23
octobre 2024
Avec un mois et demi de recul, je vois se manifester
quelques symptômes. Perception d'un manque, sensation
d'isolement, que j'interprète ainsi : je n'ai plus la
béquille d'expression qu'était mon journal à double
destinataire. J'écrivais bien
pour
moi, mais en m'imaginant
lu.
Autrement dit : j(e m)'écrivais sous un regard adressé.
Je suis dans la phase de sevrage.
9 décembre 2024
Il y a trois mois que j'ai mis un terme à l'expérience
d'écriture "en ligne" entreprise vingt-quatre ans plus
tôt. Fermeture mûrement réfléchie, anticipée,
programmée. L'arrêt a été net. Dans les semaines qui ont
suivi j'ai parfois ressenti un manque : je ne disposais
plus de cet espace d'expression qui, semble-t-il,
"accompagnait" mes réflexions.
Et puis le temps est passé et finalement je me suis très
bien accommodé de la non-expression. Cela n'empêchait
nullement à mes pensées de cheminer. Moins contraintes,
moins calibrées, peut-être sont-elles devenues plus
légères. Plus subtiles. Je n'ai plus été entraîné à
aller toujours plus loin. Je crois que j'y ai trouvé un
apaisement.
La prise de distance avec le journal et ce qui
l'alimentait m'a libéré du temps. J'en passais parfois
beaucoup à
pensécrire.
Et ce temps libéré je ne l'ai pas réinvesti sur un autre
espace d'expression. C'est simple : je n'écris plus.
Nulle part. Je me demande si un chapitre ne s'est pas
fermé. Peut-être pas définitivement, mais éventuellement
durablement.
J'ignore si j'entreprendrai la «
relecture critique d'une autobiographie analytique en
ligne » annoncée en intention dans le
sous-titre. Cela peut-il avoir un intérêt pour quiconque
autre que moi-même ? Et même, cela m'intéresse-t-il ? Au
présent pas du tout. Qu'en sera t-il à l'avenir ?
Laisser en ligne cet "objet narratif" hybride a t-il
seulement un sens ?
Bizarrement, le fait d'avoir coupé le lien que
j'entretenais avec un récit incarné a le même effet
qu'avoir coupé une amarre : l'éloignement est patent. Il
y a dissociation d'avec ce passé.
27 décembre 2024
Lorsque j'ai fermé le journal en ligne je me suis laissé
la possibilité de revenir porter un regard critique sur
la singulière expérience qu'aura généré l'écriture
auto-analytique "ouverte aux regards". Trois mois plus
tard, lesté du recul temporel, je constate que de
reprendre le clavier me demande incontestablement un
effort.
Aujourd'hui, pour moi, ce journal est du passé. D'une
certaine façon il a toujours été porteur de passé
puisque l'auto-analyse est nécessairement rétrospective,
mais le passé évoqué avait quelque chose de
contemporain, en ce sens que le présent de l'écriture en
était nourri. J'ai l'impression que mon écriture
renforçait le lien entre passé et présent, aboutissant à
une sorte de confusion temporelle. Comme une
intertemporalité,
si je peux l'exprimer ainsi.
Cette liaison intertemporelle étant coupée depuis que je
n'écris plus, c'est comme si le temps-réel - la
perception réelle du temps - avait réattribué les places
de chaque temporalité :
avant
est davantage dissocié de
maintenant.
En fait j'ai retrouvé l'échelonnement
naturel
du temps. Je mentalise sans laisser
d'empreinte. Sans surcreuser les chemins que trace
l'écriture, jusqu'à dessiner des ornières défavorables à
l'exploration aventureuse. L'écriture n'est plus là pour
relier
artificiellement
passé et présent.
Quoique tout à fait anticipé, réfléchi, mûri, mon arrêt
a été net. Au début, après le soulagement des premiers
jours, j'ai ressenti le manque. Cela n'a pas duré bien
longtemps. Le temps libéré (l'écriture étant
choronophage) m'a placé face à une sensation que je
n'avais plus connue depuis des dizaines d'années : la
vacuité. Je sentais venir le parfum de l'ennui.
Qu'allais-je bien pouvoir faire de mes soirées ?
J'ai su trouver des palliatifs. J'ai aussi constaté
assez rapidement que la distance que j'avais voulu
prendre fonctionnait parfaitement : je me suis détaché
du journal, de l'introspection, et de tout ce dont
j'avais voulu m'éloigner. Coïncidence ou concordance :
ces derniers mois je suis confronté à la fois au
détachement et à la
transmission,
qui est elle-même une forme de détachement. Dans ma vie
professionnelle, puisque la retraite approche et que je
dois céder ma place tout en transmettant mon savoir ;
dans ma vie familiale, puisque le moment est venu de
vider la maison dans laquelle j'ai vécu enfant et dans
laquelle moult écrits et objets se transmettent ; dans
ma vie relationnelle puisque... le détachement m'allège.
Le journal entre dans cette catégorie : détachement...
et réflexion en cours sur son devenir. Que transmettre ?
À qui transmettre ? Faut-il transmettre ? L'avoir clos
me donnera, je suppose, dans un certain temps, un regard
plus distancié. Tant qu'il était "vivant", donc porteur
d'intentions, je ne pouvais avoir le recul nécessaire.
Recul...
C'est le recul qui m'a permis d'entrevoir des aspects
qui m'étaient restés totalement insoupçonnés. Ainsi, il
y a quelques jours, c'est la notion de
consentement
qui a fait effraction dans mes pensées. Sans doute parce
que ce terme, largement convoqué depuis la vague #metoo,
puis lors de chaque affaire dans laquelle une personne
(généralement un homme) a fait usage de pouvoir envers
une autre (généralement une femme), est revenu en force
dans les débats autour de l'effarante affaire Pélicot.
Alors je me questionne : moi, ai-je demandé le
consentement des personnes dont je parlais dans mes
écrits ? Non... Me suis-je régulièrement assuré qu'un
éventuellement consentement tacite initial était encore
valable ? Pas d'avantage...
Avais-je moralement le droit de parler d'autres
personnes avec qui ma vie était en interaction sensible,
intime ? C'est très discutable. D'ailleurs je me suis
souvent interrogé à ce sujet au cours de mes années
d'écriture. Mais jamais sous l'angle du
consentement.
Peut-être vais-je trop loin dans les analogies ? Car je
ne crois pas avoir été en situation de
pouvoir
sur autrui. Le cas échéant, je ne pense pas en avoir
fait usage. Il me semble qu'il y a toujours eu un
équilibre des pouvoirs, même si l'ajustement constant de
l'équilibrage a pu mener à une surenchère de réactions
dommageables et regrettables.
Cela dit, ma vie de couple s'est achevée par un divorce
par consentement
mutuel. Cette formulation répond, en quelque
sorte, aux questions sur l'équilbre des forces en
présence.
Quant à certaine situation d'interaction destructrice,
certes j'aurais
théoriquement
pu éviter d'entrer dans la surenchère, mais à quoi de
fondamental en moi aurais-je dû renoncer pour consentir
à cela ? Il est des questions qui n'ont peut-être pas de
réponse. Vingt ans d'écriture analytique ne m'ont pas
permis d'en venir à bout.
Oups ! Me voilà obligé de reconnaître que ce trou noir
continue de m'attirer, d'aussi loin que je l'entrevois.
Je ne m'en approcherai pas davantage. Le sevrage ne
souffre pas d'exceptions.
---
De façon plus globale, sur le plan de l'autocritique du
journal, j'envisage - mais sans l'avoir commencé - de
revenir sur sa génèse, puis ses premières années. J'ai
envie - mollement - de mieux discerner ce qui, dans
l'expérience, aura été bénéfique de ce qui aura été
néfaste. Ou du moins ce que j'aurais préféré éviter de
produire si seulement j'avais pu en mesurer les
conséquences. C'est la logique de responsabilité qui
correspond à l'édification de mon auto-estime : assumer
mes actes. Sans me sur-responsabiliser ni me dédouanner
à bon compte. Logique de lucidité... qui ne regarde que
moi-même.
Dimanche 16 mars 2025
Relisant les quelques entrées qui précèdent je constate
de pénibles redites. Tant pis, je les laisse car cela
indique aussi quelque chose du processus d'écriture.
Six mois après l'arrêt du journal (dont je ne voudrais
pas que cette page devienne une prolongation...), où en
suis-je ? Loin. Pas tenté de reprendre l'écriture pour
le moment. Ni ici, ni ailleurs. Mon blog n'a pas
bénéficié d'un regain d'expression. J'ai entrepris (hors
ligne pour le moment) l'auto-analyse auto-critique du
journal clos, en suivant sa chronologie. Fastidieux et
probablement sans intérêt. J'ai suspendu ma recherche.
Je me perdais dans les détails historiques à propos
d'une époque révolue : le foisonnement initial et
prometteur du diarisme en ligne. Cet éphémère mouvement
s'est, hélas, très rapidement périmé. Il n'en reste des
traces que dans les archives du net. Y reviendrais-je ?
Peut-être, si la motivation est là.
Pour l'heure la motivation est faible. Je suis davantage
tourné vers les vivants, bien que les nombreuses
archives parentales que je collecte en vidant la maison
familiale titillent ma fibre conservatrice. Il y a à là
un trésor enfoui qui ne brillera que si quelqu'un
s'occupe d'en extraire les joyaux. Je me suis plus ou
moins donné cette mission, que j'entreprendrai plus
amplement lorsque je disposerai de temps, dans quelques
mois. D'un autre côté cette avalanche d'archives, qui
s'ajoute à la montagne d'écrits que j'ai moi-même
produite, me met face à un sussurement intérieur :
pourquoi vouloir passer tant de temps dans
l'intellectualisation du passé ?
Qu'est-ce que je cherche à ressentir, à comprendre, à
analyser du passé ? Et de quoi cela me prive dans le
présent à vivre et à ressentir ? La question est
importante. Bien sûr j'ai une réponse toute prête :
analyser le passé me permet de le compredre et de mieux
vivre le présent. Certes. Mais à quel coût ?
La question n'est pas nouvelle : plus ou moins
clairement elle transparaît dans mes écrits publics
depuis l'origine. Elle hante aussi mes réflexions
silencieuses, ainsi que quelques unes des conversations
approfondies que j'ai pu avoir avec des très proches.
Elle a plusieurs fois émergé dans les échanges que j'ai
eus avec diverses instances professionnelles de la
psychologie. Oui, je le sais : tout le temps que je
passe à "analyser", je ne le passe pas à "vivre". Sauf
que pour "vivre", il y a un préalable : être en capacité
de "ressentir" et de partager cela. À l'évidence cet
état d'ouverture m'est difficile à atteindre, lesté que
je suis de je ne sais quels handicaps, freins,
inhibitions. Et c'est précisément pour tenter de
comprendre ce qui m'entrave que... j'ai besoin
d'analyser.
Le serpent qui se mord la queue ? Peut-être. Ou pas. Je
ne sais pas encore.
Il y a quelques jours j'ai revu la neuropsychologue que
j'avais consulté il y a six mois. J'avais besoin de
faire face aux turbulences que son "diagnostic" a
déclenché en moi. Répondant à mes questions, nous en
sommes arrivés à ce que j'ai décrit plus haut : cette
impression de courir après un état existentiel dont la
plénitude se déroberait sans cesse. Il a été question de
quête de perfection, d'idéal... et de réalité.
Forcément, la notion d'idéal associée à celle de réalité
à résonné fort en moi. Retour aux point de départ ? Ou
constat que cette tension reste prévalente dans mon
parcours de vie ? Je m'aime bien comme ça, en fait.
C'est moi, ça me correspond. Intellectuel ET sensoriel,
analytique ET sensible, vivant le présent ET le passé.
Simple ET complexe. À la fois solitaire ET avide
d'échanges... approfondis.
Profondeur... nuances... initimité... confiance.
Immuable quête, qui ne se partage que fugacement.
Impermanence.
* * *
Je voulais parler de tout autre chose, sur le thème de «
à qui appartient notre
histoire (de vie) ? » mais le fil des mots m'a
emmené ailleurs. J'y reviendrai tôt ou tard, ici ou
ailleurs, tant cette question aura tourmenté mon
écriture durant vingt ans, avec pour conclusion la
clôture de mon journal. Elle se réactive par rapport aux
écrits parentaux, journaux intimes et correspondances
privées dont j'hérite en même temps que ma
fratrie-sororie.
«
À qui appartient l'histoire ? À ceux qui la font ?
À ceux qui la vivent ? à ceux qui s'en souviennent
? À ceux qui en souffrent ? À ceux qui en héritent
? À cette litanie de questions, la même réponse :
à tout le monde. L'histoire appartient à ceux qui
veulent et qui peuvent la raconter, à ceux qui la
liront ou l'entendront, à ceux qui ont envie de la
comprendre. »