Juillet 2011

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Chagrin d'impuissance



Samedi 2 juillet


Journées de l'autobiographie, il y a une quinzaine de jours. Thème : trajectoires sociales.

Atelier d'écriture : « Nos trajectoires sont marquées par des évènements, des rencontres, des choix, des décisions. Et si... Et si nous n'avions pas pris ce chemin-là, suivi cette voie-là, si nous avions dit oui plutôt que non, ou l'inverse, qu'aurions-nous fait de notre vie ? »


Et si...

Et si je n'avais pas hésité ? Et si j'avais suivi cette aspiration si forte et un peu folle qui m'attirait vers l'inconnu ? Et si je ne m'étais pas ménagé ce temps que nécessitent les décisions qui engagent une vie, et même plusieurs vies ? Mais je n'étais pas seul dans cette histoire, et de mon choix découleraient des conséquences sur la vie des autres.

Si je m'étais abstrait de ces considérations, alors j'aurais pu oser. Oser suivre mes désirs. Oser lâcher sans scrupules. Oser être, franchement.

Être moi-même ? Mais qui étais-je à ce moment-là ? Qu'étais-je capable de mettre en oeuvre pour aller vers cette sorte de rêve dont la pérennité ne s'envisageait même pas ?

Il aurait fallu que je me décide très vite, que je renonce à ce qui constituait une grande part, et depuis longtemps, de mon équlibre. Je n'aurais pas cherché à me garantir ces assises rassurantes, je me serais lancé dans le vide des incertitudes. Oui, j'aurais eu le courage de quitter le soutien conjugal pour affronter la solitude. Mais j'avais peur. Peur de ne pas me sentir tenu.

Partir. En toute irrationnalité. Prendre l'avion et traverser l'Atlantique. La rejoindre là-bas, au Québec. J'aurais osé cette folie, sans me soucier de l'avenir. J'aurais plongé dans l'immensité de tous les possibles. Tout laisser tomber, comme un malpropre. Trahir la confiance de ceux qui me l'accordaient. Sentir les jugements, le poids de la culpabilité. Non pas celle de suivre mes envies, mais celle d'infliger une insoutenable souffrance aux personnes aimées. Et à la première d'entre elle, ma compagne.

Si je n'avais pas hésité je serais parti, oui. Mais aurais-je été moi si je n'avais pas pensé à l'autre ? Comment aurais-je porté ce fardeau de l'irresponsabilité ? Aurais-je pu profiter de ce pour quoi je m'émancipais ?

Oui, avec elle j'aurais découvert une autre vie, un autre monde, une nouvelle liberté. J'aurais découvert l'ivresse de ceux qui osent. Je me serais libéré d'un carcan... mais à quel prix ?

Vivre au Québec... quitter mes origines... me déraciner... abandonner l'oeuvre d'une vie... Et les enfants ? Comment concilier ma place de père et celle d'homme se voulant libre ?

Libre... l'aurais-je été ? Avais-je cette solidité me permettant de ne plus craindre la solitude ? Vers quelle forme de dépendance me serais-je soumis ?

Non, vraiment, j'ai hésité parce qu'il ne pouvait en être autrement.




Voilà. C'est le petit texte que j'ai rédigé ce jour-là, inspiré par un thème qui, mes lecteurs de longue date n'en seront pas surpris, ne pouvait me laisser indifférent. Ces quelques lignes, de bien médiocre qualité, présentent l'avantage d'une certaine spontanéité : le très court temps imparti ne laissait pas la possibilité de reprendre le premier jet. Et c'est bien le grand intérêt que j'ai trouvé dans cette limite : privilégier le sens plutôt que l'apparence. Exercice fort différent de celui auquel je me livre habituellement, quand la durée d'affinage textuel permet un mûrissement lent, avec tout le contrôle qui peut en découler.

Très vite je me suis aperçu que la mise en mots du sujet abordé ne m'était pas facile. J'aurais pu opter pour une situation moins impliquante, mais c'est la seule qui s'est imposée, sans laisser la moindre place à d'autres pistes. Soit ! Je n'ai pas cherché à tergiverser : quelque chose avait à se dire. Non sans mal puisque j'ai dû me frayer un passage dans le roncier épineux des détails auxquels je ne voulais pas m'écorcher. En fait j'anticipais déjà le moment de la lecture à haute voix et évaluais ce que préférais passer sous silence. D'où l'hermétisme de mon propos...

En écoutant la première participante, grande habituée d'ateliers d'écriture, lire sa production j'ai compris que l'imagination n'avait pas trouvé place dans ma prose. Je n'avais pas su me détacher du réel. Je me suis senti un peu décalé jusqu'à ce que la lectrice, d'abord enthousiaste et volubile dans la liberté de l'imaginaire, finisse emportée par l'émotion en décrivant l'impact qu'avait eu le couperet du réel sur ses rêves.

Quand est venu mon tour, sans trop d'appréhension, je me suis lancé avec la voix relativement assurée. Je connaissais parfaitement mon histoire, n'avais eu aucune révélation particulière en l'écrivant, ni senti poindre d'émotions. J'y allais confiant, plutôt tranquille. Quelle ne fut pas ma surprise de sentir, dès les premières phrases, ma voix se briser inopinément ! Je parvins à dissimuler cette faiblesse incongrue par un habile toussotement. Une fois, deux fois... mais pas davantage. Rien à faire, l'émotion avait décidé de se manifester et je ne pouvais plus m'en cacher. Ma lecture devint hachée, entrecoupée de temps de reprise. L'animatrice de l'atelier me proposa de faire lire mon texte par quelqu'un d'autre, ce que je refusais : je voulais y arriver ! D'ailleurs mon émotion n'avait rien de douloureux : elle était seulement handicapante pour la fluidité de la lecture. De pauses en silence j'ai finalement terminé totalement en larmes, tout en riant ouvertement de ce jaillissement incontrôlable et pour le moins inattendu. Avec éclat de rire général lorsque j'ai affirmé, noyé dans mes sanglots, qu'il ne fallait pas se fier aux apparence : je riais ! D'autant plus que je trouvais la situation saugrenue par son inexplicabilité. J'ignore ce que les participants auront compris du contenu, mais entre mes digressions hilares et les temps de respiration pour retrouver ma voix dans ce flot lacrymal, le fil haché de mon récit a certainement été difficile à suivre.

Peu importe : là n'était pas l'essentiel.
La manifestation émotionelle débordante, en revanche, avait une signification.

Qu'est-ce qui s'est joué là ? Comment se fait-il que cet épisode de mon parcours, que je considérais comme neutralisé par une décortication exhaustive, soit encore à ce point actif dans les circonstances particulières d'une lecture à voix haute ? J'ai d'abord pensé à une forme de tristesse masquée, qui referait surface. Mais ça n'était pas ça. Pas que ça. M'est ensuite venue l'idée d'injustice, mais ça ne collait pas non plus : la colère en aurait été la manifestation naturelle. Alors quoi ? Pourquoi ces larmes ? Finalement je crois que c'était quelque chose de plus subtil : le chagrin de l'impuissance. Avec, dans le même temps, l'acceptation de cet état de fait. Me vient l'image du geste désemparé, bras tombants, de celui qui a fait du mieux qu'il pouvait sans atteindre son objectif. Avec des larmes d'impuissance qui s'écoulent au moment ou la résignation l'emporte.

Oui, ce que j'ai voulu mettre en place était tout simplement hors de ma portée. Parce que je n'étais pas seul dans l'aventure, ma (bonne) volonté n'a pas suffi, pas davantage que ma (bonne) foi. Sentiment d'impuissance à n'être ni entendu ni compris. Tristesse de devoir renoncer à ce en quoi j'avais suffisamment cru pour y entraîner d'autres que moi. Colère que ces refus viennent de la part de celles avec qui je tentais de conjuguer nos attentes. Désarroi devant la mise en échec de tout ce que je pouvais proposer.

Effectivement à l'origine d'un sentiment fugace d'injustice, le processus s'est réactivé à chacune de mes tentatives infructueuses. Les succès initiaux, grisants, ont été suivis d'une succession d'échecs cuisants. Mais leur répétition systématique a donné lieu, passé le temps de la révolte, à un travail continu d'acceptation. Lente délivrance. J'ai cependant passé une énergie considérable à tenir des années durant.

Lire à voix haute cet itinéraire, condensé dans une version brute, m'a mis face à une évidence pas vraiment conscientisée : j'ai fait ce que j'ai pu. J'ai tenu bon. Ça n'a pas suffi, mais je ne pouvais pas faire davantage.






Réparer la blessure




Mercredi 20 juillet


Il y a quelques jours Charlotte est venue me voir. Elle avait envie de me parler de notre fille, coeur tiraillé entre deux hommes, hésitant entre raison et désir.

Je l'ai écoutée, un peu gêné d'être informé indirectement d'une histoire intime. Je préfère que ma fille s'adresse directement à moi et choisisse elle-même ce qu'elle a envie de me dire. D'un autre côté j'écoutais la mère en difficulté qui, tout en voulant informer le père, venait surtout confier sa difficulté à se sentir impuissante devant la souffrance de sa fille. Sentir que Charlotte (re)venait vers moi, me considérant ainsi comme un « ami » de longue date, m'a fait plaisir.

Bien sûr je n'ai pas résolu le problème de notre fille, qui ne regarde qu'elle. Je n'ai même pas cherché à le résoudre : celui de la mère était là, devant moi. Charlotte a parue satisfaite de mon écoute, un peu gênée de l'avoir sollicitée. « Voila, j'avais besoin de t'en parler », répéta t-elle par trois fois. Moi j'en étais réjoui...

Le sujet étant épuisé pour nous, parents, nous avons un peu dérivé vers nos vies respectives. Comme ma fille quelques semaines plus tôt, Charlotte s'enquit de ma vie sentimentale.

- Tu as encore des contacts avec ton amie québécoise ?

- Non

- C'est terminé ?

- Pour elle oui

- Pas pour toi ?

- Non

Mes réponses, aussi directes que les questions, traçaient sans hésiter l'esquisse de ce que souvent je dissimule. Par gêne, par crainte de susciter des questions, des réactions d'incompréhension. Que je laisse apparaître l'évidence de cette persistance m'a presque surpris.

Charlotte n'a, fort heureusement, pas fait de commentaires et moi j'ai dit, ou pensé, que ça ne serait peut-être jamais « terminé ». En fait je n'en sais rien : ça prendra le temps nécessaire. Le temps de transcender le mystère. Peut-être celui d'une vie. Ou pas.

Charlotte m'a dit :

- Tu sais, parfois, vivre une autre relation, permet de passer à autre chose.

- Mouais... pas forcément. Et puis encore faut-il avoir envie de vivre autre chose. Je n'ai pas cette envie. Ça arrivera peut-être, et j'accueillerai cette éventualité, mais je ne la recherche pas. Je ne la souhaite même pas. En fait je suis très bien dans ma vie actuelle, faite de liberté et de rencontres..


Quand, à mon tour, j'ai demandé à Charlotte ce qu'il en était de sa vie sentimentale, elle qui partage une partie de son temps et de ses vacances avec un homme depuis près de deux ans, elle a tenu des propos qui ont touché ma sensibilité d'ex-mari. Elle m'avoua qu'il ne lui était pas si facile de vivre une nouvelle relation, à cause des habitudes anciennes, des modes de vies différents à concilier. Elle a eu du mal avec le fait que cet homme exprimait peu ses ressentis et ne connaissait pas vraiment le dialogue de couple. Elle m'a laissé entendre qu'une part de ce que nous vivions autrefois lui manquait... en même temps qu'elle faisait le constat qu'avec lui elle vivait ce qu'avec moi elle n'avait pu vivre. J'ai senti une certaine rationalisation de sa part, mais j'étais heureux pour elle.

Au moment de partir, alors qu'elle était déjà installée au volant de sa voiture, elle m'a encore dit :

- Tu sais, j'ai vraiment vécu de belles années avec toi. Ça a été très difficile de quitter tout ça, je peux te le dire maintenant. Et si j'ai été si froide ces dernières années, c'est que j'avais besoin de prendre mes distances, de me reconstruire sans toi pour aller vers autre chose.

- Je l'ai bien compris comme ça, et je t'ai laissée t'éloigner...

- Je t'en remercie. J'en avais besoin.

- Ça ne m'a pas été facile à vivre. D'ailleurs moi aussi j'ai pris de la distance avec toi.

- Oui, tu es devenu très froid.

- C'était un moyen de protection, un ajustement à l'éloignement, pour ne pas en souffrir.

Quelques instants plus tard Charlotte ouvrait ses bras vers moi et, pour la première fois depuis des années, nous nous enserrions... séparés par une porte de voiture. Drôle de sensation que de retrouver fugitivement contact avec un corps que je ne reconnais plus vraiment.

Par ces mots échangés, par cette éphémère proximité, je me suis senti soudainement apaisé. Allégé. Enfin tombait cette barrière de non-dits, érigée entre nous depuis l'arrêt de tout partage dans un registre intime. J'ai senti, avec un profond soulagement, qu'une certaine confiance était de nouveau possible.

Je ne sais pas vraiment ce qui s'est passé ce jour-là mais je crois que, symboliquement, c'était fondamental. Quelque chose de très bienfaisant, confirmant une intuition profonde : croire en la pérénnité de la confiance malgré les aléas de l'existence, des malentendus, des séparations. En quelque sorte ces mots ont réparé une blessure.






Mois d'août 2011