Samedi 2 juillet
Journées de l'autobiographie, il y a une quinzaine de jours. Thème
: trajectoires sociales.
Atelier d'écriture : « Nos trajectoires sont marquées par des
évènements, des rencontres, des choix, des décisions. Et si...
Et si nous n'avions pas pris ce chemin-là, suivi cette voie-là,
si nous avions dit oui plutôt que non, ou l'inverse,
qu'aurions-nous fait de notre vie ? »
Et
si...
Et si je n'avais pas hésité ? Et si j'avais suivi cette
aspiration si forte et un peu folle qui m'attirait vers
l'inconnu ? Et si je ne m'étais pas ménagé ce temps que
nécessitent les décisions qui engagent une vie, et même
plusieurs vies ? Mais je n'étais pas seul dans cette
histoire, et de mon choix découleraient des conséquences
sur la vie des autres.
Si je m'étais abstrait de ces considérations, alors
j'aurais pu oser. Oser suivre mes désirs. Oser lâcher
sans scrupules. Oser être, franchement.
Être moi-même ? Mais qui étais-je à ce moment-là ?
Qu'étais-je capable de mettre en oeuvre pour aller vers
cette sorte de rêve dont la pérennité ne s'envisageait
même pas ?
Il aurait fallu que je me décide très vite, que je
renonce à ce qui constituait une grande part, et depuis
longtemps, de mon équlibre. Je n'aurais pas cherché à me
garantir ces assises rassurantes, je me serais lancé
dans le vide des incertitudes. Oui, j'aurais eu le
courage de quitter le soutien conjugal pour affronter la
solitude. Mais j'avais peur. Peur de ne pas me sentir
tenu.
Partir. En toute irrationnalité. Prendre l'avion et
traverser l'Atlantique. La rejoindre là-bas, au Québec.
J'aurais osé cette folie, sans me soucier de l'avenir.
J'aurais plongé dans l'immensité de tous les possibles.
Tout laisser tomber, comme un malpropre. Trahir la
confiance de ceux qui me l'accordaient. Sentir les
jugements, le poids de la culpabilité. Non pas celle de
suivre mes envies, mais celle d'infliger une
insoutenable souffrance aux personnes aimées. Et à la
première d'entre elle, ma compagne.
Si je n'avais pas hésité je serais parti, oui. Mais
aurais-je été moi si je n'avais pas pensé à l'autre ?
Comment aurais-je porté ce fardeau de l'irresponsabilité
? Aurais-je pu profiter de ce pour quoi je m'émancipais
?
Oui, avec elle j'aurais découvert une autre vie, un
autre monde, une nouvelle liberté. J'aurais découvert
l'ivresse de ceux qui osent. Je me serais libéré d'un
carcan... mais à quel prix ?
Vivre au Québec... quitter mes origines... me
déraciner... abandonner l'oeuvre d'une vie... Et les
enfants ? Comment concilier ma place de père et celle
d'homme se voulant libre ?
Libre... l'aurais-je été ? Avais-je cette solidité me
permettant de ne plus craindre la solitude ? Vers quelle
forme de dépendance me serais-je soumis ?
Non, vraiment, j'ai hésité parce qu'il ne pouvait en
être autrement.
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Voilà. C'est le petit texte que j'ai rédigé ce
jour-là, inspiré par un thème qui, mes lecteurs de longue date
n'en seront pas surpris, ne pouvait me laisser indifférent. Ces
quelques lignes, de bien médiocre qualité, présentent l'avantage
d'une certaine spontanéité : le très court temps imparti ne
laissait pas la possibilité de reprendre le premier jet. Et
c'est bien le grand intérêt que j'ai trouvé dans cette limite :
privilégier le sens plutôt que l'apparence. Exercice fort
différent de celui auquel je me livre habituellement, quand la
durée d'affinage textuel permet un mûrissement lent, avec tout
le contrôle qui peut en découler.
Très vite je me suis aperçu que la mise en mots du sujet
abordé ne m'était pas facile. J'aurais pu opter pour une
situation moins impliquante, mais c'est la seule qui s'est
imposée, sans laisser la moindre place à d'autres pistes. Soit
! Je n'ai pas cherché à tergiverser : quelque chose avait à se
dire. Non sans mal puisque j'ai dû me frayer un passage dans
le roncier épineux des détails auxquels je ne voulais pas
m'écorcher. En fait j'anticipais déjà le moment de la lecture
à haute voix et évaluais ce que préférais passer sous silence.
D'où l'hermétisme de mon propos...
En écoutant la première participante, grande habituée
d'ateliers d'écriture, lire sa production j'ai compris que
l'imagination n'avait pas trouvé place dans ma prose. Je
n'avais pas su me détacher du réel. Je me suis senti un peu
décalé jusqu'à ce que la lectrice, d'abord enthousiaste et
volubile dans la liberté de l'imaginaire, finisse emportée par
l'émotion en décrivant l'impact qu'avait eu le couperet du
réel sur ses rêves.
Quand est venu mon tour, sans trop d'appréhension, je me suis
lancé avec la voix relativement assurée. Je connaissais
parfaitement mon histoire, n'avais eu aucune révélation
particulière en l'écrivant, ni senti poindre d'émotions. J'y
allais confiant, plutôt tranquille. Quelle ne fut pas ma
surprise de sentir, dès les premières phrases, ma voix se
briser inopinément ! Je parvins à dissimuler cette faiblesse
incongrue par un habile toussotement. Une fois, deux fois...
mais pas davantage. Rien à faire, l'émotion avait décidé de se
manifester et je ne pouvais plus m'en cacher. Ma lecture
devint hachée, entrecoupée de temps de reprise. L'animatrice
de l'atelier me proposa de faire lire mon texte par quelqu'un
d'autre, ce que je refusais : je voulais y arriver !
D'ailleurs mon émotion n'avait rien de douloureux : elle était
seulement handicapante pour la fluidité de la lecture. De
pauses en silence j'ai finalement terminé totalement en
larmes, tout en riant ouvertement de ce jaillissement
incontrôlable et pour le moins inattendu. Avec éclat de rire
général lorsque j'ai affirmé, noyé dans mes sanglots, qu'il ne
fallait pas se fier aux apparence : je riais ! D'autant plus
que je trouvais la situation saugrenue par son
inexplicabilité. J'ignore ce que les participants auront
compris du contenu, mais entre mes digressions hilares et les
temps de respiration pour retrouver ma voix dans ce flot
lacrymal, le fil haché de mon récit a certainement été
difficile à suivre.
Peu importe : là n'était pas l'essentiel.
La manifestation émotionelle débordante, en revanche, avait
une signification.
Qu'est-ce qui s'est joué là ? Comment se fait-il que cet
épisode de mon parcours, que je considérais comme neutralisé
par une décortication exhaustive, soit encore à ce point actif
dans les circonstances particulières d'une lecture à voix
haute ? J'ai d'abord pensé à une forme de tristesse
masquée, qui referait surface. Mais ça n'était pas ça. Pas que
ça. M'est ensuite venue l'idée d'injustice,
mais ça ne collait pas non plus : la colère en aurait été la
manifestation naturelle. Alors quoi ? Pourquoi ces larmes ?
Finalement je crois que c'était quelque chose de plus subtil :
le chagrin de l'impuissance. Avec,
dans le même temps, l'acceptation
de cet état de fait. Me vient l'image du geste désemparé, bras
tombants, de celui qui a fait du mieux qu'il pouvait sans
atteindre son objectif. Avec des larmes d'impuissance qui
s'écoulent au moment ou la résignation l'emporte.
Oui, ce que j'ai voulu mettre en place était tout simplement
hors de ma portée. Parce que je n'étais pas seul dans
l'aventure, ma (bonne) volonté n'a pas suffi, pas davantage
que ma (bonne) foi. Sentiment d'impuissance à n'être ni
entendu ni compris. Tristesse de devoir renoncer à ce en quoi
j'avais suffisamment cru pour y entraîner d'autres que moi.
Colère que ces refus viennent de la part de celles avec qui je
tentais de conjuguer nos attentes. Désarroi devant la mise en
échec de tout ce que je pouvais proposer.
Effectivement à l'origine d'un sentiment fugace d'injustice,
le processus s'est réactivé à chacune de mes tentatives
infructueuses. Les succès initiaux, grisants, ont été suivis
d'une succession d'échecs cuisants. Mais leur répétition
systématique a donné lieu, passé le temps de la révolte, à un
travail continu d'acceptation. Lente délivrance. J'ai
cependant passé une énergie considérable à tenir
des années durant.
Lire à voix haute cet itinéraire, condensé dans une version
brute, m'a mis face à une évidence pas vraiment conscientisée
: j'ai fait ce que j'ai pu. J'ai tenu bon. Ça n'a pas suffi,
mais je ne pouvais pas faire davantage.
Mercredi 20 juillet
Il y a quelques jours Charlotte est venue me voir. Elle
avait envie de me parler de notre fille, coeur tiraillé
entre deux hommes, hésitant entre raison et désir.
Je l'ai écoutée, un peu gêné d'être informé indirectement
d'une histoire intime. Je préfère que ma fille s'adresse
directement à moi et choisisse elle-même ce qu'elle a
envie de me dire. D'un autre côté j'écoutais la mère en
difficulté qui, tout en voulant informer le père, venait
surtout confier sa difficulté à se sentir impuissante
devant la souffrance de sa fille. Sentir que Charlotte
(re)venait vers moi, me considérant ainsi comme un « ami »
de longue date, m'a fait plaisir.
Bien sûr je n'ai pas résolu le problème de notre fille,
qui ne regarde qu'elle. Je n'ai même pas cherché à le
résoudre : celui de la mère était là, devant moi.
Charlotte a parue satisfaite de mon écoute, un peu gênée
de l'avoir sollicitée. « Voila,
j'avais besoin de t'en parler », répéta
t-elle par trois fois. Moi j'en étais réjoui...
Le sujet étant épuisé pour nous, parents, nous avons un
peu dérivé vers nos vies respectives. Comme ma fille quelques
semaines plus tôt, Charlotte s'enquit de ma
vie sentimentale.
- Tu as encore des contacts avec
ton amie québécoise ?
- Non
- C'est terminé ?
- Pour elle oui
- Pas pour toi ?
- Non
Mes réponses, aussi directes que les
questions, traçaient sans hésiter l'esquisse de ce que
souvent je dissimule. Par gêne, par crainte de susciter
des questions, des réactions d'incompréhension. Que je
laisse apparaître l'évidence de cette persistance m'a
presque surpris.
Charlotte n'a, fort heureusement, pas fait de commentaires
et moi j'ai dit, ou pensé, que ça ne serait peut-être
jamais « terminé ». En fait je n'en sais rien : ça prendra
le temps nécessaire. Le temps de transcender le mystère.
Peut-être celui d'une vie. Ou pas.
Charlotte m'a dit :
- Tu sais, parfois, vivre une autre relation, permet de
passer à autre chose.
- Mouais... pas forcément. Et puis
encore faut-il avoir envie de vivre autre chose. Je
n'ai pas cette envie. Ça arrivera peut-être, et
j'accueillerai cette éventualité, mais je ne la
recherche pas. Je ne la souhaite même pas. En fait je
suis très bien dans ma vie actuelle, faite de liberté
et de rencontres..
Quand, à mon tour, j'ai demandé à Charlotte ce qu'il en
était de sa vie sentimentale, elle qui partage une partie
de son temps et de ses vacances avec un homme depuis près
de deux ans, elle a tenu des propos qui ont touché ma
sensibilité d'ex-mari. Elle m'avoua qu'il ne lui était pas
si facile de vivre une nouvelle relation, à cause des
habitudes anciennes, des modes de vies différents à
concilier. Elle a eu du mal avec le fait que cet homme
exprimait peu ses ressentis et ne connaissait pas vraiment
le dialogue de couple. Elle m'a laissé entendre qu'une
part de ce que nous vivions autrefois lui manquait... en
même temps qu'elle faisait le constat qu'avec lui elle
vivait ce qu'avec moi elle n'avait pu vivre. J'ai senti
une certaine rationalisation de sa part, mais j'étais
heureux pour elle.
Au moment de partir, alors qu'elle était déjà installée au
volant de sa voiture, elle m'a encore dit :
- Tu sais, j'ai vraiment vécu de belles années avec
toi. Ça a été très difficile de quitter tout ça, je peux
te le dire maintenant. Et si j'ai été si froide ces
dernières années, c'est que j'avais besoin de prendre
mes distances, de me reconstruire sans toi pour aller
vers autre chose.
- Je l'ai bien compris comme ça, et je t'ai laissée
t'éloigner...
- Je t'en remercie. J'en avais besoin.
- Ça ne m'a pas été facile à vivre. D'ailleurs moi aussi
j'ai pris de la distance avec toi.
- Oui, tu es devenu très froid.
- C'était un moyen de protection, un ajustement à
l'éloignement, pour ne pas en souffrir.
Quelques instants plus tard Charlotte ouvrait ses bras
vers moi et, pour la première fois depuis des années, nous
nous enserrions... séparés par une porte de voiture. Drôle
de sensation que de retrouver fugitivement contact avec un
corps que je ne reconnais plus vraiment.
Par ces mots échangés, par cette éphémère proximité, je me
suis senti soudainement apaisé. Allégé. Enfin tombait
cette barrière de non-dits, érigée entre nous depuis
l'arrêt de tout partage dans un registre intime. J'ai
senti, avec un profond soulagement, qu'une certaine
confiance était de nouveau possible.
Je ne sais pas vraiment ce qui s'est passé ce jour-là mais
je crois que, symboliquement, c'était fondamental. Quelque
chose de très bienfaisant, confirmant une intuition
profonde : croire en la pérénnité de la confiance malgré
les aléas de l'existence, des malentendus, des
séparations. En quelque sorte ces mots ont réparé une
blessure.
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