Alter et ego...
les autres et moi,
l'autre et moi,
l'autre moi.


Itinéraire d'une ouverture
à soi et vers autrui Aventure relationnelle vers la maturité...

Journal-lettre,
autobiographie
2000-2023

Alter et
                      ego - Mois, émois et moi...





Première visite
Année en cours
Archives
Elles
Bibliographie
J'en parle ailleurs
M'écrire


28 janvier 2023
La puissance d'agir des disparus
11 décembre 2022
Inaltérable
10 décembre 2022
Engourdissement
9 décembre 2022
Du temps pour moi
27 novembre 2022
Cogitations d'un grand-père intermittent
29 octobre 2022
Le journal de mes incompréhensions
26 octobre 2022
Referais-je le même choix ?
21 octobre 2022
Un rêve puissant
11 octobre 2022
Chronique d'une liaison passagère
19 août 2022
Puissance
21 mai 2022
Effroi
3 avril
Plusieurs vies
2 avril 2022
Jusqu'à ce que l'espoir s'éteigne
23 février 2022
Ceux qui restent
19 février 2022
Pourquoi ?
18 février 2022
Chagrin
16 janvier 2022
Dissolution d'un déni
6 janvier 2022
Filandreux
5 janvier 2022
Larguer les amarres



Archives antérieures
 


Alter et ego (Carnet)
Le même en pas pareil


Liens
Association pour l'autobiographie
Claviers intimes [archives]














La puissance d'agir des disparus




Samedi 28 janvier 2023


Ma soeur m'a envoyé un long texto, après être avoir rendu visite à notre commun père. Elle me faisait part d'une discussion entre eux, au cours de laquelle elle lui demandait s'il avait des nouvelles de ses enfants. Après un moment il lui à dit: « Pierre... on n'a pas grand chose à se dire, il ne m'invite jamais, je me demande si je ne suis pas passé à coté... j'espère qu'il n'en a pas trop souffert ». Ma sœur ajouta l'avoir senti perplexe, un peu déçu, mais résigné.

Quelle étonnante et tardive prise de conscience ! Je ne l'attendais plus après avoir tenté, à de multiples reprises, de l'y ouvrir lorsque j'avais entrepris de comprendre l'origine de mon manque de confiance en moi. J'avais alors à peu près l'âge actuel de mes enfants. Lui ne semblait pas comprendre de quoi je lui parlais, fuyant l'approfondissement, restant rétif à tout ce qui concernait la psychologie.

Après avoir signifié à ma soeur ma perplexité en retour, tant la remarque paternelle tenait pour moi de l'évidence depuis longtemps, elle me renvoya un texto complémentaire : « Il semblait regretter un peu... perplexe, n'ayant toujours pas bien compris. Je n'ai pas forcément eu le coeur de lui rappeler certains de ses comportements rabaissants, donc destructeurs. J'en ai vaguement évoqué un peu, doucement. Il a beaucoup oublié le passé. Je l'ai rassuré en lui disant que tu avais été résilient et semblait t'en être bien remis... simplificatrice ».

Ce à quoi j'ai répondu que « j'ai fait le choix, depuis plusieurs années, de ne pas l'embêter avec ses comportements passés. De toutes façons je crois que c'est "irréparable", parce que lui et moi sommes trop différents dans nos rapports à l'existence. Et même s'il parvenait à comprendre, la culpabilité serait trop grande. Inutile de lui infliger ça, sauf si lui-même voulait aller au fond des choses. Oui, je m'en suis bien remis. Cela a coloré mon existence et conduit à développer ma résilience en explorant de nouveaux champs de connaissance ».

J'ai remercié ma soeur pour son implication dans la relation assez particulière que j'ai avec mon père (et vice-versa). Elle est une des rares personnes avec qui, au fil des ans, j'ai longuement pu parler de « ce que j'ai fait de ce qu'on m'a fait ». L'autre personne, au sein des proches, étant ma mère, dont je savais qu'elle en parlerait à mon père. Il y a aussi eu, il y a une quinzaine d'années, un "déballage" familial par lettres interposées, durant lequel pas mal de choses avaient été posées et partagées au sein de la cellule originelle.

D'une certaine façon, pour moi, tout cela a été suffisamment abordé pour que chacun puisse être à peu près en paix. Du moins moi le suis-je, sans ressentir le besoin d'aller plus loin. Quelles que soient les séquelles, pour ma part, j'ai rangé cela dans les archives de ma conscience.

Je n'ai plus besoin de dire à mon père ce qui m'a meurtri. Et je ne pense pas qu'au moment de sa mort je puisse regretter de n'avoir pas pu être plus proche de lui. C'est ainsi : une vie entière à se cotôyer sans vraiment se rencontrer. Je lui suis reconnaissant de certains fondamentaux qu'il m'a transmis... et tant pis pour les entraves que je traînerai probablement jusqu'au terme de mon existence. J'aurais mis des décennies à accepter cette fatalité, ne disposant pas de suffisamment de ressources interieures pour m'en émanciper.

Et puis j'ai pu résoudre l'essentiel grâce à l'écoute de ma mère, qui me permettait ainsi de "réparer" à moitié les erreurs dues à l'inexpérience parentale. Sans oublier les années de thérapie analytique, ni la fonction réparatrice de l'écriture intro-retrospective, puis celle du journal en ligne, lu et commenté.

Bref : après en avoir beaucoup parlé je suis en paix avec ce passé familial. Il n'y a plus de ressentiment... même si tout ce qui n'a pas pu être exprimé de part et d'autre a induit de larges espaces d'incommunication. Pour partie nous restons des étrangers les uns aux autres. Il semble que cet état de fait a été accepté par chacun. Le décès de celle qui fût longtemps le noyau de la cellule familiale n'a rien bouleversé dans cet équilibre.


* * *

Ce long préambule introductif m'est venu spontanément, au moment d'entamer ce pourquoi je me suis mis devant mon clavier aujourd'hui. À savoir, le rapport relationnel aux autres quand la communication avec eux n'existe plus.

L'inspiration m'en est venue après le visionnage d'un épisode de "Les idées larges", sur Arte, intitulé : Et si on ne faisait pas son deuil ? Avec l'éthologue Vinciane Despret comme invitée.

Il y est question des "vrais" deuils, par rapport à la mort des proches mais, pour ma part, j'élargis le deuil à toute situation de perte ayant des conséquences traumatiques. « La vie est une succession de séparations par lesquelles on ne cesse de grandir. À chaque instant, on meurt à soi-même, à l'autre, au monde, au temps. Cette expérience de la perte sans cesse répétée n'est-elle pas la trace d'un deuil originel inscrit en nous à la naissance ? » ("Deuils", éditions Autrement, 1992).

Comme tout le monde j'ai du affronter diverses pertes et "faire mon deuil" en conséquence. Actuellement je me prépare à la "perte" de la place que j'avais investie dans la vie professionnelle tandis que, dans une autre dimension, j'anticipe la perte de nos conditions d'existence. La première sera plus simple à vivre que la seconde, assurément. Dans un autre registre encore, le décès de ma mère m'a conduit à conclure un très long deuil, commencé plusieurs années auparavant en constatant la "disparition" de son aptitude à communiquer, du fait de l'affectation irréversible de ses capacités cognitives. Ce deuil-là, bien préparé, m'aura été étonnamment simple à traverser.

Il en va tout autrement d'une perte majeure, dont je ne saurai désigner la teneur, vis à vis de laquelle le deuil n'opère qu'avec une infinie lenteur. Si toutefois il opère... C'est par rapport à cette incertitude que l'intitulé de l'épisode a attiré mon attention : et si on ne faisait pas son deuil ?

J'en extraits un fragment : « Dans la théorisation freudienne, [...] on ne fait pas son deuil. [...] Aucun objet ne viendra se substituer. Il n'y a pas de remplacement, il n'y a pas de restauration, il n'y a pas de réparation. Et c'est bien là qu'on voit qu'il n'y a pas de travail de deuil. C'est une perte sèche. C'est à dire qu'il y a un trou dans le réel, innommable... voilà. On ne peut pas tellement en dire quelque chose. Donc il faut trouver des points d'appui, des figures de bord, pour border précisément le gouffre. Pour faire en sorte que l'endeuillé ne tombe pas lui-même dans ce trou. » (Laurie Laufer, psychanalyste).

Je note le terme "innommable", qui correspond bien à ce que, maladroitement, j'ai tenté de cerner au fil des ans autour la perte à laquelle j'ai dû faire face. Je retiens aussi la notion de "points d'appui", que j'ai bien dû trouver. Pour ma part ces points d'appui auront été l'échafaudage mental construit autour d'une béance aux contours indéterminés. Je ne connaissais pas l'étendue de la perte, au départ, consolidant l'échafaudage au fur et à mesure que je voyais la béance s'aggrandir. Elle ne s'est délimitée qu'infiniment lentement, plusieurs années durant. Si bien que lorsque j'ai enfin compris... l'échafaudage tant de fois mis à l'épreuve est resté en place. Trop solidement construit, trop durablement installé pour s'effondrer d'un bloc. La succession des désillusions m'avait rendu résilient.

Je n'ai pas cherché à décrire ici cette résilience, qui au départ était une forme de résistance. Je crois que j'étais mal à l'aise avec la narration de la persévérance dont je faisais preuve, alors même qu'indubitablement le réel m'avait opposé des fins de non-recevoir de moins en moins discutables. Et peut-être avais-je un peu honte de ne pas réussir à accepter le réel. Cependant, en mon for intérieur, je sais parfaitement ce qu'il en est : le processus de deuil est resté incomplet. Parce que, tout simplement, je refuse l'étendue de la perte. « C'est plus fort que moi », pourrais-je dire. Il demeure un lien "inaltérable", comme je l'écrivais il y a quelques semaines. Et finalement, plutôt que d'avoir honte de mon incapacité à accepter une certaine réalité, qui n'est pas la mienne, je suis plutôt fier de rester fidèle à une autre réalité, qui est la mienne. Dans une relation il y a toujours deux côté pour tenir la corde. Et si d'un côté la réalité c'est qu'il n'y a plus personne d'un côté de la corde, ce peut aussi être qu'elle reste tenue du bord opposé. Certes le lien pendouille dans le vide, sans réponse aucune, mais il est là. À la fois vivant et mort, comme le chat de Schrödinger. Analogie que j'ai posée de longue date ici...

En quoi le documentaire susmentionné trouve t-il sa place ici ? (en l'occurrence c'est plutôt lui qui a ouvert une place à mes cogitations). Et bien c'est qu'il évoque la "puissance des morts". Idée que j'élargis illico à la puissance des disparus, ou des pertes. La mort étant à entendre au sens de "ce qui n'est plus".

Vinciane Despret : « Les morts ont de redoutables puissances ! Ils peuvent vous pourrir la vie, ils peuvent vous rendre incapables de travailler pendant longtemps, ils peuvent vous rendre incapables de renouer avec les joies de la vie... et puis ils peuvent vous rendre capables de choses extraordinaires. C'est une drôle d'éthologie parce que, d'une certaine manière, est-ce que j'étudie les puissances des morts ou est-ce que j'étudie ce dont les morts rendent les vivants capables ? (...) C'est une éthologie d'interdépendance. Les morts ont des puissances qui ne leur permettent pas d'agir directement dans le monde, mais ils rendent les vivants capables de faire quantité de choses ».

Ce que j'en comprends c'est que les morts, et par extension tous les "ce qui n'est plus", restent chargés de la puissance d'agir que personnellement nous continuons à leur accorder. Ainsi en va t-il de tout ce qui, dans notre passé, a été chargé d'une intensité particulière. Par exemple ce que j'ai fait des comportements de mon père lorsque j'étais enfant. Ou ce que je fais des comportements passés d'une amie "disparue" (ou ayant laissé tombé son bout de corde relationnelle).

 « Le bon registre pour penser la manière dont les morts continuent à être présents parmi nous, leur mode d'existence, ce serait de se dire "qu'est-ce qu'ils nous font faire ?". C'est ça leur puissance d'agir. Un mort peut vous faire rêver. Quand un mort vient dans votre rêve, vous pouvez vous dire que c'est un produit total de votre conscience, qui secrète des histoires, le souvenir qui est réactivé. Vous pouvez aussi vous dire, sur un mode pas tout à fait éloigné du matérialisme, "il y a un mort qui m'a fait rêver". »

Le matérialisme est en effet au coeur de la question du deuil : si la mort c'est ce qui n'est plus, alors il suffit d'en prendre acte, sans chercher à faire durer quoi que ce soit. Le mort est mort, passons à autre chose. Sauf que le mort (ou le disparu, ou l'évènement passé) a laissé une trace qui, elle, vit encore en nous. Ce qui n'est plus... est toujours dans notre esprit. Autrement dit le mort n'est pas totalement mort. Tel un fantôme, l'absent peut nous hanter, nous accompagner, voire nous enchanter. Et cela aussi longtemps que demeure investi un lien d'attachement. Peu importe qu'il ne soit plus tenu que d'un seul côté.

On sait que beaucoup de gens disent "sentir" la présence de leurs morts, voire discutent avec eux, contre toute rationnalité. Et ce que dit Vinciane Despret c'est qu'on n'est pas obligés de choisir une approche ou l'autre : les deux peuvent coexister. Ainsi entre le matérialisme et "une autre approche" : « Je ne sais pas ce que je pense à cet égard. (...) le type d'attitude qui est extrêmement intéressante, et sur laquelle j'ai finalement appris à m'aligner, c'est l'attitude qui consiste à se dire "pourquoi pas ?". C'est très instable, mais pas nécessairement inconfortable. Ça ne peut être inconfortable que si vous vous dites "je vais devoir choisir, à un moment donné je vais devoir arrêter d'hésiter". Mais si vous vous dites que l'hésitation fait partie du processus vivant même de la façon dont nous vivons nos rapports avec les morts, l'hésitation, la perplexité, le fait qu'on passe d'une hypothèse à l'autre, sans aucune obligation de choisir, ça ne crée pas du tout du mal être. Le mal être ne vient que s'il y a une obligation, si on vous dit à un moment "là, après la ligne d'arrivée, vous ne pouvez plus hésiter entre les deux, vous devez choisir" ».

À l'évidence, pour une certaine perte, je n'ai pas choisi. Je n'ai pas su/voulu choisir, pas su/voulu renoncer. J'ai laissé - et laisse encore - cohabiter le rationnel de l'achevé et la "puissance d'agir" de l'inachevé. Je crois que c'est la médiation optimale trouvée par mon psychisme pour « ne pas tomber dans le gouffre ».







Veuillez saisir votre adresse e-mail
pour recevoir les avis de mise à jour.
Adresse e-mail:
S'abonner Se désabonner