en savoir davantage auprès de cette personne [V. M.]. Depuis longtemps j'avais l'impression qu'elle était susceptible d'être concernée, ce qu'elle me confirma. L'échange m'a très rapidement convaincu d'élargir mon champ d'investigation vers ce que, jusque-là, j'avais totalement ignoré par méconnaissance : je ne me sentais pas du tout concerné. Or le tableau clinique présente au contraire de fortes ressemblances avec mon parcours de vie.

Je ne peux plus exclure d'être atteint par ce trouble.

Un trouble qui, par ailleurs, présente plusieurs similitudes avec ceux du spectre de l'autisme. Bigre, me voilà bien avancé ! Plus je repère des similitudes comportementales, plus le champ d'exploration s'élargit ! Mais tout cela est encore très flou et je me méfie d'une tentation d'identification, que je sens exister, sans aucun élément probant. C'est pour cette raison que j'ai besoin de me fier à des compétences extérieures, qui ne pourront provenir que de spécialistes.

Toutefois, quels que puissent être les résultats des tests et examens que je vais être amené à passer, je suis désormais convaincu que mon rapport au monde est sensiblement différent de celui d'une large majorité de la population. Et sans savoir exactement pourquoi, j'ai l'impression que cette conscience émergente d'une "différence" plus affirmée que ce que j'imaginais jusque-là est liée à la fin de la quête qui a irrigué ce journal. Comme si ce qui apparaît se faisait dans le même mouvement que ce qui disparaît.

Je ne peux que constater que la conscience de ma solitude relationnelle, maintenant que j'ai accepté la disparition d'une amitié perdue et de son imaginaire perpétuation, m'a placé devant cette évidence : je n'ai pas d'ami·e·s.

Et là, une vertigineuse question : en ai-je jamais eu ? Une amitié qui s'étiole en était-elle une ? Comment se fait-il que toutes mes amitiés aient fini par s'éteindre ? Quel rôle ai-je eu dans ces délitements relationnels ? Ma constitution mentale n'empêcherait-elle pas que mes amitiés durent ?

Je n'aurai pas le temps d'explorer tout cela avant la fermeture de ce journal. Et c'est très bien ainsi.


TDAH : https://theconversation.com/tdah-chez-ladulte-le-difficile-diagnostic-et-la-vie-avec-ce-trouble-163220





Atténuer les conséquences


Vendredi 2 août 2024
[Mis en ligne le 3 septembre 2024]


En relisant les textes que jour après jour je publie en différé, et fort de ce que je découvre simultanément d'un mode de pensée singulier, je me dis que, peut-être, ce que j'aurais vécu dans la réussite relationnelle comme dans son échec, m'aura conduit à réaliser, comprendre, intégrer, que j'étais lesté de handicaps sociaux et existentiels. Moi seul peut éventuellement atténuer leurs conséquences.

Je n'ai rien à attendre d'autrui.

Mon choix de rester seul découle de cette conscience.





Hors-normes

Samedi 3 août 2024
[Mis en ligne le 3 septembre 2024]

J'ignore jusqu'où j'irai dans l'exploration des "troubles" dont j'accepte [enfin !] l'existence en moi. La prise de conscience est très tardive et, en même temps, rapide : j'ai "toujours" su qu'il y avait quelque chose de "pas normal" (= différent) dans ma perception du monde par rapport à la place que j'étais censé avoir ou à laquelle j'étais censé être. Comme si je ne me reconnaissais pas dans la perception que les autres (en tant que personnes référentes = professeurs et parents, faisant confiance en leur jugement) avaient de moi.

Il y a quelques jours j'ai cherché le premier bilan psychologique auquel mes difficultés d'intégration scolaire m'avait conduit (à l'âge de douze ans, approximativement). Je ne l'ai pas retrouvé mais suis tombé sur mon dossier scolaire, que ma mère avait constitué et précieusement conservé. Il contient tous mes bulletins de notes et appréciations professorales, entre la sixième et la terminale. Je n'avais jamais vraiment prêté attention à ces documents reliques, qui m'évoquaient plutôt de désagréables souvenirs.

Leur relecture attentive, avec l'idée de chercher des traces pouvant étayer ma perception actuelle d'un ou plusieurs troubles associés, n'aura pas été inutile : j'ai bien retrouvé des signes, dès l'entrée au collège. Notamment celui, répété par plusieurs professeurs et sur plusieurs années, d'être « dans la lune » ou de « rêver ». J'en reproduis un, avec les soulignements professoraux d'origine : « Les résultats sont décevants. Mais Pierre ne fait pas toujours son travail. De plus, en classe, il rêve souvent. Il faut qu'il se mette au travail. »

Bien d'autres suivent, du même acabit : « Résultats nettement en baisse. Pierre fait preuve de paresse, il refuse l'effort, n'essaie pas de surmonter la moindre difficulté. », « Ne fait pas tous les efforts qu'il devrait faire », « Ne travaille pas suffisamment »...

Je me suis construit avec cette image défavorable de moi-même, que j'ai immédiatement trouvée injuste. Parce que je travaillais dur... même si je ne parvenais pas à me concentrer sur ce que je ne comprenais pas. En quelques années j'ai donc été persuadé d'être "nul", enfoncé dans cette conviction par l'attitude dénigrante de mon père. Au fond de moi, cependant, un fort sentiment d'injustice demeurait. Je me sentais incompris, très seul, et me suis renfermé comme un escargot timide.

Les appréciations de quelques professeurs bienveillants, ô combien sauveurs, ont empêché que j'aille me pendre : « Les résultats de Pierre ont été très irréguliers, comme son énergie au travail ! Mais il semble ces derniers temps avoir décidé de s'y mettre sérieusement et les résultats se sont tout de suite améliorés. Je compte sur lui pour nous faire un 2e trimestre brillant, il en est tout à fait capable. D'accord ? Tous mes encouragements. »

Je n'ai malheureusement pas fait de miracles après cela...

La reconstruction a été longue et difficile, permise par quelques étapes déterminantes : une réussite scolaire tardive, en prolongeant mes études après avoir échoué au bac et, surtout, la rencontre de celle qui a perçu en moi quelqu'un d'intéressant et a accepté de m'épouser. À partir de là j'ai enfin pu trouver une petite place et me socialiser presque normalement. Jusqu'à ce que, rattrapé par une quête existentielle latente, je fasse diverses rencontres, plus en phase avec... celui que j'avais à découvrir. Travail engagé il y a un quart de siècle, donc, qui m'aura conduit à entreprendre une exploration aléatoire, sans doute un peu erratique depuis une vingtaine d'années. Je m'y suis partiellement trouvé, mais aussi égaré. Les détours ont été nombreux, parfois ardus, me poussant vers mes limites. Oui, « j'en ai bavé ».

Question efforts et persévérance, je crois n'avoir pas ménagé ma peine.

Et voilà qu'après de longues années d'une errance devenue essentiellement solitaire, j'en arrive à accepter l'idée d'une singularité. Rien n'a vraiment changé... et pourtant j'ai l'impression, ce matin, d'avoir passé un point de bascule ! L'important n'étant pas d'avoir entrepris un parcours vers le diagnostic, mais d'avoir intégré l'idée que ma façon d'être au monde... est la mienne. Qu'elle m'est propre. Peut-être un peu hors-normes, certes... et alors ?






Singularités



Dimanche 4 août 2024
[Mis en ligne le 4 septembre 2024]

Par quoi cela a-t-il commencé ? Est-ce par la lecture du journal maternel et la découverte de la richesse de ses pensées ? Est-ce et par les réflexions générées autour de la transmission de mes propres écrits ? Est-ce la perspective de ma fin d'activité et, par voie de conséquence, le renvoi prochain vers une vie plus solitaire ? Est-ce la perception d'une urgence a établir un contact de proximité avec mes petits enfants, avant qu'ils ne volent de leurs propres ailes ? Ou bien est-ce la concomittance de ces perceptions qui les ont mises en évidence ?

Toujours est-il que j'ai repris l'observation des singularités de mon mode de pensée.





Élucubrations décalées



Mercredi 7 août 2024
[Mis en ligne le 4 septembre 2024]

Je libère mes textes en suivant le calendrier pour respecter le délai exact de trois mois de décalage. Ce qui veut dire qu'aujourd'hui, 7 août, j'ai libéré un texte écrit le 7 mai. Chaque texte est relu, afin de vérifier ma capacité à en assumer la publication, puis mis en ligne directement, la plupart du temps sans y changer un mot. Exceptionnellement, comme aujourd'hui par exemple, je retire un terme (concernant mon père) ou en ajoute entre crochets, pour un ajustement minime, plus conforme à ma perception actuelle.

En trois mois j'ai eu le temps d'oublier mes écrits, puis d'en retrouver l'aspect familier en les relisant tout en constatant le cheminement mental parcouru. Je les ai tous relus plusieurs fois, à chaque fois avec des semaines, voire des mois d'écart. Relecture de plusieurs textes à la suite, ou seulement du texte que je m'apprétais à publier.

Je suppose que personne ne lit mes publications au quotidien, mais pour moi cette diffusion avec trois mois de différé a un premier sens : mettre de la distance d'avec la transcription des idées à un moment donné. Le fait de ne les lâcher qu'après être certain qu'ils ont eu un effet sur ma perception indique un deuxième effet : le temps écoulé a laissé une empreinte durable. Je ne renie pas ma pensée antérieure, je ne la corrige pas : je l'accepte comme trace d'un passage. Le plus intéressant, à mon sens, est d'observer comment j'élaborais ma perception au mois de mai et combien celle-ci a évolué trois mois plus tard. D'une certaine façon je me reconnais... mais ce n'est plus moi !

Demain je posterai le dernier texte en suivant le calendrier des trois mois. Ensuite je vais réduire l'écart en me décorellant des dates. Peut-être vais-je publier un texte par jour, indépendamment de sa date d'écriture (tout en gardant la chronologie, évidemment). Avec actuellement une trentaine d'entrées en attente de publication, alors que je fermerai ce journal dans un peu plus d'un mois, si j'ajoute ceux qui sont à venir dans ce délai, il est quasiment certain qu'il ne reste déjà plus assez de jours pour éviter une publication par paquets. Je verrai bien ce qu'il en sera et laisserai mon inspiration me guider.

Pour l'heure je trouve assez plaisant d'anticiper la fin tout en sachant qu'à ce jour l'hypothétique lectorat ignore tout de ma décision de fermeture.

Le plus amusant serait cependant que je me fasse prendre dans mes propres manigances, au cas où une actualité bouleversante rendrait totalement insignifiantes mes élucubrations de diariste décalé du présent ! Imaginons je ne sais quelle catastrophe planétaire... et tout ce que j'élabore ici, jouissant d'une incommensurable liberté de cogitations, perdrait instantanément toute valeur.

Je ne pense pas que les habitants de Gaza, par exemple, disposent d'une extraordinaire liberté... d'être désinvoltes avec l'expression de leurs confidences. Pas mieux en moult autres lieux...






L'hypothèse



Jeudi 15 août 2024
[Mis en ligne le 5 septembre 2024]

La fermeture en cours de ce qui restera sans doute mon "œuvre" d'écriture intime la plus exhaustive ne capte que mollement mon attention. Je pensais qu'en voyant approcher la date fatidique se déclencherait une envie fébrile de consigner tout ce qui restait encore à exprimer. Il n'en est rien. C'est comme si je m'étais déjà désengagé. Je vois se réduire le nombre de jours et ne réagis pas.

Je ressens pourtant qu'avec le processus de clôture une sorte de mécanisme horloger s'est mis en mouvement. Entrevoir la fin de mes confidences en ligne interroge jusqu'à mon mode de relation sociale directe. La perspective d'une solitude accrue, qui m'apparaît alors que simultanément je m'apprête aussi à sortir de l'activité professionnelle, a enclenché un travail intérieur : avec qui et comment vais-je interagir désormais ? Ces questions sont vraiment de l'ordre de la représentation mentale, parce qu'il y a bien longtemps que ce journal se suscite plus d'interactions directes. Tout ce qui s'y joue ne résulte plus que de la représentation que je me fais d'un éventuel lectorat. Plusieurs instances du moi y conversent plus ou moins librement et c'est ainsi que ma pensée évolue. Ou croit évoluer...

Ces derniers temps je constate que la nuit je rêve bien plus abondamment qu'à mon habitude. Est-ce lié à ce qui précède ? Est-ce la manifestation d'une activité cérébrale en réorganisation ? N'en conservant aucun souvenir précis au réveil, je ne peux que le subodorer.

Et puis il reste la subtile note persistante, comme un fil, un acouphène, qui ne se laisse pas oublier : suis-je mentalement constitué un peu différemment de la majorité des autres ? Jusqu'à quel point suis-je "neuro-atypique" ? Pour le moment mes questionnements restent à l'état d'hypothèses. Je ne peux aller au delà. Si une évaluation devait confirmer quelque chose, cela me permettrait - peut-être - de donner une explication à certains de mes modes de fonctionnement. J'ai l'impression tenace que cela me serait utile, m'apportant un soulagement. Comme si je "portais" quelque chose de pesant depuis mon enfance. Une entrave, un boulet à traîner. Les notions d'adaptation et de compensation, entendues dans plusieurs témoignages de personnes ayant découvert leur neuro-atypie à l'age adulte, résonent fort en moi.

Je ne sais pas bien quoi faire de tout cela. Intellectuellement j'ai presque tout à découvrir, émotionnellement je pressens que le chemin d'acceptation sera long. Actuellement, coincé dans le sas entre hypothèses et éventuelle confirmation de celles-ci, je ne peux que continuer à m'informer et à hésiter sur la validité de mon intuition : suis-je concerné ou pas ? Et, le cas échéant, par quel genre de neuro-atypie ? Ou quelle combinaison de celles-ci ?

Mon incertitude provient du fait que ce que j'identifie en moi ne correspond à aucun tableau clinique complet. Je ne retrouve que des similitudes partielles. Donc de nature à me faire douter. Mais par ailleurs je lis ou entends les témoignages de personnes diagnostiquées qui avaient le même genre de doute auparavant. Et qui doutent encore du diagnostic, pourtant établi, pensant qu'il s'agit d'une erreur : « ils se sont trompés ! ». Syndrome de l'imposteur. Bizarrement, c'est comme s'il s'agissait de se sentir "à la hauteur"... d'un handicap ! Pour comprendre se paradoxe, je crois qu'il s'agit avant tout de se sentir accepté et reconnu dans sa singularité. "Obtenir" le diagnostic, comme on obtient un diplôme ou une médaille, n'est que la reconnaissance d'un état : être unifié. Je suis ce que j'ai obtenu et j'accepte d'être reconnu comme tel.

Mes mots sont malhabiles. Je cerne encore bien mal ce que je découvre.

En répondant à des tests je me suis rendu compte que j'avais envie de correspondre aux questions qui "valident" mon hypothèse. Lorsque je sais que ma réponse va dans le sens contraire, j'en viens à douter de ma démarche : et si je me faisais des idées ? Et si j'étais totalement à côté de la plaque ? La remise en question permanente est âpre. J'ai fini par comprendre que l'important n'était pas de cocher toutes les cases et d'être indubitablement "validé" (ce qui indiquerait une atteinte sévère), mais plutôt d'identifier ce qui m'est difficile à vivre, dans quelles situations mon handicap social se manifeste-t-il ? Et ce n'est qu'à partir de ces difficultés existentielles que pourra être établi (ou pas) le diagnostic. Mon objectif n'est pas d'obtenir une étiquette (par ailleurs potentiellement difficile à assumer), mais d'identifier dans quelle situations je fonctionne avec difficulté afin de, peut-être, réduire cette difficulté.

Finalement ce qui compte n'est pas tant le diagnostic que l'identification de ce qui, avec les autres, dysfonctionne.

Les autres, autrui, Alter et ego, "Itinéraire d'une ouverture à soi et vers autrui"... j'ai l'impression d'être remonté à la source. Je retrouve mon questionnement originel et ma volonté de mieux être en relation avec le "différent de soi"...


* * *


Hasard ou pas, il se trouve que depuis quelques temps le sommeil m'emporte dès que mon activité ralentit. Il m'arrive même de m'endormir instantanément à des heures inhabituelles. À tel point qu'il m'est parfois difficile d'écrire sans piquer du nez à plusieurs reprises. Serais-je épuisé sans m'en rendre compte ?





Entrer dans les cases



Samedi 17 août 2024
[Mis en ligne le 6 septembre 2024]

Mise en ligne ce jour de "Se réconcilier avec soi", un des textes forts  ayant conduit à la décision d'en finir avec ce journal. Texte plusieurs fois relu ces dernières semaines, comme tous ceux qui l'ont précédé, et maintenu tel quel. Sensation de malaise identique à celle que je décrivais ce jour-là, due au fait de revenir sur des éléments personnels qui n'appartiennent pas qu'à moi. Avec quelques mois d'écart, l'évocation me paraît encore avantage anachronique. Je l'ai cependant laissée pour la linéarité du récit et toujours à titre de témoignage de la lenteur évolutive de ma pensée. Le contenu n'est plus d'actualité, même s'il m'arrive encore de penser, ponctuellement, à l'étonnante relation feu d'artifice qui a sous-tendu ma réflexion. C'est la relecture de mes écrits, avant de les mettre en ligne, qui ravive un peu les cogitations. La fermeture du journal devrait m'éviter cela.


Mon actualité est la poursuite du travail d'exploration des hypothèses de troubles neuro-atypiques avec lesquels je vis peut-être depuis toujours. J'ai répondu à plusieurs des tests communiqués par la neuro-psychologue et, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il m'est très difficile de m'adapter à la logique des cases et des questions proposées. Mon sens de la précision et des nuances est mis à rude épreuve face à des mots que je trouve trop restrictifs et ouvrant souvent à des ambivalences. Car je peux avoir une certaine attitude... ou son exact opposé, selon les circonstances. Or les circonstances ne font pas partie de la question ! De même, impossible de répondre simplement lorsque les questions interrogent mes réactions sans tenir compte de l'adaptation comportementale que j'ai acquise au fil du temps. Je sais comment me comporter pour ne pas susciter d'étonnement, mais ça ne veut pas dire que c'est ce que je ferais spontanément. J'ai appris à me fondre dans la société, au prix de coûteuses contorsions, pour correspondre à peu près à la normalité. À tel point que je ne sais même pas qui je serais sans cette adaptation apprise et appliquée depuis mon adolescence. C'est aussi ce qui fait qu'il est parfois difficile de poser un diagnostic sur les adultes... euh... mûrs [on va éviter le qualificatif "âgés", d'accord ?].

Outre ces tests qui me laissent vraiment perplexe devant l'étroitesse des réponses qu'ils imposent [cela fait 3 ou 4 fois que j'y reviens, à plusieurs semaines d'intervalle], je travaille à la recension des difficultés existentielles que je peux identifier depuis l'enfance. Au début j'en trouvais peu, mais plus j'élabore, plus m'en apparaissent que je ne percevais pas comme des difficultés. Elles sont devenues des compagnes habituelles, auxquelles je ne prête plus attention. C'est sournois, parce que je ne me rends pas compte de la vigilance que cela me demande au quotidien de me conformer à ce que je pense devoir être. J'ai aussi entrepris la rédaction de l'anamnèse de mon parcours de vie. Difficile là aussi de commencer, mais les mots pourraient venir aisément dès que je vais tirer le fil. J'ai enfin entrepris la rédaction d'une lettre à destination de mes proches, à qui je vais transmettre un document dans lequel ils seront invités à décrire comment ils me perçoivent. Là encore en suivant une trame de questions et des réponses calibrées. J'hésite encore sur la forme de ce courrier que je vais leur adresser - ou même si je leur dirai directement par oral - puisque je vais exposer une "fragilité" dont je ne sais pas si je la vois comme un handicap ou comme une richesse. Généralement les proches pressentis sont les parents ou grands-parents, les frères et soeurs... Je pensais préserver mon père de ce genre de questionnements, ma positon évolue un peu. Pour l'heure ce sera ma soeur la plus proche... et mes enfants, s'ils l'acceptent. Pour ces derniers je veux être prudent et ne pas leur imposer ce qu'ils n'ont peut-être pas envie de connaître de leur père. D'un autre côté, ils sont largement adultes [l'aîné a l'âge auquel j'ai commencé ce journal] et cette confiance que je leur accorderais, en voulant connaitre de quoi je suis fait, serait peut-être appréciée.





Dans l'océan de ma mémoire



Lundi 19 août 2024
[Mis en ligne le 08 septembre 2024]

En 2017, l'une des annéees les moins actives de ce journal (seulement 4 entrées), me questionnant sur sa pérennité, j'écrivais ceci : « qu'est-ce qui pourrait faire qu'un jour j'arrête, alors que tant de raisons auraient déjà pu me pousser à le faire ? Peut-être des motifs inverses à ceux de la mise en ligne : un manque d'adresse... » (extrait de " Sans adresse ", 2 juin 2017). Je constatais que l'interaction avec le lectorat n'existait quasiment plus, alors qu'elle avait été un des ferments de mon inspiration à l'origine. Je concluais cette brève entrée ainsi : « j'ai fait le choix de la sérénité et n'ai nulle envie de le remettre en question. Ce relatif désinvestissement émotionnel et affectif m'a permis de trouver mon chemin d'équilibre. Il est stable. » De fait, depuis de nombreuses années ma vie est stable, tranquille, sereine. Équilibrée par mon implication dans une vie professionnelle épanouissante, complétée par divers engagements associatifs et politiques porteurs de sens. Ce n'est que la perspective d'un nouvel équilibre à trouver, lorsque je disposerai d'une liberté accrue, qui m'a remis en mouvement. Redoutant de voir ce temps libre mal utilisé, j'ai voulu prendre les devants afin de ne pas laisser libre cours à des questionnements erratiques... et stériles.

Stériles ? Vraiment ? Je n'en suis pas sûr. Mes questionnements au long cours ont constitué la trajectoire qui m'amène actuellement à prendre des décisions d'orientation, à choisir un nouveau cap. Je me déleste de ce qui encombrait la cale et n'a désormais plus d'utilité. Des vieilleries hors d'âge, périmées, essorées, en lambeaux. Hop, à la baille ! À laisser couler dans l'océan de ma mémoire, qui saura transformer en étoiles scintillantes ce qui le mérite.

Ce grand ménage m'a permis de retrouver dans les soutes des outils inapprivoisés, dont je pourrais peut-être faire bon usage si j'apprends à m'en servir. Il y a aussi des habits à ma mesure qui ne demandent qu'à être endossés, fièrement.


* * *

Un peu plus tard...
Laissons de côté les envolées lyriques d'inspiration navigatrice, qui sont probablement davantage à comprendre comme intentions que comme réalité indépassable. Je ne suis pas certain, me connaissant, d'être en capacité d'envoyer par le fond les trésors qui ont embelli et émerveillé ma vie quelques années durant. Il pourrait y avoir bien davantage d'étoiles scintillantes s'élevant vers mon firmament que de lambeaux essorés coulant dans la noirceur des abysses.

Je suis en train de créer une page annexe recensant tous mes textes évoquant la lente prise de conscience d'une neuroatypie dont les contours sont encore imprécis. "Zèbre", apparemment c'est certain, mais pour le reste, c'est encore à confirmer. Peu importe les diagnostics à venir, je sais déjà - j'ai accepté de valider cela en moi - que je pense "différemment" de la majorité des gens. La succession de textes que j'ai retrouvés en atteste, à mes yeux (les seuls qui valident la chose, finalement). Bon... un peu d'autosatisfaction : je trouve que ces textes sont "bons". Bien écrits, clairs, descriptifs des questionnements qui m'animaient et avancées constatées. Normal que je les trouve "bons" : ils correspondent parfaitement à ce que je pouvais exprimer au mieux lorsque je les ai rédigés. Et... oui, je peux reconnaitre que j'écris plutôt bien dans le registre autoanalytique. Du moins selon mes critères d'appréciation...

Parcourir mes écrits à la recherche de sujets précis m'oblige à balayer du regard le contenu et, souvent, à être accroché par une phrase, un mot, qui retiennent mon attention et arrêtent mon survol : je me fais happer par la relecture de ce que, bien souvent, j'ai partiellement oublié. Je retrouve des détails, des enchaînements d'idées, que je ne me souviens pas avoir eus. L'ensemble de mon analyse forme un vaste conglomérat, très imprécisément daté dans mon mental. Etait-ce il y a cinq ans ? deux ans ? six mois ? Alors je me laisse happer par ce récit qui me ressemble tellement ! Narcissisme ? Oui, sans doute. Au sens bénéfique du terme : avoir une bonne image de soi. Réhabiliter ma propre image, mes propres pensées, en les voyant justes, sensées, équilibrées. Oui, malgré toutes mes erreurs et mes failles, je suis quelqu'un de bien [Ref. Enzo Enzo]. Quelqu'un qui essaie de faire au mieux, en tenant compte des autres, toujours. Peut-être un peu trop, d'ailleurs...

Bref, ce que je veux signifier en reprenant le clavier ce matin, c'est que je commence à avoir des doutes... sur la nécessité de clore ce journal. Certes, je sais très bien que mon choix de le faire - à contre-coeur - provient d'un constat : jusque-là j'ai été incapable de ne pas faire référence à une histoire qui aura beaucoup marqué mon parcours. Tout simplement parce que le journal et l'histoire sont, dans mon esprit, étroitement et indissociablement intriqués. D'où ma décision, radicale, de clore les deux simultanément. Seule façon, me semble-t-il, de rejeter repousser mettre à distance cet obscur objet de mon désir. Trancher dans le vif est censé laisser une chance à ma mémoire de se laisser contaminer par l'oubli. Bon... je ne suis pas sûr que ça fonctionne ainsi mais au moins tenter, et peut-être pouvoir constater un jour que, oui, c'était bien la seule chose à faire. Je pense que ça peut marcher... si je le veux vraiment.

C'est en bonne voie. Et il se pourrait que mon intérêt exploratoire pour les diverses formes de neuroatypie, dans lesquelles je me reconnais partiellement, soit un excellent palliatif d'investissement mental. Toute l'énergie intellectuelle consacrée à quelque sujet que ce soit, autre que celui que je veux éviter, a un rôle bénéfique sur ce plan-là. De surcroît, avec la volonté d'augmenter la qualité de mes relations familiales, je fertilise un champ prometteur plutôt que chercher à défricher indéfiniment des terres devenues inhospitalières [après les métaphores marines, voici celles de l'agriculture...].


* * *


Une piqure de rappel, juste pour le fun :

Il y a un an, le 5 août 2023, dans "Diverger".

« Je ne vois que deux pistes de sortie, si toutefois l'envie d'écrire est là : 
  • clore ce journal et, éventuellement, en ouvrir un autre ailleurs ;
  • ou bien m'orienter vers un récit privé, me permettant d'expurger tout ce qui ne peut s'écrire publiquement... et dont j'ignore le contenu, la portée, l'objectif inconscient.

Deux pistes qui ont en commun de libérer des champs d'écriture, de pensée, d'analyse. Deux pistes qui nécessitent de rompre avec le journal ici présent.

Pour autant, ai-je envie de fermer définitivement ce journal ? Voire le faire disparaître ? Ces questions, je me les suis posées de longue date, sans jamais me résoudre à préparer vraiment ce qu'elles impliquent. Ce n'étaient que des possibilités.

Aujourd'hui elles prennent davantage de consistance. Je vais me laisser le temps d'y penser. »







Une crainte de vacuité


Mardi 20 août 2024
[Mis en ligne le 09 septembre 2024]

Finalement, contrairement à ce que j'écrivais encore récemment, le rapprochement de l'échéance de fermeture du journal m'agite les neurones. J'en suis maintenant à 22 jours de la date de fin. J'ai l'impression que m'être donné une date butoir aura été une façon de me forcer à avancer dans l'émancipation. Un peu partout des éléments de mon puzzle mental se déplacent et l'ensemble de mon rapport à l'existence évolue. L'élément le plus significatif pourrait être la réflexion engagée autour ma "différence". Le lien n'est pas direct avec les motivations de fermeture, cependant cette perspective a déclenché une prise de conscience : clôre le journal, c'est me priver d'un canal d'expression-réflexion et de tout l'inattendu qui peut en découler. Mon journal était mon confident, mon compagnon de "pensécriture", avec une fonction autothérapeutique (comprenant toutes les limites induites, évidemment).

Mais clore le journal c'est aussi me donner la chance [= me forcer] d'aller davantage vers autrui. De sortir de mon univers relationnel largement virtuel. Aller vers les autres "pour de vrai". Et c'est là que le réel s'est rappelé à mon souvenir : la relation aux autres, pour moi, c'est compliqué. Ce n'est évidemment pas un hasard si les échanges par voie numérique m'on tellement plu, des années durant...

Retour à la case départ, donc ? Abandon de la béquille relationnelle virtuelle ?

Mouais... en fait de béquille il n'en reste plus grand chose. Hormis ce journal, j'ai déserté chacun des espaces d'échange que j'avais pu investir. De fait, je ne correspond plus avec quiconque sur les espaces numériques, sauf dans un but utilitaire, de manière sporadique. Je me sustente abondamment dans divers espaces informationnels mais n'y contribue plus.

J'ai donc entrepris d'explorer un peu plus profondément la galaxie des neuroatypies. Je suppose pouvoir y trouver des explications à mes difficultés sociales : pas d'ami·e·s (au sens de proche, tel que je l'entends), pas vraiment de relations suivies, en fait, hors des fréquentations de circonstances. Mais aussi des intérêts relativement restreints, un besoin d'échanges approfondis (sans lesquels je m'ennuie), et moult autres caractéristiques qui font qu'avec les autres... c'est compliqué.

Le lien entre ça et l'arrêt programmé du journal ? Une crainte de vacuité ! Oh je ne m'inquiète pas, je trouverai toujours de quoi m'intéresser à quelque chose. Mais pour ce qui est de la relation à l'autre... c'est plus vague.

Voyant arriver la fin, je pense aussi à tout ce qui restera inexprimé dans « la drôle d'aventure », malgré les wagons entiers de mots surabondants tentant de combler le vide laissé par les mots manquants. Car j'ai beau avoir fluidifié le récit en émettant moult hypothèses et postulats, j'ai l'impression qu'une part du crucial n'a pas eu la place de se dire. Cela aura été une des raisons principales de mon insistance à vouloir comprendre. Et c'est, au final, la principale motivation du renoncement au journal, qui emportera avec lui la relation qui l'inspirait.

En fait je crois que tout ce que j'évoque ci-dessus est relié. Dans mon esprit "nous" restons liés, malgré la rupture et le silence. Il n'est d'ailleurs pas exclu que mon impression de "lien" puisse persister encore durablement, s'affranchissant de ce que je m'apprête à quitter.
Il ne s'agit, bien sûr, que d'élucubrations issues de mon imaginaire. Rien, absolument rien, n'indique quoi que ce soit pouvant étayer ces assertions fantaisiste et néanmoins plaisantes à imaginer.





Ce que je ne suis pas



Mercredi 21 août 2024
[Mis en ligne le 10 septembre 2024]

Il se pourrait que la tranquillité émotionnelle qui caractérise ma vie solitaire soit le signe d'une adaptation. C'est à dire que le bien-être que je ressens dans la solitude pourrait correspondre au meilleur compromis entre désir d'échange et besoin de sérénité.

Je m'explique : en présence de personnes en qui j'accorde une confiance préalable, je peux rapidement être en situation de stress dès que quoi que ce soit menace ma tranquillité intérieure. Tant qu'une relation est harmonieuse, respectueuse, bienveillante, je pense fonctionner de façon optimale : en confiance, expressif, souriant, détendu. Mais dès que je perçois une tension, un malaise, ou que je me sens attaqué, rejeté, critiqué... intérieurement tous mes signaux d'alerte se déclenchent et c'est vite la catastrophe. J'entre en mode "sauvegarde". Si très rapidement la difficulté n'est pas verbalisée, j'entre alors en mode "survie" : mes écoutilles commencent à se fermer et un isolement mental se met en place. L'image qui me vient est celle d'un sous-marin qui, se considérant attaqué, entreprend de plonger. Si très rapidement la personne avec qui je suis ne capte pas que je suis en train de me protéger, je plonge profondément et la remontée sera d'autant plus lente que je suis descendu profond. Et quand je dis lent, cela a pu être trèèèèès lent. Des jours, parfois, et même des semaines. Paliers de décompression obligent...

En relatant ceci je me rends compte que c'est à partir de ma mémoire que je le décris, me référant à l'époque où je vivais en couple. Il y a longtemps que je n'ai plus traversé de telles épreuves. Et même s'il m'est arrivé occasionnellement de plonger, lors de courts séjours de temps partagé, la brièveté de la situation, rapidement suivie d'un retour à la vie solitaire, m'ont permis d'éviter les catastrophes.

En visionnant plusieurs témoignages de personnes "atypiques", je constate que ce mode de fonctionnement est ou a été vécu par d'autres. Bizarrement, je ne prends conscience que très tardivement que, finalement, la plupart des gens ne fonctionnent pas ainsi ! En matière affective (ou plutôt de rapports de confiance ayant trait à l'affectif), je me sais extrêmement sensible à toute forme de discorde et dans l'incapacité de relativiser la gravité de la situation. Pour moi, au moment ou cela arrive, c'est le monde qui s'effondre. Plus rien d'autre ne compte que la survie. C'est extrêmement consommateur d'énergie. Mes batteries se déchargent à toute vitese. Je me court-circuite. Impossible de résister, tout disjoncte et j'entre en mode "sécurité". Fermeture. Chaque phrase que je vais tenter de formuler va tourner en boucle dans ma tête, pendant que je me demanderai si ce seront les mots les plus justes, les plus nécessaires et s'ils ne risquent pas d'aggraver la situation. Ils sont des fusées de détresse, qui ne seront pas forcément perçues comme telles, à utiliser donc avec discernement.

J'avais un peu "oublié" tout cela. Un témoignage que je viens de visionner me le rappelle. Il provient d'une personne qui a été diagnostiquée TSA-SDI trois mois plus tôt...



* * *


J'écris de façon décousue, un peu en vrac, comme ça me vient.

Il y a une vingtaine d'années, alors qu'un non-hasard (mais qui ressemblait à un hasard...) m'avait conduit à vivre des échanges "en confiance" (c'est à dire avec une impression de totale acceptation, sans jugement aucun), j'avais tenté de décortiquer ce qui différenciait cette situation de ce que je vivais en couple. J'avais alors observé que cette vie de couple, que je décrivais comme heureuse, avait nécessité tout au long de sa durée un apport d'énergie constant pour que la relation se passe bien. En bref, pour être heureux, il fallait passer beaucoup de temps à converger. Le bonheur avait donc un coût. Ce constat un peu dérangeant avait fait vaciller mes convictions, puisque je trouvais ailleurs une relation apparemment plus libre, donc plus épanouissante.

Au vu de ce qui s'est passé ensuite, je pense que j'ai manqué de perspicacité : ce n'était pas tant l'autre relation qui était enviable, mais la sensation de liberté et l'absence de mésentente. Autrement dit, un état de bien-être relationnel a masqué celui d'un bien-être existentiel. Certes mon bonheur venait d'une relation qui paraissait "libératrice" (et qui l'était), mais il découlait aussi de la liberté d'être moi-même sans que cela me soit reproché. Tout ce qui se vivait dans cette autre relation me projetait vers un accomplissement. La sensation de liberté, tellement bienfaisante, exaltante, réjouissante, dura... jusqu'au premier refus. Principe de réalité : il y a des limites à la liberté d'être soi ; ce sont celles des autres.

Bref : tout ce qui s'est passé à partir de ce point d'inflexion m'a tellement bouleversé que je me suis engouffré dans une quête relationnelle rassurante sans voir qu'il existait une subtile piste d'inflexion à suivre. Celle qui menait vers mon épanouissement autonome, sans attendre d'autrui. Celle de la non-dépendance. Celle de la sérénité qui, pour moi, passe probablement par la solitude. Finalement il se pourrait que dans le "malheur" de la perte relationnelle j'aie eu accès à ce que je cherchais : le calme intérieur.

Seul, mais plus tranquille que jamais. Sans personne pour attendre de moi que je sois ce que je ne suis pas.






Amours passées



Jeudi 22 août 2024
[Mis en ligne le 10 septembre 2024]

Le Monde publie une enquête ayant donné lieu à une série d'articles explorant les amours passées ou, autrement dit, les "ex". Un thème qui ne pouvait laisser indifférent l'avide chercheur de sens que je suis. En particulier avec le premier article de la série, ainsi présenté :
« Après une séparation, ou un deuil, que deviennent, en nous-mêmes, nos amours perdues ? Certaines nous habitent, tels les spectres d’un passé qui ne passe pas.  »

Dans mon récit personnel j'ai souvent mentionné ce passé qui ne passe pas, lorsque j'observais l'inoxydable persévérance dont j'ai fait preuve. Il en va de même pour l'image du spectre, clairement identifié, avec qui j'ai entretenu [?!] une "relation" [!??] largement imaginaire. Ce stratagème, longtemps insconsient, me permis de traverser la perte sans y laisser trop de plumes.

L'expérience individuelle s'insérant dans le vécu collectif, j'ai trouvé dans cette enquête plusieurs éléments de similitude avec ma propre perception. J'y vois la confirmation que ce que j'ai finalement compris semble être relativement juste.

J'en extraits quelques passages significatifs :
A propos d’une femme hantée par son amour de jeunesse, la psychanalyste et philosophe Anne Dufourmantelle écrit dans En cas d’amour (Payot, 2009) : « Se fixer sur cet homme perdu à jamais, c’est éviter de penser, d’aimer, d’être au présent, de pouvoir faire place à l’inattendu, c’est rester lové sur un trésor en poussière comme un nourrisson en attente du retour de sa mère et s’empêcher de vivre autre chose de plus fort que cette attente. »

L'idée de « s'empêcher de vivre autre chose » s'est souvent infiltrée dans mes pensées, si ce n'est mes écrits, sous forme de questionnements répétés. La réponse était immuable : « je n'ai pas envie de vivre autre chose ! » J'ai probablement écrit que je n'y étais pas prêt... et la béquille que représentait une "présence-absente" fantômatique m'a certainement été nécessaire.

« Cette identité vacillante, la philosophe Claire Marin en a fait le sujet de son essai Rupture(s), qui a connu un grand succès en 2019 (Editions de l’Observatoire) : « Quand l’autre cesse de m’aimer, c’est comme si je perdais mes propres limites, mon être s’écoule hors de moi, se vide. Hémorragie du sujet délaissé. » Nous voici éparpillés, diminués. « En partant, l’autre emporte des bouts de moi et me laisse avec la tâche de réparer ce corps blessé. » Maintenir un lien imaginaire avec notre ex serait alors un moyen de conserver à portée de main cette partie de nous évaporée. »

Mais le lien imaginaire ne fait pas tout, surtout lorsqu'on a conscience de ce qu'il est : un palliatif. Il est insatisfaisant parce que disctinct d'un réel qui nous échappe, insaisissable, glissant perpétuellement entre nos doigts. Nous ne sauront pas, définitivement, pourquoi l'autre s'est détourné·e. D'ailleurs ses explications pourraient ne pas suffire.

« Mais même s’il lui écrivait, que pourrait-il bien lui dire pour l’apaiser ? Aucune vérité ne pourrait éteindre entièrement le sentiment d’étrangeté qui nous saisit au départ de l’autre. Qui était-il, celui que je croyais connaître ? Avons-nous même vécu une histoire commune ? »




Le questionnement peut être vertigineux, ouvrant des abîmes de perplexité, éventrant jusqu'à la perception intime et profonde de ce qui a été vécu. Mais qu'a-t-on vécu ? Une réalité commune ou l'illusion de celle-ci ?

(...) celui que j’aimais n’est pas grand-chose d’autre que ma propre invention. Dans L’Evaporée, Wendy Delorme écrit : « Je sais qu’on peut vivre une même histoire de deux façons totalement différentes. Et que l’expérience de chaque être en ce monde est une solitude vraiment irrémédiable. »

Lorsque le questionnement devient envahissant, ou perdure très longtemps, il peut être tentant de vouloir forcer les réponses, comme si elles étaient dues, dans une sorte de service après-relation. Une idée qui n'est pas sans risque. Parce que les réponses éventuellement données (ou refusées), ou encore la mise en évidence d'un décalage de perception, pourraient bien ouvrir à de nouvelles questions, enclenchant un cycle sans fin résolument délétère. Toutefois, rester miné par des questions tout en s'interdisant de les poser présente un autre risque, peut-être pire : supposer - et donc espérer - qu'un retour est possible, en s'appuyant sur de rares exemples d'heureuses retrouvailles. Non, dans la plupart des cas l'éloignement est irréversible et il serait vain, voire aggravant, de tenter de s'y opposer.

C'est ce que décrit le quatrième épisode de la série, consacré aux tentatives visant à rallumer la flamme après la séparation :

Si une telle demande est vouée à l’échec, c’est sans doute aussi parce qu’elle est le fruit d’un faux espoir, d’un mirage. « Le retour est presque toujours une fiction impossible, écrivait la philosophe et psychanalyste Anne Dufourmantelle dans En cas d’amour (Payot, 2009). (…) Et pourtant l’illusion d’un retour possible peut persister longtemps, il est déposé en nous comme un rêve initial, comme si tout pouvait être annulé, effacé et repris au creux de la main. » L’espace franchi lors d’une séparation, disait-elle encore, est irréversible. On ne peut revenir à celui qu’on a aimé et quitté, pas plus qu’on ne peut regagner le ventre maternel. « La littérature est le plus grand réservoir de cet acte-là : le retour impossible. »

Dans la séparation à laquelle j'a dû faire face il y eut des tentatives de restauration, de part et d'autre, dans les années qui ont suivi "l'après". Quelques fois l'on a pu croire que quelque chose de nouveau était possible, plus léger, qui se serait maintenu dans le registre de l'amitié. L'entente apparemment retrouvée a pu durer quelques semaines, quelques mois... et puis patatras, le fragile édifice en recontruction s'effondrait. L'article résume la situation ainsi : « en matière de reconquête, on est souvent mal synchronisés. »  Une formulation qui me rappelle ce qui m'avait été exprimé, en mettant fin à une de ces tentatives : « ce n'était pas le bon timing ». J'en avais pris acte [non sans amertume] et, sans que rien ne m'y autorise ou m'y encourage, j'en avais déduit qu'il pourrait advenir un "bon timing". Un jour les astres pouvaient de nouveau nous être favorables. D'ici à imaginer qu'il suffisait d'attendre ce moment...





Terminer en apothéose




Samedi 24 août
[Mis en ligne le 10 septembre 2024]

Chaque jour je relis le texte mis en ligne la veille (actuellement je "libère" un texte de la file d'attente par jour), puis le suivant. De sorte que chaque texte est relu a minima deux fois au moment de la publication. Souvent c'est beaucoup plus puisqu'il m'arrive de relire plusieurs textes d'affilée. Je ne pourrai jamais prétendre n'avoir pas assez réfléchi avant de les divulguer !

Comme je publie avec un différé d'un peu moins de trois mois, en ce moment, et que je continue à écrire fréquemment, je navigue entre les sujets actuels et l'évolution dans le temps ce ceux abordés antérieurement. En un trimestre je constate des évolutions. Je pense en particulier à ce que j'assume d'évoquer à propos de ma "différence", mais aussi des connexions que je découvre entre les divers thèmes abordés. En quelque sorte, l'ensemble prend forme. Il y a comme une accrétion autour de mes aspirations consciente et inconscientes dans la relation à autrui. Dimensions émotionnelle, affective, intellectuelle, sociale... tout m'apparaît comme étant lié, mais sous un nouvel éclairage : ce fameux mode de pensée "différent", atypique, a-normal. Cette singularité m'apparaît. Elle s'impose.

C'est moi et... j'en suis fier.

* * *


Bon... je suis vraiment à la pointe de la pyramide de Maslow, là. Il est évident que c'est parce que tous mes besoins vitaux sont satisfaits que je peux m'occuper de mon bien-être affectivo-mentalo-émotionnel !

J'y passe un temps conséquent, c'est certain. Ç'aura été le grand projet de l'été : terminer en apothéose, en parachevant "l'œuvre" que constitue ce journal de conscientisation. Le surcroît d'énergie (et de temps) que j'y investis est censé me faire changer d'ère. Symboliquement, la perspective d'une liberté accrue (avec l'approche de la retraite) m'aura obligé à me questionner sur la suite, et ce dans plusieurs dimensions fondatrices de ma vie. Avec une sorte d'évidence, il m'est apparu que le moment était opportun pour quitter les questionnements autour d'une rencontre puissamment révélatrice. Le temps m'est paru venu de convertir des attentes encore vaguement flottantes en gratitude pleine et entière. Vingt ans pour parvenir à accepter, sans ressentiment, le choix de ma partenaire et amie de mettre fin à la part vivante de notre relation. Il me fallait bien tout ce temps, au vu de ce que j'y avais engagé de moi. Vingt ans pour endosser l'idée qu'il n'y aura pas de retrouvailles, pas de réhabilitation, pas de retour de complicité joyeuse... et néanmoins sourire en pensant à ce qui aura été partagé durant quelques années. Ni mots, ni voix, ni image ne reviendront, mais j'ai avec moi un panthéon de souvenirs. Ma perception ultime, que je vais assurément continuer de forger en mon for intérieur, ne dépendra que de ce que j'ai envie qu'elle soit. Et j'ai envie qu'elle soit heureuse. J'ai envie de n'y penser qu'avec un sourire aux lèvres, en me disant « quelle chance j'ai eu de pouvoir vivre cela, c'était vraiment bien ! ».







Un égo fragmenté



Dimanche 25 août 2024
[Mis en ligne le 10 septembre 2024]

Me documenter, m'informer, écouter des témoignages... Je cherche à mieux cerner les contours flous de l'autisme. Il y aurait « autant de formes d'autismes que d'autistes », d'après ce que je peux entendre de la part des professionnels. Difficile, donc, de chercher un profil-type, bien que la combinaison de certaines caractéristiques semble orienter le diagnostic.

Selon ce que je lis ou entends, j'oscille entre « ah non, selon ces critères je ne le suis pas » et « ah oui, c'est tout à fait ça ! ». Donc... je ne sais pas. Mais peu importe : cette exploration, quel que soit le résultat de l'évaluation et de ce qu'ils indiqueront, me permet de me questionner sur mon rapport à autrui.

- Ça c'est pas nouveau, tu te questionnes depuis toujours !

- Pas depuis toujours : ça n'a commencé qu'à l'école primaire. Et ça s'est intensifié à l'entrée au collège.

- Oui, bon, tu chipotes, là : ça fait très longtemps ! Et je te rappelle que l'objectif de ton journal et de ton blog font directement référence à ton rapport à autrui.

- Exact. J'ai bien identifié avoir un problème de ce côté-là. Mais sans me rendre compte qu'implicitement le choix de cette thématique montrait l'importance de la chose. J'aurais très bien pu choisir de m'exprimer sur d'autres centres d'intérêt...

- Mais tu ne l'as pas fait. Ou pas durablement. Un seul thème a prédominé depuis 24 ans : le relationnel à autrui. Ton relationnel à autrui.

- C'est très égocentré, tout ça...

- Peut-être parce que ton égo manque de consistance ? Manque d'assurance. Et si ton égo manquait de centralité ? N'es-tu pas flou, dans ton identité ?

- Éparpillé, peut-être. Un égo éparpillé, disloqué, fragmenté.

- Avec cette question que tu te posais un jour : « qui est moi ? »

- C'est vrai, je ne sais pas vraiment qui je suis. La perception que j'ai de moi-même est fluctuante. Tantôt je me sens bien dans ma peau, relativement sûr de moi, tantôt je me sens hésitant, faiblement ancré.

- Il y a quand même des ancrages forts.

- Je n'aime pas le terme "ancrage", qui renvoie à quelque chose de fixe, immuable. Or j'ai l'impression de naviguer, d'aller vers un cap. J'utilise souvent les métaphores marines lorsque je me sens embarqué dans une aventure. C'est l'image qui s'impose à moi quand je "crois" en ce dans quoi je m'engage.

- Comme à cette époque ou t'es engagé dans ta grande aventure...

- Tout à fait. À cette époque je savais ce que je voulais. Même si je ne savais pas comment y parvenir, le cap était fixé. Et sûr. Je n'ai jamais été aussi sûr de moi.

- Mouais... tu doutais aussi beaucoup de toi !

- Pas de moi : de l'intérêt que je pouvais avoir pour autrui ! C'est à dire que j'étais sûr de ce que je voulais, mais n'étais pas sûr d'être... accompagné. Non, c'est pas vraiment ça. Sûr... que l'accompagnement durerait.

- Je te vois bien hésitant, là...

- Oui, j'hésite parce qu'en écrivant ces mots je me rends compte que le "co" de compagnon, de co-pilote, de co-existence indique la présence d'autrui. Or c'est aussi une limite : sans l'autre, je ne suis que moi. Et moi sans l'autre, ce n'est pas grand chose. Ça n'a pas beaucoup d'intérêt.

- Ce qui nous ramène à l'autisme. L'auto-isme. Exister par soi-même, avec toutes les limites de l'existence en vase clos. Si « l'enfer c'est les autres », sans les autres, c'est aussi l'enfer. À quoi bon vivre sans interactions ? Est-ce même vivre que de se maintenir en vie seul ?

- Peut-être est-ce mon questionnement existentiel : je vis seul mais j'interagis cependant avec autrui. Sans ces interactions je n'aurais pas de miroir.

- Le mythe de Narcisse ?

- Sans ses excès, oui. Quand je dis que mon égo est fragmenté, flou, c'est parce que je ne me "vois" pas très bien dans le regard des autres. Je ne sais pas bien qui je suis.

- Si tu es "intéressant" ?

- Oui, évidemment, ma vieille névrose est toujours là. Elle a beaucoup perdu de sa puissance néfaste, mais elle est toujours là.

- Malgré tous les signes d'appréciation que tu as eu, depuis des décennies ? Ils n'ont pas suffi à éradiquer ce sentiment d'insignifiance ?

- Pas durablement. Il me faut régulièrement être "nourri" par de tels signes.

- Comme tout le monde !

- Probablement. Mais il m'en faut sans doute un peu plus que la dose que je reçois... qui ne dépend elle-même que ce que je "donne" de moi. Et c'est là que les difficultés relationnelles entrent en jeu : s'il m'est difficile d'aller vers autrui, l'énergie que j'utilise à cette fin n'est pas disponible pour "donner". La concentration qui m'est nécessaire pour aller au contact utilise mes ressources, le désir d'être accepté, intégré, accueilli, bride ma spontanéité et fait que je perds mon identité.

- Et induit des échanges pas vraiment nourissants, au final.

- C'est exactement ça. J'ai besoin des autres mais j'ai l'impression de ne pas savoir partager ce qui est en moi. C'est ce que j'appelle "handicap social".

- Tu noircis le tableau, là : tu es tout à fait capable d'avoir des interactions sociales ! Tu en as régulièrement.

- Oui, mais cela me demande autant d'énergie que cela m'en apporte, pour simplifier. En moyenne c'est bilan neutre. Bien peu d'échanges vraiment fertiles, beaucoup de "présentisme". Je suis là, mais je ne vis pas grand chose. C'est plat.

- Je te trouve un brin désabusé, voire pessimiste.

- Ouiiii, mais ça c'est parce que j'écris à ce sujet :) Globalement je m'en accomode très bien. Ma vie est heureuse, entre ces échanges sans beaucoup de relief et ma vie solitaire, où je me ressource.

- En écrivant tes préoccupations égocentrées ;)

- Ce n'est qu'une part de ma vie de solitaire, tu le sais bien.

- Oui je le sais. Il y a aussi tout le reste, les enfants, la nature, l'observation du monde...

- Et la satisfaction de pouvoir ressentir tout cela, de vibrer intérieurement, d'apprécier l'instant...


* * *


25 août, le soir
[retravaillé le 5 septembre, puis le 9, en vue de la publication]

Je commence à préparer le bouclage. Je suis allé revérifier que la date prévue correspondait bien à celle de la "fin" qui, symboliquement, me paraît être la plus déterminante : le 11 septembre 2004.

[Warning on : passage sensible !]

Ce jour là j'apprenais, de façon fortuite, que l'amie-amoureuse qui m'avait quelques jours plus tôt poussé à accepter une hibernation de notre relation - en soi déjà extrêmement difficile à admettre - changeait de perspective. Tandis que de mon côté je m'accordais le temps d'évaluer quelle orientation j'allais prendre, sur son journal un texte décrivait, dans un processus d'écriture-conscientisation, une logique de résignation. En clair, elle passait implicitement d'une suspension de l'aventure sentimentale commune à une renonciation.

En dévoilant cette rapide évolution à ses lecteurs elle en fit ses témoins... sans que moi-même j'en sois informé ! En effet, j'étais censé ne pas être destinataire de son avis de mise à jour ! Avis sans lequel j'aurais respecté la consigne antérieure de ne plus la lire. Au contraire, en recevant l'avis je l'ai pris comme une invitation à lire... La bévue venait d'un malencontreux concours de circonstances (d'aucuns pourraient parler d'acte manqué...) lié à une erreur d'actualisation de sa liste de diffusion.

Mon incompréhension fut plus vive encore en lisant des hypothèses sur mon propre désinvestissement à venir. Je me permets de les citer, parce qu'elles me concernaient : « Il prendra l'habitude de mon absence... Peut-être que dans quelques semaines, il en viendra même à se demander pourquoi tout ça est arrivé. Ne saura plus si, vraiment, il m'a aimé ou si au fond, tout cela n'était qu'une belle, certes étrange, mais puissante amitié. »

Je sais l'incertitude réversible des « peut-être », mais sur le moment cela me fut extrêmement douloureux à lire. Aujourd'hui je suis bien trop concient du risque d'interprétation erronnée des pensées de l'autre pour m'en offusquer encore. J'ai moi-même abusivement fait usage de ce procédé de libre expression... que je veux désormais m'interdire. Il n'empêche que, ce jour-là, je lisais des projections qui ne correspondaient pas du tout à mes aspirations les plus profondes. À l'époque, censé évaluer les possibilités de poursuivre ma vie conjugale, j'exprimais de sérieux doutes à ce sujet. Pour faire bonne mesure, et dans un souci de relative "neutralité", je me forçais aussi à exprimer mes diverses peurs, bien réelles, quant aux conséquences d'un choix émancipateur. Je me suis toujours demandé si, ce faisant, je n'avais pas généré un malentendu...

Lire des assertions envisageant de ma part un oubli rapide m'incita fortement à les invalider sur le champ. Or la consigne commune avait été de ne plus se contacter. Cependant la fin du texte revenait sur le meilleur de ce qui avait existé entre nous, notre première rencontre un an plus tôt, et évoquait les circonstances qui, désormais, ne nous étaient plus favorables. Là, conforté par l'avis de mise à jour, un dommageable quiproquo a pris place : j'ai pensé qu'il était attendu de moi que je réagisse et la retienne. Dès lors, me fallait-il respecter le silence ou le rompre ? Terrible dilemme ! J'ai donc suivi mon inspiration et clamé mon refus du renoncement. Ce faisant je passais outre une courte phrase, pourtant bien lue, qui concluait ce billet doux-amer : « Et un choix s'imposait. »

Ce n'était pas « s'impose », encore moins « va s'imposer ». Non, le verbe était au passé, indiquant que le choix était déjà opérationnel. Et ce n'était pas le même que le mien, que je croyais encore "nôtre". Mon initiative naïve fut donc repoussée avec force et conviction. En mode rationnel, j'ai alors cru avoir admis-compris-accepté que je devais moi aussi me résigner. Vouloir tenir seul ce qui n'avait de sens qu'à deux aurait été absurde.

Comment les choses auraient-elles évolué si j'en étais resté à ce refus rationnellement accepté ? Nul ne le saura.

C'est à partir de là que le jeu à haut risque de l'écriture publique sous le regard d'autrui partie prenante a montré ses potentialités difficilement maîtrisables. Car tandis que j'exprimais de mon côté mon amertume et ma tristesse, de l'autre côté de l'Atlantique, c'est à dire pas plus loin que mon écran, s'écrivaient des mots de doute, peut-être de regrets, de m'avoir repoussé à contre-coeur. Là, face à tant de retournements, déclarations contraires et faux-semblants, j'ai vrillé. J'ai perdu pied et douté de la confiance que je pouvais encore accorder en ce "nous" qui se disloquait, mais aussi de la confiance en elle comme en moi. Plus rien de solide ne tenait. Cette période de tourments et d'arrachement à demi dévoilés aura été extrêmement pénible à vivre, des deux côtés.

Je ne divulgue là aucun secret, tout a déjà été raconté de part et d'autre, abondamment lu et commenté, chacun y apportant sa sensibilité et sa perception.

[Warning off]

Vingt ans plus tard je me dis qu'idéalement il aurait [peut-être] été préférable que je ferme ce journal dès que j'ai constaté l'annonce du renoncement. Ça aurait eu de la gueule, du panache, que je disparaisse après avoir déclamé, tel un preux chevalier : « Madame, j'apprends ce choix qui est désormais le vôtre. Souffrez donc de me voir renoncer aussi ». Hop, chapeau bas, cavalcade et disparition à tout jamais dans un nuage de fumée. Disparaître c'est, en plus contemporain, ce qu'elle m'avait proposé quelques jours plus tôt... mais avec un retour possible si, dans un délai imparti, je devenais libre. J'ai cru être capable d'accepter temporairement ce monstrueux défi arrache-tripes... tout en continuant à écrire. Ce qu'elle fit aussi. Mais elle me lisait. Et je l'ai lue. La pire des configurations. L'entre-deux insoutenable. Masochisme imprévu, torture mentale.

Le clavier comme arme d'autodestruction massive.

*

Sur le thème de l'écriture contenue, écrit 10 jours avant l'épisode relaté ci-dessus :
« Si maintenant je bloque en écrivant ce journal, c'est parce que je sais que mes mots n'égrèneront qu'un lancinant «attends-moi...» perceptible entre chaque lignes. Or je ne dois pas, tant que je ne peux pas dire «j'ai choisi d'être libre». (...) c'est pour éviter ce genre de déballage pathétique que je me demande si ce journal est une bonne chose... Il va falloir que je change de formule. »








L'heure du bilan

Lundi 26 et mardi 27 août 2024
[Mis en ligne le 10 septembre 2024]

À l'heure de clore ce journal je suis tenté de dresser un bilan. Surtout pour les vingt dernières années... dont il n'est pas absurde de me demander s'il n'aurait pas été préférable qu'elles n'aient pas été écrites.

Ouais, parce qu'il y a eu pas mal de trucs moches, voire franchement laids, qui ont éclaboussé un peu partout, au début de ces années-là. Et beaucoup, beaaauuucoup de tourne-en-rond ensuite. D'ailleurs j'ai eu de moins en moins de courriels de lecteurs, puis plus du tout. J'y ai vu un signe.

Alors, ces vingt ans d'écrits étaient-ils dispensables ?

Oui, j'aurais pu fermer ce journal dès le 11 septembre 2004, avant que son contenu ne tourne à l'aigre. À ce moment-là ç'aurait pu être tout ou rien : je continue ou j'arrête. Pas de demi-mesure au coeur de la crise. Pour de multiples raisons j'ai estimé qu'il était préférable de continuer, en imaginant que c'était la meilleure façon de passer à travers la difficulté commune. Cette option présentait surtout l'avantage de maintenir un lien qu'à l'époque j'étais dans l'incapacité psychique de rompre. Il aura fallu que le réel me fasse violence à répétition pour que l'idée chemine jusqu'à ma résignation, qui ne se stabilisa que très, très longtemps après.

Mais j'aurais aussi pu arrêter n'importe quand après, en constatant l'acroissement des difficultés générées par l'existence même d'une écriture trop transparente.

Et pourquoi n'ai-je pas cessé bien avant, puisque j'avais perçu assez tôt le potentiel de destruction créatrice que recelait l'écriture intime "partagée". C'est aussi instable que de la nitroglycérine !

Idéalement, si j'avais voulu éviter tout parasitage, il aurait fallu cesser l'écriture croisée un an avant, dès le 10 septembre 2003, le jour où l'on s'est rencontrés pour la première fois et qui m'avait laissé sans mots. Ou alors, au plus tard, le jour où nous avons conjointement publié le même contenu, qui déclarait à tous : "Nous sommes liés" (30/11/2003). L'aveu aurait dû, en toute sagesse, être un faire-part de... vie privée. Nous aurions pu (et dû) décider de poursuivre notre éblouissante aventure à l'abri des regards.

Je m'étais ouvertement questionné à ce sujet mais j'ai cependant poursuivi, négligeant les risques consistant à conjuguer vie privée et vie publique. C'était une erreur. J'ai voulu privilégier le témoignage sur le ton du « voyez comme l'on peut vivre une belle relation malgré la distance ! ». Elle aussi, me semble-t-il, dans une moindre mesure. Nous n'avons pas vu le danger croître, bien qu'elle ait su rester plus discrète que moi lorsque des tensions étaient apparues, avant même cette première rencontre.

J'assume totalement ma responsabilité dans les mauvais choix que j'ai fait, ne mesurant pas les conséquences qu'ils allaient avoir. J'assume aussi la persévérance dont j'ai fait preuve, pour autant de "bonnes" que de "mauvaises" raisons. Ai-je eu eu tort ? Peut-être. Je n'ai pas su m'extirper de la toile d'araignée que j'ai moi-même tissée... en voulant agir dans le sens de ce que je pensais être le mieux.

La leçon est cuisante. Et, en toute sincérité, j'ai honte de ce par quoi j'ai dû passer pour en arriver à... un échec. Car je n'ai pas réussi ce que je voulais : restaurer le lien de confiance qui m'était au plus haut point précieux.

D'un autre côté je le vois comme un semi-échec puisque, en mon for intérieur, j'ai pu retrouver une paix, et même une sorte d'harmonie. J'irais jusqu'à parler de complicité dans l'échec ; de réussite d'un ratage commun qui, bizarrement finit presque par me donner envie d'en sourire. C'est risible d'avoir ensemble sabordé un si beau défi à la raison ! Bien sûr ce que je décris ne fonctionne que dans mon seul imaginaire mais, après tout, si ça me fait du bien sans nuire à personne...



Plus sérieusement, je ne peux que reconnaître n'avoir pas su séparer les fonctions autoanalytiques du journal de celles d'exutoire des dysfonctionnements relationnels. Et ce n'est pas faute de m'être interrogé là-dessus, ni d'avoir essayé. Je n'y suis tout simplement pas parvenu de la seule façon qui valait : une étanchéité absolue. Je n'ai pas été capable de tracer une ____ligne rouge____ que je me serais interdit absolument de franchir. C'est pour cette raison que je me résouds, fort tardivement, à dévitaliser mon outil favori de libre exploration. Je me suis prouvé, par mes récidives multiples, que je ne suis pas parvenu à dissocier l'objet "journal intime" de l'objet "récit d'une aventure relationnelle et ses conséquences". Les deux ont été trop étroitement intriqués depuis l'origine. L'un, c'est l'autre, et inversement. L'aventure est constitutive du journal, et réciproquement. Sur mon Carnet annexe, par contre, j'ai su dissocier les deux parce que ce dernier a précisément été créé comme échappatoire du journal. Sa vocation première était de parler d'autre chose, à un autre lectorat, même si plusieurs billets (autour du silence relationnel) faisaient indirectement référence à une histoire que je crois n'avoir jamais nommée, ni racontée précisément. En outre, sur ce Carnet-blog, j'écrivais sans penser au regard de celle qui, une fois seulement, laissa un commentaire anodin. Tout au contraire, je faisais attention à ne faire passer aucun message. La fonction du carnet n'était pas la même et la libre expression n'était pas un objectif central.

Sur le plan strictement personnel, maintenant, ce journal en libre accès aura parfaitement joué son rôle de révélateur. Bien mieux que je ne le faisais auparavant, avec mon journal intime papier sans autre lecteur que moi. La "présence" d'un lectorat (bien qu'elle ne me soit plus perceptible depuis des années) m'a poussé à explorer au delà de ce que je savais de moi. La fonction auto-analytique en présence d'un "écoutant" mutique me semble assez proche de ce que j'imagine du divan psychanalytique, bien qu'il y manque des fonctions régulatrices comme la durée limitée. Ici, personne ne me mettait de limites et je pouvais m'épancher plus que de raison.

Ma position n'a pas varié à ce sujet depuis le début des années 2000.

Si je ne compte pas le temps passé, vertigineux, j'ai l'impression que cette fonction thérapeutique du journal aura été une réussite. Je suis plutôt fier de cette persévérance-là.


* * *

Le(s) destinataire(s)


J'ai toujours écrit pour au moins deux personnes, qui représentent beaucoup plus que deux. Moi-même étais mon premier destinataire, dans une sorte de dialogue intérieur qu'il m'est régulièrement arrivé de transcrire sous forme d'interlogue. Mais toujours était présent aussi "le lecteur". Le masculin l'emporte grammaticalement, parce que le·a lecteur·ice n'était pas genré·e. C'était "une personne" qui me lit avec bienveillance, qui s'intéresse à ce que j'exprime et, globalement me comprend. Je pouvais imaginer cette personne froncer les sourcils et m'inciter ainsi à mieux verbaliser, ou de façon plus juste. Cet "autre" était imprégné de ma représentation de ce qu'un autrui sympathique aurait pu ressentir en me lisant.

Bien souvent il y a aussi eu, surtout ans les premières années, des lecteurs identifiés. C'est à dire que je pensais à la réaction d'une personne dont je connaissais un peu le mode de pensée. C'était une écriture "adressée".

Plus récemment mon adresse est l'à-venir : je pense au regard que pourront porter mes enfants, voire petits-enfants, sur ce qu'était leur père ou grand-père, dans un passé dont ils auront été contemporains.

Je n'oublie personne ?

Hum hum... évidemment qu'il y avait une autre destinatrice, très clairement présente dans mon esprit dès que j'évoquais de près ou de loin ce que j'avais vécu avec, puis sans elle. Une lectrice qui m'a beaucoup inspiré dans les premières années, à qui j'ai voulu plaire par les mots, la recherche, l'évolution. Pendant quelques mois j'ai eu l'impression que nos écritures respectives, tout en conservant une singularité, s'amplifiaient mutuellement. Elles nous élevaient.
Et puis est venu le moment où ont émergé les doutes fondamentaux que je porte en moi quant à l'intérêt que je peux susciter pour autrui.

Euh...

- Ah, là tu bloques !

- Exactement. Parce qu'à l'instant où j'écris, là, maintenant, je sens que cette destinatrice apparaît dans mon imaginaire. Parce que, comme je viens de l'expliquer, j'évoque quelque chose qui n'appartient pas qu'à moi. Et que tout ce que peux écrire court le risque de n'être pas juste. D'être critiquable. Et que ce personnage imaginaire, tout persuadé que je sois qu'il ne lira pas ces mots, guette (c'est moi qui guette, bien sûr) que je n'écrive rien de faux. C'est donc hyper stressant !

- Donc c'est ton imaginaire qui te stresse ?

- Non, c'est la représentation d'une personne... à qui je ne veux plus déplaire. Que je ne veux plus blesser.

- C'est un peu fou ton délire...

- Ben oui :) C'est bien pour ça que je veux arrêter :))

- Et là, les smileys, ils sont pour qui ?

- Pour les autres lecteurs (le lecteur imaginaire) afin qu'ils perçoivent la tonalité de ce que j'écris.

- Mais vous êtes combien alors ?

- Ça change tout le temps, selon les sujets abordés. Un, deux, parfois trois ou davantage.

- C'est barge, ton truc.

- Tu sais bien que non. C'est lucide. J'exprime ce que je ressens en moi.

- Alors c'est toi qui es barge.

- Si ça te plait de le penser...

- Pfff, t'inverses encore les rôles : c'est moi ton accoucheur.

- Et parfois c'est moi :)

Bref, reprenons :

Donc oui, les toutes premières fois que je me suis mis à douter et à l'exprimer, j'ai instillé une sorte de poison dans la relation. Le doute peut être un poison, ce que j'ignorais. Et naïvement j'ai exprimé des doutes, tout en sachant que ce serait lu. J'ai donc adressé ces doutes à moi-même mais aussi une destinatrice privilégiée. Erreur, grave erreur ! Mea culpa. Posture immature qui consiste à transférer à l'autre ce que je ne parvenais pas à "gérer" seul en moi. Je fus le premier empoisonneur de la relation :( Shame on me !

Bien sûr ce n'était que le premier élément déclencheur et toute latitude existait quant aux conséquences. Mais je tiens à assumer ma part de responsabilité. Si j'insiste sur ce point, minime en fait, et fort ancien, c'est que je vois en lui le premier grain de sable dans la fluidité qui, jusque-là, avait existé.

À l'instant je réalise qu'en écrivant ces mots ma "destinatrice imaginaire" est dans la pièce, mais loin. Pas comme tout à l'heure où je la sentais juste derrière mon épaule, vigilante.

- Décidément, c'est très bizzare ton truc. Des identités imaginaires qui errent dans la pièce, se rapprochent ou s'éloignent.

- Des fantômes, oui. Mais je vis bien avec. Ce sont des vieux potes, désormais. Si je ne viens pas les chatouiller, tout se passe bien. No stress !

- Ouais, tu fais quand même bien d'arrêter tout ça !

- On est bien d'accord !

Bon, je reprends. En fait c'est drôle parce que le petit exercice d'interlogue qui s'invite en plein milieu de mon texte me fait prendre conscience de comment tout cela fonctionne. Cette notion de présence dans la pièce, au loin ou derrière mon épaule, ne m'était jamais apparue aussi clairement. Derrière l'épaule, ça je le sais depuis longtemps, mais pas très loin, avec une oreille qui traîne, ça je ne l'avais pas repéré. Je précise quand même, pour l'éventuel lecteur non identifié, que je ressens pas vraiment ces présences fantômatiques. C'est juste une image que je trouve amusante. Je ne crois pas aux fantômes. Je cherche seulement à représenter cette impression de présence.

D'ailleurs il suffit que je lève le nez pour regarder le paysage par la fenêtre. Il fait beau, une légère brise agite les feuillages. La vie est belle et je file dehors. La nature m'appelle (là encore, c'est une image : je n'entend pas de voix...)

Il est 14h24.


* * *


Le défi que me pose la complexité serait-il pour moi facteur de motivation ? La question se pose et ramène à ma mémoire cette maxime : « Ce n'est pas le chemin qui est difficile, c'est le difficile qui est le chemin » (Sören Kierkegaard)

* * *

Je semble être porteur d'une énergie, d'une force, d'une motivation qui surpasse mes "acceptations" par résignation ou par "raison". J'ai de nombreuses fois renoncé en constatant que j'étais seul à vouloir poursuivre. La raison l'emportait... mais systématiquement, tôt ou tard, est revenue cette énergie initiale. Incapacité à accepter le réel, ou force qui se ravive parce que là est mon chemin ? Même si j'y suis seul.
Difficile à comprendre, sans doute, mais ce qui compte est la direction que cela indique. Je ne connais pas le chemin à suivre, mais je sais ce que je veux atteindre. Et cela s'appelle... joie.


* * *

Je suis tenté d'écrire plein de choses, passées sous silence toutes ces années. Des trucs qui ne concernent que ce "nous" qui n'a plus d'existence commune mais qui pourtant m'habite encore. Et peut-être que ce qui m'habite encore est précisément tout ce qui n'a pas pu être dit ? Qui ne sera pas dit.


* * *


Intuition

Il m'est arrivé de remettre en question la plus précieuse boussole intérieure à laquelle me fier : mon intuition. Bien souvent on ne sait pas à quoi se fier, tant l'incertitude est grande sur les conséquences de nos choix. La connaissance, le raisonnement, l'expérience, l'observation... ne permettent pas d'être sûr. il y a donc un pari sur l'avenir, aussi étayé que possible, mais fondamentalement incertain. C'est le saut au dessus du précipice, en se fiant à la bonne estimation de la distance de franchissement. Dans le cas contraire, c'est la chute. Le dernier rempart reste l'intuition.

Mon intuition était-elle pourrie, pour que j'en vienne à chuter ? Avais-je mal estimé quelque chose ?

Avec maintenant pas mal de recul, je pense que mon intuition était fiable. Ce qui ne l'était pas, c'était mon expérience de la vie et ma connaissance de certains mécanismes psychologiques. À coup d'hypothèses, d'observations, d'analyse, je suis parvenu à établir un scénario plausible, cohérent, logique, qui présente l'immense avantage de valider mon intuition de départ. Mieux que ça : j'ai l'impression d'avoir augmenté ma sensibilité à certains signaux. Peut-être suis-je devenu plus perspicace. De ce fait, je crois que mon intuition s'est affinée en se frottant au réel.






La vita è bella !


Mercredi 28 août 2024
[Mis en ligne le 10 septembre 2024]

Ce matin, avant que le soleil n'éclaire le sommet des collines, j'ai enfourché mon destrier à deux roues pour rejoindre mon lieu de travail. Il se trouve dans une petite ville située à une vingtaine de kilomètres de mon domicile. J'ai parcouru les petites routes en pédalant à bonne allure. L'air était frais, les vaches paisibles et le paysage admirable. Tandis que je passais à côté de deux massifs chevaux franc-comptois, je vis darder les premiers rayons du soleil à travers les arbres. Sans même y penser, j'ai clamé à voix haute « la vita è bella ! », répétant cette formule plusieurs fois alors que je dévalais les sinuosités viaires. « La vita è bella ! »

Rapidement je me suis repris, songeant à tous ceux, inombrables, pour qui il serait difficile de parler d'une vie belle. La malheur, la souffrance, la guerre, les famines, le dénuement, les spoliations, l'exploitation... Tant de vies ne sont que douleur ! Alors je me suis repris : « La mia vita è bella ». Je fais partie des heureux favorisés, qui ont eu la chance d'être né quelque part où il fait bon vivre. Je l'oublie souvent.


* * *


En m'accordant trois mois pour clore près d'un quart de siècle de "journal extime" j'ai été conforme à ma nature profonde, qui consiste à prendre le temps. Celui de la réflexion, puis celui de la décision, et enfin celui de l'intégration de cette dernière. Trois mois pour une fin, il fallait bien ça. Dans ce laps de temps j'ai vu émerger des réflexions qui n'avaient pas encore bénéficié du déclic dont elles avaient besoin pour éclore. J'ai aussi eu le temps d'analyser comment je vivais cette fermeture programmée, et intégrer ce retour de perception dans la narration. À ce jour je ne suis pas certain que cela soit d'un grand intérêt, mais la trace en sera néanmoins conservée. J'ai enfin pu expérimenter, sans que ce ne soit un choix initialement réfléchi, le processus qui consiste à publier avec un délai glissant, arbitrairement fixé à trois mois, puis progressivement réduit en voyant l'échéance de fin s'approcher. Curieuse expérience que de publier en décalé et continuer à écrire simultanément. Passé et présent se sont téléscopés durablement en inversant le processus habituel : le passé était publié au présent tandis que les écrits du présent n'allaient être publiés que dans le futur. J'ai vu un avantage dans cet étirement du présent, sorte d'accordéon temporel : il a été vraiment réfléchi, validé et revalidé par plusieurs (re)lectures avant d'être publié.



* * *


Ces derniers temps il m'est arrivé de relire, à petite dose, les écrits anciens dont je dispose autour de quelques dates précises. Dans mes écrits publics, dans notre correspondance privée et même, ce soir, dans ses écrits publics aujourd'hui supprimés. Bien sûr j'ai tout conservé en archives, parce que je suis ainsi fait. Il y a des personnes qui détruisent pour oublier, moi je garde pour me souvenir. Mais je ne lis qu'à petite dose, sans quoi je pourrais me laisser rapidement happer par un réveil des sentiments et émotions que j'ai laborieusement appris à anesthésier, refouler, repousser. Je pourrais écrire "anéantir", mais ça sonnerait vraiment trop faux. En fait tout est là, intact. En vrac, sans doute, mais bien là. Je ne peux pas me mentir indéfiniment, et d'autant moins que je sais que c'est inopérant. La fermeture de cet espace est bien la seule solution pour que cela n'apparaisse plus.

Je suppose que, vu de l'extérieur, la persistance mémorielle dont je témoigne peut paraître débile, pathologique, ou autre qualificatif indiquant un fort rejet. Si c'est le cas, il m'intéresserait de savoir ce qui suscite le rejet. Pour ma part j'estime que cette persistance témoigne de la longévité du lien, de sa qualité, de son intensité, de son exceptionnalité. Les aléas et les années sont passés, l'attachement demeure. C'est ainsi. Là encore, pourquoi mentirais-je alors que la sincérité m'est plus douce ?

Allez stop, je suis dans un processus de fermeture précisément pour taire la remémoration !





Latence


Jeudi 29 août 2024
[Mis en ligne le 10 septembre 2024]

Alors que ma capacité de réflexion et d'écriture est largement tournée vers la fermeture, je pense aussi à ce vers quoi elle pourra se projeter ensuite. Si toutefois une envie de rouverture se manifeste...

Je pense qu'il va y avoir une période de latence. Une mise à distance et aussi une longue pause, après avoir beaucoup écrit depuis quelques mois. Qu'en découlera t-il ? Un regain ou un abandon ? Je l'ignore à ce jour. Mais si l'envie d'écrire devait se manifester, cela passera nécessairement par la mise en place d'un nouveau cadre d'expression. Quels thèmes ? Sous quelle forme ? Pour quel lectorat ? Aucune réponse à ce jour.

Ce qui est certain c'est que l'entité "Elle" n'en fera pas partie. Ce "Elle" évanescent restera figé dans le journal que j'éteins. Fin de la saga.

Il est possible qu'il me faille un certain temps pour explorer d'autres champs de réflexion et d'analyse. Il se peut aussi qu'aucun ne me motive suffisamment. Je verrai bien ce qu'il en sera...

J'aimerais mettre à profit cette période de latence envisagée pour me consacrer aux écrits de ma mère et à la correspondance de mes parents. Je pourrai aussi entreprendre une relecture de mon journal papier et voir si je peux en extraire quelque matière présentant un intérêt supposé pour mes enfants. Je dispose aussi de nombreuses correspondances, dont je pourrai peut-être exhumer une ou plusieurs belle(s) histoire(s) à raconter. Et puis j'ai des milliers de photos dont je peux probablement tirer quelque chose d'intéressant. Bref, j'ai largement de quoi composer et créer à partir de ressources existantes.

Et puis il y a tout ce qui est vivant et vibrant hors de l'écrit !

Quoi qu'il en soit, je ne crois pas reprendre un jour la formule du Journal intime en ligne. L'expérience aura duré suffisamment longtemps pour que j'en mesure bien à la fois les potentialités et les limites. Il n'est pas impossible que mon exploration de cette pratique hasardeuse de la confidence soit parvenue à son terme.







Sur un malentendu



Vendredi 30 août 2024
[Mis en ligne le 10 septembre 2024]

La fin approche et je sens venir en moi la tentation d'exprimer ce que j'ai tu jusque-là. M'y laisser aller serait évidemment une erreur. J'ai gardé le silence sur certains points par volonté de ne pas nuire. Certaines choses ne peuvent être formulées sans l'accord d'autrui. Plus proscrit encore, ce qui pourrait aviver chez autrui honte et culpabilité refoulées. Cela appartient à chacun, en propre et en conscience, et ne doit pas être approché, pour peu qu'on l'ait identifié. Par diverses maladresses je l'ai appris à mes dépends et en garde le souvenir cuisant. Honte et culpabilité, c'est alors moi qui les ai ressenties.

C'est pourquoi je ne me suis plus aventuré dans cette direction sans perçevoir divers signaux d'alerte, dont le plus significatif est une très désagréable sensation de malaise. Dans ce cas je n'ai pas poursuivi. Cependant j'ai parfois eu besoin de décortiquer certaines choses qui me concernaient et l'équilibre a pu être difficile à trouver. Il m'est arriver de passer beaucoup [énormément !] de temps à élaborer les circonvolutions nécessaires pour me dire sans trop en dire.

Je me souviens, par exemple, avoir souvent mentionné, durant la quête de sens que je relatais autrefois, l'hypothèse d'un malentendu. Celui-ci serait survenu à un moment crucial et aurait déclenché des prises de décision inappropriées. En l'occurence, dramatiques [à l'échelle individuelle, bien sûr].

Ai-je un jour évoqué cette éventualité dans mes écrits publics ? Je n'en ai pas souvenir. Pourtant, dans le scénario explicatif que j'ai dû élaborer pour donner un peu de sens là où je n'en voyais aucun, l'hypothèse du malentendu est fondamentale. De celui-ci peuvent découler différentes orientations du récit et des responsabilités de chacun des protagonistes. À mon sens, et selon la façon dont je suis mentalement et émotionnellement constitué, il est absolument essentiel que je prenne ma part de responsabilité. C'est une question de cohérence personnelle. Cette cohérence garantit mon équilibre et mon épanouissement. Je ne peux pas me sentir "bien" si je ressens avoir "mal" agi, et ce même si je n'identifie pas clairement en quoi ce "mal" consisterait. Je vois dans ce souci permanent de cohérence personnelle un des ferments de la persévérance dont j'ai fait preuve pour aller vers une... liberté de parole. Je crois que ce que j'ai eu à coeur de rétablir, envers et contre toutes les déclarations qui m'ont été faites. Si j'ai été "sourd" [si une part de moi l'a été], c'est bien que je ne captais pas ce qui m'était dit. Tout simplement parce que ce que j'entendais ne correspondait pas à mon canal de réception. Comme s'il s'agissait d'une autre langue, d'un autre monde, d'une autre représentation du réel.

Honnêtement, et d'expérience, être pris dans une telle situation a quelque chose de kafkaïen. Les mêmes mots semblent ne plus avoir un sens identique pour l'un et l'autre. Les mêmes situations ne sont pas décrites de la même façon. Alors c'est vrai, j'ai eu besoin que certaines choses me soient répétées. Et j'ai moi-même eu besoin de me les répéter pour accepter qu'une autre réalité existait. C'est extrêmement déstabilisant pour quelqu'un qui est en recherche de cohérence. J'ai beaucoup mentalisé pour accepter cette dualité dans la perception du réel. Pour quelques situations précises, je n'ai pu trouver une relative tranquillité mentale qu'en adoptant le point de vue adverse [ce que j'en ai compris...] comme une seconde nature, une seconde culture, un second langage. Je suis un peu dans la position de l'expatrié, qui adopte une partie des usages de son pays d'exil sans perdre ceux de ses terres d'origine.


* * *


Il y aurait donc eu, il y a vingt ans, un basculement tendant rapidement vers l'irréversible. En ce temps-là j'avais consenti à respecter un silence qui m'avait été demandé pour une durée incertaine. Pourquoi revenir sur cet épisode bien peu réjouissant ? Parce que je suis entrain de statuer sur la date de fermeture de ce journal : le 10 ou le 11 septembre ? C'est un 10 septembre qu'ont été écrits les mots fatidiques, mais ce n'est que le lendemain que je les ai découverts. C'est donc un 11 septembre que j'aurais pu prendre acte de ce que je lisais et en tirer les conséquences, sans chercher à résister. Le panache plutôt que la panade. "Résister", c'est le titre du texte que j'ai écrit le 10 septembre 2004... le jour même où, de l'autre côté de l'Atlantique, elle renonçait.

Dans la représentation que je me fais de l'histoire, il s'est joué dans les quelques jours qui ont précédé ce 10 septembre, toute une tragédie (au sens théatral) dont il m'aura été ensuite impossible d'inverser durablement le cours. Parmi les hypothèses les plus diverses que j'ai pu élaborer, celle du malentendu me semble être une des plus solides. Bien sûr il y avait eu auparavant des conditions pour que le malentendu apparaisse, mais aucune n'avait eu ce caractère d'irréversibilité. Ce jour là, cette nuit, là, entre deux continents, entre deux dates, entre deux aspirations à la sauvegarde personnelle, l'entre-deux à basculé... et je n'ai jamais pu le rattraper. Cette nuit là nos objectifs ont divergé. Elle n'y croyait plus. J'ai ressenti cela avec stupeur et dans un profond désarroi.

De mon côté, je n'ai jamais réussi à ne plus y croire durablement. Il m'est arrivé de vaciller, bien sûr, mais jamais bien longtemps. Malgré les inombrables tentatives de résignation, de renoncement, d'acceptation ; malgré la colère face à l'injustice ressentie, j'ai continué à croire en la persistance inaltérable de ce "nous", aussi inconsistant soit-il devenu. C'est précisément parce que je ne suis pas parvenu à renoncer définitivement, après vingt ans de vaines gesticulations, que j'ai décidé d'éteindre mon porte-voix. Le silence se fera donc le 10 septembre 2024, un jour plus tôt qu'initialement prévu.

Date doublement symbolique puisqu'un an plus tôt, jour pour jour, nous nous enlacions pour la première fois.


* * *


Si je tente d'analyser un peu plus précisément ce qu'il s'est produit en moi lorsque j'ai compris, au plus profond du ventre et du coeur, la renonciation de ma co-équipière à l'aventure commune, cela tient en la lecture de quelques phrases.

Ce que cela me fait de les relire ? La même impression qu'il y a vingt ans, sans la charge explosive. Mon impréparation devant un tel dénouement me revient : incompréhension totale. Mais en même temps je dois bien reconnaître que c'est par un phénomène de dissociation que l'effet de surprise m'a ravagé : d'une certaine façon, cette conclusion était pré-annoncée. C'est bien une part de moi qui a refusé de la prendre en compte. D'un côté j'avais, à plusieurs reprises, "accepté" (superficiellement, donc) ce vers quoi elle nous orientait, de l'autre ces ersatz d'acceptation ne diffusaient pas en moi. Il y avait dissociation entre la raison et le viscéral. Peut-être entre la réalité et l'idéal, si ces mots peuvent faire sens ici...

Pendant ces vingt dernières années j'ai laissé alterner la prédominance de l'un ou de l'autre. Raison versus émotions. La raison m'a toujours poussé à me taire et ce journal garde la trace de longues périodes sans écrits. Fatalement la part émotionnelle, qui ne pouvait être continuellement refoulée, revenait par vagues qui submergeaient mes résolutions "raisonnables". Je les ai observées des années durant, ces vagues submersives. J'ai constaté au fil du temps que leur amplitude et leur fréquence diminuaient. Les deux dernières, survenues à un an d'écart, ont été peu élévées, mais assez durables (plusieurs mois, dont la trace reste écrite). J'aurais pu poursuivre ce journal et continuer à observer le phénomène, mais jusqu'à quand ? Dans quelle mesure la narration de ce que je ressentais n'entretenait-elle pas la réitération ? Et si, au moins, j'essayais de rompre réellement le faux-lien qui perdure tant que je montre que je tiens encore mon bout ? Et si, tout simplement, je fermais ma gueule une bonne fois pour toutes ?






Comme les arbres


Dimanche 1er septembre 2024
[Mis en ligne le 10 septembre 2024]

La pensée, les émotions, les souvenirs, se génèrent-ils comme les arbres, par couches successives d'aubier ? Le plus récent en périphérie, le plus ancien dans les profondeurs. J'établis cette analogie en songeant à la façon dont on peut croire avoir intégré, compris, engrammé quelque chose et croire que l'on peut aisément modifier cette chose parce que l'on a "compris" que l'on faisait erreur.

Je m'explique : je ne saurais compter le nombre de fois où j'ai cru avoir compris quelque chose et que cette compréhension suffisait à changer le cours des choses. « Maintenant, je sais. » Sauf que je ne sais que superficiellement. En apparence je sais, j'ai compris, et je pense pouvoir changer en conséquence. Mais dans les profondeurs de mon cortex, une autre mémoire subsiste, avec infiniment plus d'inertie. Et c'est ainsi que l'on se leurre soi-même.

Ce matin [l'approche de la clôture stimule ma réflexion] je me suis réveillé avec la sensation gênante de brasser toujours la même histoire, me voyant encore "espérer" quelque chose dont je SAIS, depuis 15 ans, que cette chose n'arrivera pas. Je le sais parce qu'un jour cela m'a été affirmé sans aucune ambiguité et que j'ai accepté cela à ce moment-là. J'avais enfin *compris*. Mouais, sauf que quelque part en moi *s'oublie* ce que je sais en apparence. L'épiderme sait, mais en profondeur ça ne sait pas. Ça n'accepte pas. Dualité et incompatibilité interne. Par la raison j'ai accepté le réel... et viscéralement je ne l'accepte pas.

Soucieux d'être juste dans ce que je décris de mes perceptions, j'ai voulu en avoir le coeur net : relecture de mon journal, à la période concernée. Rien. Aucune trace. Et pourtant c'était bien cette année-là. Alors je viens d'aller voir là où je sais que les traces sont fiables : la correspondance de clôture relationnelle. Cette période inattendue durant laquelle de longs courriels explicatifs ont été échangés, au terme desquels une clarification fut réciproquement établie. La tonalité était apaisée et, pour ma part, bienfaisante. Salutaire. Si bien qu'à ce moment-là je me suis laissé aller à penser que le temps était peut-être venu de restaurer la relation, sur de nouvelles bases à définir. Les propositions que je fis en ce sens furent entendues, évaluées, mais sans qu'y soit donné une suite favorable. J'en pris acte, un peu dépité, attristé, mais en comprenant et acceptant ce refus aimablement et poliment retourné. Aujourd'hui je considère qu'autour de cette période l'essentiel de ce que j'avais à exprimer à l'autre partie prenante le fut. Y compris dans un registre approfondi, par rapport à ma vision de la relation à autrui en général et ma façon optimiste de concevoir les co-évolutions relationnelles. Je me dévoilai en toute sincérité, en toute confiance, jouant mon va-tout. Cela fut entendu, apprécié, mais sans infléchir la décision de ne pas poursuivre. Nous convînmes paisiblement que nous n'étions pas du tout dans le même état d'esprit. En relisant les mots de mon courriel final ils étaient clairs : j'avais parfaitement compris qu'il n'y aurait pas de suite et que cette réalité-là était à prendre comme définitive. Ma tonalité était douce et compréhensive, l'accusé de réception le fut aussi. Clap de fin ?

Hum... quatre ans plus tard, alors que j'étais en voyage automnal au Québec, je fis quand même une ultime proposition de rencontre amicale... au cas où les choses auraient évolué à l'ouest de l'Atlantique. La réponse fut sans appel. Je n'ai évidemment plus rien tenté depuis.

Pourquoi, donc, après avoir abondamment clarifié la situation et que fut coupée toute perspective de changement, se soit maintenu ce que j'ai nommé "persévérance" ? Dans quel but ? Qu'est-ce que j'imaginais ? Honnêtement, je ne le sais pas vraiment. Sans doute ai-je "besoin", selon des aspirations très profondes qui échappent à mon contrôle, de croire (imaginer) que ce que j'appelle « retrouvailles » ou « restauration de confiance », puisse exister. Cette aspiration serait en moi tellement puissante qu'elle tiendrait ma raison en échec. D'où ce « je sais... mais je n'y crois pas. » Dualité entre raison et émotions/sentiments/aspirations. Je ne sais pas vraiment comment cela s'articule. Je constate seulement que c'est là, en moi.

S'ajoute sans doute à cela la lenteur de ma démarche émotivo-intellectuelle, qui explore les moindres pistes. Souvent il me faut beaucoup de temps pour "accepter", "comprendre", "sentir". Il se peut que, au vu de l'enjeu existentiel que cela a(vait) pour moi, la durée d'acceptation soit exceptionnellement allongée.


Je viens de tomber fortuitement sur un de mes textes qui décortiquait cela, intitulé Le temps devant moi (10 janvier 2010). J'en cite un passage, que je trouve éloquent quant à ce que la temporalité sans contrainte à pu induire : « Je dispose maintenant du temps nécessaire pour poursuivre mon évolution. À mon rythme. À celui de mes prises de conscience. Tout le temps nécessaire pour entendre ce que cette incroyable saga a bouleversé en moi, et que faire de cette expérience résolument déterminante dans mon parcours d'homme. »

J'ai peut-être tout mon temps mais à la longue, j'ai quand même envie de passer à autre chose. Tout converge pour m'inciter à franchir le pas.

Nb : une drôle de coïncidence fait que le texte aborde le possible malentendu que j'ai évoqué très récemment !





De la souplesse du noisetier



Lundi 2 septembre 2024
[Mis en ligne le 10 septembre 2024]

Hier j'ai passé des heures à relire ce que j'écrivais ici-même durant quelques périodes charnière des vingt dernières années. Des heures ! Est-ce bien raisonnable ? Et cela seulement pour vérifier que ce que j'étais en train d'écrire hier [mais vais probablement supprimer, parce que tout a déjà été dit et redit] était bien juste. Je ne voulais pas ne me fier qu'à ma mémoire et à l'évolution de ma perception dans le temps. Je sais qu'avec le temps une certaine confusion peut prendre place dans la chronologie des évènements, que certains éléments significatifs peuvent être oubliés ou distordus. C'est un peu fâcheux, quand il s'agit d'être juste.

Je suis revenu principalement sur les deux périodes déterminantes qui auront jalonné la déliaison : septembre 2004 et novembre 2009. C'est à dire le début du désengagement, si l'on peut dire, et son achèvement total. C'est à dire le moment à partir duquel plus aucun échange n'a eu lieu(1).

Je veux préciser ici, à destination du ou de la lecteur·ice au présent ou au futur - qui comprend éventuellement mes enfants et assurément moi-même - que mon intention n'est pas de dénigrer les décisions de mon ex-compagne de route, ni de lui porter préjudice. Il s'agit pour moi de poser clairement les éléments qui ont fait que, vingt ans plus tard, j'en suis encore à tourner autour de cette drôle d'affaire incomplètement élucidée. Et qui le restera, par la force des choses. Mais il faut savoir renoncer et la durée de mon enquête de sens, interminable, m'a conduit à prendre la décision - difficile - de m'auto-contraindre à fermer mon support d'autoanalyse préféré. Pour cesser d'écrire et réécrire à ce sujet.

Je ne reviendrai pas sur l'enchaînement de circonstances qui ont conduit à la déliaison amoureuse et amicale, tout (ou presque) étant déjà écrit en multiples versions similaires, mais veux m'attarder brièvement sur les cinq années qu'à duré ce qu'il me reste difficile de nommer "rupture" tant celle-ci s'est étirée dans le temps. Je préfèrerai un terme indiquant la durée, la lenteur durant laquelle l'inclination est perceptible mais incomplète. Je n'en trouve aucun. L'image qui me vient est celle d'une tige de noisetier, assez souple, sur laquelle s'exercerait une flexion continue : le bois plie sans rompre jusqu'à ce que les fibres qui le constituent cèdent une à une, lentement. Si bien qu'à la fin les fibres situées à l'intérieur de l'angle ainsi formé ne sont que pliées, mais celles qui sont à l'extérieur sont arrachées, entrecroisées en aiguilles de bois à angle droit [une photo serait assurément plus explicite]. Bref : ce n'est pas une rupture franche mais une semi-rupture complexe. Le bois ainsi cassé n'est ni mort, ni fonctionnel. C'est un truc moche qui cicatrise mal et qu'il vaut mieux couper, sauf à vouloir garder trace de l'aléa. Me vient à l'esprit le terme de "brisées", consistant à casser des branches pour qu'elle servent de repère à des forestiers ou des chasseurs.

Cinq ans pour conclure définitivement une séparation, alors que la phase optimale de la relation n'a duré "que" deux ans, ça me semble notablement long ! On pourra me rétorquer, avec raison, que si je n'avais pas résisté ç'aurait été plus rapide. Certes. Cela ne s'étant pas déroulé ainsi je vois dans cet étirement du temps de la brisure des raisons pour que, pour une personne avide de clarté comme je le suis, le processus d'intégration pleine et entière dure trois fois plus longtemps [et, à ce jour, ne soit pas terminé]. Il m'a fallu d'abord intégrer que le processus de co-contruction relationnelle était abandonné en route, puis intégrer que les tentatives de le faire évoluer vers autre chose resteraient inopérantes, et enfin intégrer que l'aboutissement consistait finalement en une rupture complète de la relation. Selon ma logique, cela représente au moins trois renoncements successifs à accepter, puis intégrer. Le tout en simultané. Pas facile, ni simple. Trop d'éléments à intégrer à la fois pour quelqu'un qui, comme moi, a besoin de comprendre le sens de ce qui advient. Et besoin de temps.

Donc oui, cinq ans pour plier la tige de noisetier jusqu'à la brisure et quinze de plus pour voir cicactriser la moche blessure. C'est sûr, on peut se demander s'il n'aurait pas mieux valu couper net. Hop, un bon coup de scie, net et sans bavures ! Si seulement j'avais su... [oui, on m'avait pourtant bien prévenu].

Est-ce qu'on apprend à se séparer ? Oui, comme on apprend à prendre soin d'une relation. Ce n'est pas inné [en tout cas ce ne l'est pas pour moi] et j'ai dû en passer par l'expérience. Maintenant je sais... un peu comment ça peut se passer. Je ne suis plus un novice de la rupture.

Est-ce qu'on apprend à faire silence ? Oui, comme on apprend à se dire en confiance.

Est-ce que, lorsqu'on a appris, on a compris ? Pas nécessairement...



(1) exception faite d'une ultime proposition de ma part, en 2013, prestement refusée.





Je n'aurai pas le temps...



Mardi 3 septembre 2024
[Mis en ligne le 10 septembre 2024]

Je n'aurai pas le temps d'écrire tout ce que je sens se précipiter avant la fermeture. J'ai bien fait de me donner une échéance, cela crée une dynamique dans ma réflexion, me presse, m'oblige à choisir ce que je vais exprimer.

Je viens de relire le début de la série de textes qui aura abouti à la décision de clore et je trouve que la diversité des angles abordés se retrouvent de belle façon dans cette longue "conclusion" finale dont le dernier épisode est proche. Conclusion temporaire, je le subodore déjà, mais qui aura, au moins, de final l'arrêt de la publicisation de mes réflexions. Il est probable que ma pensée continuera à cheminer dans le dédale infini des pistes restant à explorer, mais la partie la plus sensible n'offrira plus d'accès aux regards extérieurs.



Tout autre sujet : hier j'ai téléphoné à une collègue-amie en arrêt de travail depuis deux mois. Épuisement professionnel. Elle est jeune, dynamique, souriante, détendue... et je n'ai rien vu venir. Un jour elle n'était plus là. Avec d'autres collègues on a vite compris qu'elle avait eu besoin de repos et que cela avait un lien avec le travail, mais nous n'imaginions pas que cela durerait davantage que deux ou trois semaines. Erreur : elle en a certainement pour longtemps. Malgré son ton enjoué et en apparence "zen", j'ai vite compris, à ses silences, que les mots s'étranglaient dans sa gorge. J'ai constaté les signes de son épuisement à son extrême sensibilité.

Elle m'a beaucoup parlé. Elle s'est confiée, m'apprenant qu'à force d'en parler avec la psy qui la suit elle avait compris que son état actuel venait d'une fatigue antérieure, qu'une rupture était passée par là, et qu'elle avait pu remonter au point de départ. « Ah... tu as identifé un point de départ... » ai-je souligné. Et là, floutch, elle a de nouveau craqué. Je n'ai pas eu besoin de la questionner davantage, spontanément elle m'a parlé de ses rapports avec son père, décédé quelques années plus tôt. Père qu'elle n'a connu que tardivement... Bref, tout un pan absolument fondamental de son histoire personnelle, dont j'ignorais tout. J'en ai été ému et le suis encore en écrivant ces lignes.

C'est elle même qui m'a parlé de son sentiment de culpabilité : n'avoir pas été assez présente auprès de ce père.

Culpabilité...

Je l'ai remerciée pour ce qu'elle m'a confié, elle m'a remercié d'avoir un peu insisté pour lui téléphoner (je percevais bien qu'elle repoussait un peu). Elle m'a dit qu'elle sentait pouvoir me faire confiance, ce qui m'a touché.


Pourquoi je raconte tout ça ? Je crois percevoir plusieurs liens ténus avec ce autour de quoi je tourne depuis des mois. L'épuisement face à des pensées nécessitant un important travail psychique, la sensation d'être dépassé par l'ampleur de la tâche, se sentir submergé sans trouver en soi les ressources permettant de reprendre pied. Syndrome de l'imposteur, en étant considéré comme apte à répondre à une mission tout en mesurant ses limites pour y parvenir. C'est un peu confus, mais cela me rappelle par quoi je suis passé à différentes périodes de ma vie. J'en suis sorti mais, l'ayant vécu, cela a laissé des traces en moi. Ce qu'elle me décrivait présentait certaines similitudes avec ce que j'ai traversé.

Quel rapport avec mon thème du moment, à savoir la volonté de me sortir de pensées trop ouvertement exprimées ? Peut-être l'idée de me protéger, de cesser de m'épuiser à espérer ce qui ne viendra pas [son père ne reviendra pas]. Il y a un lien aussi, avec la culpabilité qu'elle a exprimée. La mienne est forte, à laquelle s'ajoute la honte. Et le souhait, illusoire, de pouvoir être pardonné. D'être compris. D'où mon désir de clarification réciproque, de pacification et de restauration de... la confiance, peut-être davantage que de restauration de la relation. Cette jeune femme s'est exprimée en confiance avec moi, mon écoute lui a fait du bien. Je suis en train de réaliser que j'ai besoin de sentir que je peux faire du bien à d'autres par mon écoute [je le sais, mais j'ai besoin de le constater encore et encore]. Si je poursuis ma réflexion, je me rends compte qu'une partie du traumatisme que j'essaie de réparer se situe là : suis-je encore digne de confiance ? Oui, je le suis, assurément, mais j'ai vraiment besoin de... restaurer ma confiance en moi à ce sujet.

Peut-être que ce que je pensais vouloir restaurer n'est ni la relation antérieure, ni un lien ajusté à « ce qui aurait pu être rétabli », ni même restaurer la confiance de celle(s) qui ne me l'ont plus accordée. Non, c'est simplement de restaurer mon estime de moi-même, gravement endommagée. Et cela ne passera par aucune personne en particulier mais par une pluralité ; par diverses écoutes impromptues, indépendantes les unes des autres tout en constituant une synergie.

En l'écrivant, à cet instant, c'est d'une évidence indubitable. Cela ne suffira sans doute pas à un changement radical et immédiat, mais je vois dans cette prise de conscience le germe d'une nouvelle inclination de ma réflexion. Je vais certainement devoir re-découvrir cela plusieurs fois mais le premier jalon est posé. Je n'ai, objectivement, plus besoin de la personne qui a choisi une autre destinée que notre - finalement bien brève - "merveilleuse complicité". Je n'ai pas davantage besoin d'entretenir un lien bizarre avec son "fantôme". Tant qu'il me sera plaisant et agréable de laisser venir à mon esprit le souvenir de ce qu'était notre complicité, je ne le refoulerai pas. Tant que la sorte de "dialogue" qui se ravive de temps en temps me fait du bien, je le laisserai prendre place. Cette entité-amie imaginaire, en quelque sorte, continue de m'accompagner vers l'oubli de sa part sombre, ou plutôt de ce que j'en imagine. Je vais laisser dialoguer entre elles les différentes entités qui me composent et parler à celles que j'imagine la composer [qui ne répondent évidemment jamais...]. Nos parts lumineuses et nos parts sombres, quatre entités au minimum. Délirant ? Je ne crois pas. Celui qui accepte de voir de quoi il est composé est probablement plus lucide que celui qui s'imagine monolithique.

[10h40]






Un rêve



Mercredi 4 septembre 2024
[Mis en ligne le 10 septembre 2024]

[8h03]
Hier j'ai passé une demi-journée avec ma fille. Elle était d'accord pour remplir, en ma présence, le questionnaire transmis par la neuropsy visant à recueillir l'avis des proches. Je l'ai donc invitée dans un restaurant du petit bourg où elle réside. Nous nous sommes installés en terrasse, du côté d'un boisement naturel.

Le questionnaire pose de nombreuses questions bizarres, en ce sens qu'elles décrivent des comportements sociaux indiquant un handicap sévère. À l'évidence mes comportements n'y correspondent pas. Pour d'autres questions la formulation est sujette à interprétation puisque la réponse dépend du contexte. Je laissais ma fille tracer des croix là où elle n'hésitait pas et lui donnais quelques indications dans le cas contraire. Je ne voulais pas l'influencer.

Une vingtaine de minutes plus tard, une fois le questionnaire terminé nous avons repris le fil d'une conversation spontanée, cependant teintée de ce à quoi il fait référence. Il a été question de mon rapport aux autres, actuellement et dans le passé. Des raisons pour lesquelles je me suis lancé dans ce bilan, directement lié à la perspective de ma retraite. De mon souhait de me rendre davantage disponible à mes proches, à mes petits-enfants, mais aussi des limites que m'imposent mes difficultés dans les interactions sociales. Le sujet des mes amitiés évanescentes s'est invité et je lui ai parlé du petit groupe de femmes, collègues de travail, avec qui actuellement je me sens bien. Bref, je lui ai fait part de ce que j'ai décrit dans ce journal.

Et puis, en lien avec les amitiés, la question que je n'attendais pas : « Tu as des nouvelles de Nathalie ? ». J'ai souri en lui répondant par la négative. Non, aucune nouvelle depuis quinze ans. « Mais elle est là, en moi » ai-je poursuivi. Le regard vaguement interrogatif de ma fille m'a conduit à préciser : « Je n'ai pas de nouvelles d'elle, mais j'y pense souvent. Et c'est marrant que tu m'en parles parce que dans quelques jours je vais fermer mon journal, où je continuais à parler d'elle. Notre histoire et le journal se sont construits ensemble et si je veux passer à autre chose je dois clore ce journal. Ce sera le 10 septembre, date anniversaire de notre rupture et, par hasard, aussi celle de notre première rencontre. » Je ne suis pas allé beaucoup plus loin et ne suis pas entré dans les inénarrables méandres des vraies-fausses fins. J'ai quand même mentionné le fait que la séparation aura duré cinq ans, soit davantage que la relation elle-même. Et surtout l'incroyable temps d'acceptation qu'il m'aura fallu : 20 ans, c'est quand même long. J'ai terminé en disant que cette exceptionnelle persistance faisait partie des éléments "à charge" m'ayant conduit à entreprendre la démarche du bilan neuropsy.

Fin de l'épisode. Nous n'en avons pas reparlé ensuite.

[8h49] 46' pour 26 lignes. Cela donne une idée du temps d'élaboration-transcription.


* * *

- Je viens de vérifier : depuis le 19 août, tu as écrit quasiment chaque jour. C'est l'approche de la fin qui génère cette prolixité ?

- Évidemment. Je sens bien que cette perspective m'inquiète, parce qu'au bout il n'y a rien. Cul de sac. Je mets un terme à ce journal et au pseudo-lien qu'il me permettait de conserver avec le passé.

- Ce lien que tu as décidé de rompre.

- Je l'ai décidé lorsque j'ai écrit "Je te quitte", le 27 mai dernier. Après cette déclaration, je ne pouvais plus me dédire. Engagement à cesser mûrement réfléchi après coup puisque je n'ai publié le texte qu'assez récemment, le 19 août, près de trois mois plus tard.

- Ces fameux trois mois de latence, que tu as laissé s'installer.

- Oui, je ne pensais pas que cela aurait une telle efficacité. Les mots déposés ont subi une maturation dans l'ombre, qui m'ont permis de les libérer en pleine acceptation. Durant ce laps de temps, je pouvais y revenir, les relire, les incorporer tout en suivant le chemin qu'ils traçaient au fil des textes. Chaque texte poursuivait la logique engagée antérieurement et, en quelque sorte, engageait une suite. Je crois que cela a bien correspondu à la lenteur dont j'ai besoin pour intégrer-comprendre-accepter certaines choses difficiles. Là, ça s'est fait tout seul, sans douleur.

- Et maintenant que la fin est proche, tu vas libérer des textes qui n'auront plus ce temps de latence. Dans 6 jours tu vas publier ceci, avec tout ce qui était encore retenu dans le sas.

- Oui, je le sais. J'ai commencé à réduire le sas, en publiant à fréquence quotidienne, et même, pour les textes courts, par paquets de deux. À ce jour, le décalage de publication n'est plus que d'un mois.

- L'échéance finale te stresse ?

- Un peu. Je suis mobilisé sur cette date du 10 septembre et un sentiment de relative urgence est là : c'est maintenant ou jamais.

- Quoi donc ?

- Dans les jours qui viennent je vais figer le conglomérat constitué par ce journal et l'histoire qui l'a vu naître. Et qu'il a vu naître. L'image qui me vient est celle de ce film assez niais, "Le jour d'après", ou l'ont voit une glaciation se propager une vitesse incroyable : tout se fige définitivement. Eh bien dans 6 jours ce journal sera figé et tout ce qui n'a pas été écrit ne pourra plus l'être.

- En somme, tu veux couper ce canal d'expression mais cela déclenche un sursaut d'expression ?

- Exactement. Avec un goulot d'étranglement : le temps disponible se rétrécit. Mais c'est ce qui est intéressant, justement : cela m'oblige à faire un tri. Et donc à réfléchir à ce que je veux laisser visible et ce qui peut rester inexprimé.

- Tu as tant de choses à dire ?

- Je ne crois pas. Je ne sais pas, en fait. "Ça" apparaît au fur et à mesure que l'échéance approche. Il y a certainement des choses que j'ai envie d'exprimer avant qu'il ne soit trop tard, mais je ne les identifie pas encore. Et puis d'autres que j'aurais pu être tenté de lâcher mais que, finalement, je vais juger préférable de laisser dans le secret.

- Le secret ? Diantre...

- Oh, aucun grand secret. Seulement des trucs qui, en fait, n'appartiennent qu'à "nous". Ou à moi seul, peut-être. Et c'est très bien comme ça.

- "Nous", "toi" ? C'est quoi ce charabia ?

- Euh... bonne question. Disons que le "nous" c'est ce qui a existé tant que le lien était actif. C'est seulement le factuel. Il existe aussi un "nous" subjectif : ce que j'ai perçu de nos interactions. Là il peut exister une autre version, radicalement différente, du "nous". Et enfin le "moi", c'est ce qui s'élabore en moi seul, sans aucune validation par autrui puisque je ne l'exprime même pas.

- Encore une fois, ça fait beaucoup de monde pour une seule relation...

- Pas tant que ça : deux individualités de part et d'autre et deux subjectivités autour d'une réalité factuelle commune. Quatre entités dont une partie est commune.

- Ouais, il y a peu tu parlais aussi des différentes entités qui composent chaque individu.

- Ah oui, c'est sûr que ça complique un peu les choses. C'est bien cette pluralité complexe qui rend le relationnel intéressant, insaisissable, incertain.

- Et tu aimes ça, on dirait.

- Probablement. Je l'ai découvert tardivement en comprenant mon attrait pour la complexité. Décortiquer le complexe pour aller vers du simple, ça me plaît !

- Ah ben là, t'as eu ce que tu voulais avec cette histoire !

- Beuhmouainon, pas trop ! Le but c'est quand même d'aller vers la simplification, et de préférence vers l'agréable, le doux, le bon. Pour moi il est là le défi.

- Verrais-tu chaque relation comme un défi ?

- Euh... peut-être. Je pars du principe que la rencontre avec l'autre va forcément conduire à des difficultés. Pas forcément lourdes, mais l'altérité oblige nécessairement à une adaptation réciproque. Il faut de la souplesse, de la curiosité, et une volonté de coexister. Parfois cette adaptation réciproque se fait simplement, parfois cela demande d'avantage de ressources.

- Et puis il y a les relations qui sont fluides au début et qui se complexifient ensuite...

- Oui, ça peut arriver.

- Ça t'es arrivé.

- Oui.

- Hé hé...

- Quoi ?

- Hé hé...

- Mais quoi ?!

- Je remarque que tu te refermes comme une huître :)

- Pas trop envie d'en parler...

- Menteur ! Tu ne m'aurais pas convoqué si tu ne voulais pas parler !

- Pfff... contradictions...

- Hé hé...

- ...

- AlooOOoors ?

- Pffff...

- Ah, je remarque qu'il y a quelqu'un qui vient de s'installer derrière ton épaule pour regarder ce que tu écris.

- Je le sentais. Je savais qu'elle rappliquerait, cette présence invisible et muette.

- C'est d'elle, dont tu veux te débarrasser en fermant ton journal ?

- Oui. Je ne la supporte plus.

- Bon alors tout va bien : elle va bientôt disparaître !

- Oui oui, elle va disparaître !

- Et ?

- Et ben... elle ne sera plus là.

- Évidemment !

- Non, mais... elle ne sera plus là ! Y'aura plus personne ! Je serai tout seul !

- Mais non, tu vas simplement disparaître d'ici. Ta vie ailleurs continue. Avec ou sans elle, peu importe : ce qui n'existera plus c'est la trace visible que tu laisses de tes errements. C'est bien ça dont tu ne veux plus ?

- C'est bien ça.

- Parfait !

- Oui, c'est vrai. Parfait. C'est ce que je veux.

- BoooOOOon, très bien, on avance ! Autre chose ?

- Mmmm... peut-être cette question d'ultimes choses à exprimer, mais je verrai ça plus tard.

[terminé à 10h15] Je n'ai pas noté l'heure de départ mais j'estime à une vingtaine de minutes l'interlogue ci-dessus. Écriture fluide et simple, bien plus rapide, me semble t-il, que le récit articulé. Plus efficace aussi, parce que plus favorable à la spontanéité.


* * *

- Bon, on est deux, là. Toi le raisonnable, moi le vivant. Et si on parlait de cette autre entité qu'est "le fantôme" ?

- Lequel ? Ta version ou la mienne ?

- Oh la mienne ne pose aucun problème : elle est sympa, elle est drôle, elle est cool. Tu sais, c'est celle d'avant. Celle qu'on aimait beaucoup. Originale, espiègle, sensible, facétieuse.

- Ouais... la mienne est moins cool, c'est sûr.

- Parle-moi d'elle !

- Oh la... c'est pas facile.

- T'as peur d'elle ?

- Pas du fantôme, non, mais... de la vraie. Si jamais elle posait un jour ses yeux ici.

- Boh, il y a vraiment très très peu de chances qu'elle te lise encore. T'es certainement le représentant d'une histoire ancienne qu'elle aura préféré oublier.

- Fais gaffe, mon fantôme est en train de mettre derrière toi pour voir ce que tu écris !

- Ah zut, faut pas que ça fonctionne comme ça ! Garde-le avec toi, moi je veux rester libre.

- Bon, on reviendra plus tard. Faut qu'on reste bien chacun dans notre rôle, sinon ça va être le bazar.


---


- Dis-donc, l'est costaud ton fantôme ! J'ai senti son souffle glacé et ça m'a pétrifié.


- C'est parce qu'il a peur. Il sent que ses jours cont comptés.

- Tu crois qu'il va disparaître ?

- Ah mais c'est certain : il n'existe que par ce journal ! Il n'est jamais ailleurs qu'ici, quand j'écris et que je m'approche de...

- De quoi ?

- Attends, je cherche. Lorsque je m'approche de... ce "Elle" dont je ne dois pas parler.

- Tu en parles un peu, pourtant.

- Très peu. Le minimum. Je me sens surveillé.

- Par... son fantôme ?

- Je ne sais pas trop si c'est "Elle" ou son fantôme, dans ma représentation. Ce qui est sûr c'est que j'ai intégré la possibilité d'un regard et que je suis donc extrêmement vigilant à ce sujet.

- "Elle" ou son fantôme, c'est du pareil au même, non ?

- "Elle", c'est la vraie personne. Son fantôme, c'est ce que j'en imagine, version plutôt sombre. Pas drôle, pas cool. Bref, c'est pas "ton" fantôme, bien plus vivant et lumineux. Le mien est mortifère.

- Hi hi, on dirait une resucée des anges et démons religieux :)

- Les religions n'ont rien inventé : ces entités imaginaires existent au fond de chacun de nous.

- Cela reviendrait-il à dire qu'en toi luttent le bien et le mal ? L'ange et le démon ? L'aimable et le détestable ?

- Hmmm... vu sous cet angle... oui, il y a de ça. Peut-être qu'en voulant faire taire ce "démon" je choisis d'aller vers "la lumière". Je n'avais jamais envisagé la chose sous cet angle.

- Si si, souviens-toi, autrefois de Moloch et Fatalie !

- Exact. Il y a fort longtemps que j'ai identifié ces "doubles" de nous, version sombre. Et que ces entités-là ne pouvaient pas s'entendre.

- Doooonc, implicitement, tu veux dire que ce sont vos faces sombres qui on raflé la mise ?

- Ouais, ça ressemble à ça. En fait je l'ai identifé depuis fort longtemps, mais j'avais pas vraiment fait le lien avec ce "fantôme noir" qui traîne encore dans les parages. Et qui n'est autre que l'entité sombre imaginaire renvoyant ma propre image sombre.

- Ouhla, ça se complique ton affaire !

- Non non, c'est très simple : "son" fantôme noir n'est que la représentation imaginaire de ce qui révèle mes côtés sombres. Oui, c'est ça : c'est un révélateur !

- Hmmm

- Donc, en laissant errer la présence silencieuse de ce fantôme, cela m'oblige à travailler sur mes parts sombres que... toi, ma part lumineuse, ne veut pas voir prendre trop de place. Toi et moi, vivant et "raisonnable" (mais un peu mort, chiant et pas drôle), faisons face conjointement à la lumière et aux ténèbres.

- Amen !

- Pff, t'es con !

- Hé hé. C'est ton préchi-prêcha qui est con. Tu ne fais que répéter la banalité de la lutte entre le bien et le mal.

- Je sais... mais je crois important que j'établisse ce lien entre mes vingt ans d'écriture à visée libératrice et cet éternel combat. Ça resitue les choses ans un contexte plus large, éternel, infini.

- Et ça permet aussi de voir de quel coté tu te situes.

- Oui, de ton coté : vie et lumière, paix et joie.

- Alleluia !

- T'es lourd !

- C'est toi qu'es lourd :) Viens de mon côté, rallie-toi à mon panache blanc ! Souris. La mia vita è bella ! Pourquoi se laisser embêter par de vieilles histoires alors que ton bonheur ne dépend que de toi ?

- Je sais, je sais... J'y viens, j'arrive, je continue mon chemin de conscience. Et je vais buter ce fantôme de merde !

- Ouarf !!


* * *


- Et si toi tu me parlais de ton fantôme ?

- Oups... tu veux me faire pleurer ?

- ?!

- De joie, hein ! D'émotion !

- Bigre !

- Mon fantôme à moi, c'est un rêve.






Le maître de mon jeu



Jeudi 5 septembre 2024
[Mis en ligne le 10 septembre 2024]

J - 6
Hier soir j'ai retravaillé la page qui s'affichera à partir du 10 septembre. La version antérieure précisait que la fermeture était définitive et qu'en aucun cas je ne reviendrai m'exprimer sur ce journal. Un peu radical. La nouvelle formulation garde ouverte l'éventualité d'une poursuite restreinte, au cas où j'estimerais utile d'analyser, avec distance, ce que fut ma pratique autobiographique et ses conséquences à long terme.

Par contre je maintiens ma décision de fermeture définitive du "journal intime en ligne", car c'est bien à la dimension publique de l'auto-analyse que je veux mettre un terme.

Par ailleurs je viens de retravailler, plusieurs heures durant, un texte qui, je le sens bien, suscite en moi un malaise notable depuis que je l'ai rédigé. Il s'agit de la seconde partie du texte daté du 25 août au soir, qui tourne autour des quelques points cruciaux qui pourraient avoir joué un rôle déterminant dans l'incompréhension qui m'a longtemps tenaillé, prolongeant d'autant l'invraisemblable persévérance dont j'ai fait preuve. Le sujet est sensible et je travaille au scalpel ce texte qui me travaille en retour. Je ne suis pas du tout certain de le publier. Cependant, si ce qu'il évoque resurgit maintenant, juste avant la clôture, c'est bien qu'il y a là quelque chose de significativement important qui cherche à s'exprimer. Et comme par hasard, cela se situe précisément autour de la date anniversaire que j'ai choisie pour clore mon journal...

Ce jour où j'aurais pu faire un autre choix et devenir le maître de mon jeu.



* * *


Je relis pas mal de textes écrits dans les jours qui précédaient ou suivaient le 10 septembre d'il y a vingt ans. J'ai relu aussi une partie de la correspondance privée de la même période. J'en tire plusieurs enseignements.

Le premier c'est que la relecture me montre au moins deux strates de mémorisation-perception :
- globalement le temps n'a pas eu prise sur les sensations et émotions ressenties à l'époque, restées presque intactes, dans leur essence, aujourd'hui. L'intensité en moins.
- les détails des situations, par contre, sont marqués par une érosion. Je remarque quelques inversions chronologiques, ou des décalages. Je note aussi quelques oublis contemporains.

Le second me permet de mesurer à quel point ma volonté de "transparence" à pu influer sur l'image que je donnais à voir. J'explorais dans tous les sens, y compris ce qui pouvait se révéler être des impasses ultérieurement. Je ne cachais pas mes peurs, mes faiblesses, mes hontes. Je déclarais mes objectifs, mes espérances, mes souhaits. Je me montrais vulnérable. Je tendais la main et me montrais souvent docile (soumis ?). Je pense que cela a pu me desservir d'avoir voulu me montrer "honnête", mais d'un autre côté, je pense avoir été "vrai". Donc s'il y a eu éloignement de moi... c'est que ce que j'étais (ou suis ?) n'a plus séduit. Ou pas suffisamment au vu du contexte et des complications. Cette éventualité relativiserait ma part de responsabilité dans l'échec : finalement je n'étais pas aussi attirant/aimable/apprécié que ce que j'avais cru. La perte de la relation m'en paraît moins grande. Je n'étais tout simplement pas/plus à la hauteur attendue.

La relecture des textes anciens a aussi un troisième effet, assez inattendu, je dois le dire. Les textes ont beau être encore vibrants d'un presque-présent, il sont néanmoins lestés du poids des ans et, surtout, m'apparaissent avec l'énorme décalage du désinvestissement relationnel qui s'est creusé durant quinze ans d'incommunication totale. J'ai beau le savoir intellectuellement, quand je le ressens "émotionnellement" c'est autre chose. Le vide est palpable. Je suis tout seul dans mes souvenirs, autant que je le suis dans mes projections espérantes. Aucune surprise, là, puisque je le sais, mais le ressentir a davantage d'impact.

C'est là qu'un quatrième effet opère : en ayant entrepris la fermeture du canal d'expression que j'ai maintenu ouvert jusque-là, je pressens que le silence qui va (enfin !) prendre place va installer une distance dans toute ma perception, artificiellement entretenue jusque-là par une "relation" fantômatique d'inspiration épistolaire. Couper l'expression va probablement saper le pseudo-lien que ma psyché entretenait. Je vais lâcher mon bout de corde, celui qui pendouillait dans le vide depuis toutes ces années de silence.

Bon, après tout, c'est ce que je cherche...

Il se pourrait donc que, dans quelques mois, quelques années, regardant en arrière, je voie dans la persévérance dont j'ai fait preuve la survivance anachronique d'une relation qui n'existait plus. Une relation momifiée, en quelque sorte. « Peut-être que dans quelques semaines » la petite lueur d'espoir qu'envers et contre toute évidence j'ai gardé jusque-là aura disparu, j'en « viendrai même à [me] demander pourquoi tout ça est arrivé. Ne saurai plus si, vraiment, [elle] m'a aimé ou si, au fond, tout cela n'était qu'une belle, certes étrange, mais puissante amitié ». Étrange histoire, en effet, étoile filante brièvement lumineuse avant de se perdre dans les dédales sombres de nos différences. Et un jour, peut-être, de nos indifférences.


* * *


Petite précision : je suis actuellement en congés, ce qui me donne la possibilité d'écrire tout mon saoûl. Pour le meilleur et pour le pire...





Prendre le temps de la fin



Dimanche 8 septembre 2024
[Mis en ligne le 10 septembre 2024]

J-2

Trois jours dans le Vercors. Randonnée dans ces sublimes paysages de moyenne montagne, entre falaises et forêts, entre ondulations herbeuses et éboulis caillouteux. Là-haut, sur les crêtes surplombant le Trièves, parmi les rustiques pins à crochets, je pensais à la lenteur de la marche. Un pas après l'autre, avancer jusqu'à gravir le sommet. Lentement, pas après pas.

Laisser le temps au temps. Laisser aux arbres le temps de grandir et à ma pensée celui de cheminer au rythme qui lui correspond. Avoir pris le temps d'aller vers la fin.


« La lenteur ne signifie pas l'incapacité d'adopter une cadence plus rapide. Elle se reconnait à la volonté de ne pas brusquer le temps, de ne pas se laisser bousculer par lui, mais aussi d'augmenter notre capacité d'accueillir le monde et de ne pas nous oublier en chemin. »

Pierre Sansot, dans "Du bon usage de la lenteur"






Pénultième jour


Lundi 9 septembre 2024
[Mis en ligne le 10 septembre 2024]

Relecture finale des quinze textes attendant leur tour de publication dans la file d'attente, à libérer en bloc demain. État intérieur calme et serein. J'ai gommé quelques aspérités dont je trouvais la persistance gênante. Polissage de finition. Je ne veux ressentir aucun malaise.

Entendu sur France-culture une femme (Emma Becker) expliquer qu'elle a écrit pour faire durer le lien avec un homme dont elle a été amoureuse. Résonance. Demain je cesserai d'écrire parce que je ne veux plus m'adresser à l'amie qui ne répond plus. Je continue d'avancer dans le sens qui est le mien.

Rapport à la temporalité : le passé m'habite et donne de l'épaisseur au présent. Si ce passé est beau, si le présent d'autrefois a été bienfaisant, alors mon présent en est embelli. Mais si le passé a été laid et douloureux, alors il devient expérience. Faire en sorte que mon présent soit meilleur et mon futur davantage encore.





Ultima necat



Mardi 10 septembre 2024


10 septembre... dernier jour ; premier jour. Ce soir une demi-lune orangée, à moitié dans l'ombre, descend vers l'horizon forestier. Il y a vingt-et-un an elle était pleine, blonde et s'élevait de l'horizon maritime.


J'aurais pu m'écrire pendant encore des années.








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