Juin 2011

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Rien (ou presque)




Dimanche 12 juin
(Écrit et modifié du 22 mai au 12 juin)


Il y a quelques semaines, avec ma fille, nous bavardions autour de ce qui nous anime en ce moment. Après les loisirs, le travail, les moments existentiels réjouissants, nous en sommes venus à évoquer nos vies relationnelles. Discrètement, histoire de sentir si tout allait bien. C'est un sujet qui nous relie depuis longtemps. Probablement depuis ses premières questions sur les relations affectives entre filles et garçons, quand, adolescente, elle ne savait pas très bien ce qui distingue amour et amitié. Plus tard il y a eu la question de l'exclusivité amoureuse, puis des relations parallèles, adultérines...

Généralement nous n'évoquons qu'à demi-mots ce qui concerne nos vies privées respectives, dans le respect tacite de nos intimités. Elle m'entend nommer de temps en temps tel ou tel prénom féminin, sans que soit précisé la nature de la relation qui m'y relie. Subtilement elle me demande si je m'entends bien avec l'une, si je revois une autre. « Elle est amoureuse de toi ? », hasarde t-elle parfois plus directement...

- Et Nathalie ? s'enquit-elle inopinément.

...

Nathalie...

Rares sont les personnes qui me posent encore des questions sur ce qu'est devenue notre histoire. Ou plutôt devrais-je dire "mon côté de l'histoire".

De mon côté je pourrais comparer ça à une fourmillière en forêt : vu de loin rien ne bouge. Au dedans ça travaille. Activité infime, ininterrompue, besogneuse, simplement recouverte d'un manteau de silence.

N'en rien dire masque donc une réalité : par ses conséquences la troublante histoire inachevée s'invite régulièrement dans mes pensées. Mais, inversement, en parler reviendrait à surévaluer une réflexion qui n'a qu'une prépondérance diffuse dans mon existence. Alors comment traduire le plus fidèlement possible de quelle façon cela agit en moi ? Comment décrire à la fois l'empreinte profonde de l'évènement fondateur et la légereté de l'échappée belle ?

Quoi qu'il en soit l'évocation ne saurait être que marginale : le jour où j'ai consenti à ne plus tenter le dialogue je savais que je me contraignais au silence. Un acte contre ma nature mais passage obligé vers la paix que, à défaut de réconciliation, je souhaitais ardemment voir s'installer. J'ai tenu à résorber les taches sombres qui ternissaient mon bonheur à vivre. Dans le fourmillement intérieur de mes pensées je lutte donc inlassablement pour que la pacification s'étende partout où elle résiste encore dans mon esprit. En même temps j'évite de grattouiller ouvertement dans tout ça et il y a presque un anachronisme à l'évoquer...

Pourtant c'est bien là. Dissimulé mais incontestablement présent. Un bloc de mystère dans lequel je tente continuellement d'ouvrir des jours, patiemment de polir les arêtes saillantes, lentement d'effriter les points durs, tendrement de respecter l'esprit. L'énigme m'a rendu créateur. En m'offrant le temps de suivre les sinuosités d'un parcours de conscience elle a favorisé un dépassement du Moi. En silence je sculpte une matière surprenante. Tandis que je la taraude finement, la fissure, la lacère et la caresse, elle cède parcimonieusement. Je l'ajoure et l'allège tandis qu'elle s'invente de nouvelles formes. L'inlassable élaboration a quelque chose de réjouissant. J'ai vu peu à peu l'ancien boulet que je trainais devenir cerf-volant qui m'élève, l'entrave se montrer clé de libération. L'ombre s'étaler en lumière.

Comment décrire un contraste aussi indécidable ? Comment donner à voir ce que je ressens ? C'est comme si je cherchais à dépeindre un contre-jour.

Depuis longtemps j'évite l'abord frontal. Je préfère tourner autour de mon sujet, le survoler sans m'appesantir et procèder par petites touches. Brèves, éparses. Ici une pointe de lumière ou une virgule souriante, là un soupçon de tristesse ou un rai de colère. Quelques mots seulement. Du pointillisme verbal. Peu à la fois, par prudence. Par pudeur aussi. Par respect.

Au fil du temps se dessinent des fragments de l'inexprimable et c'est avec du recul qu'apparaît l'ensemble.  

Je n'expose plus directement mon dessein. Ni ici, ni ailleurs. J'en propose parfois de rares aperçus à qui ne jugera pas. Je crois que peu de personnes sont capables de percevoir les pulsations de ce que j'ai vécu et vis encore sans qu'immédiatement je les sente plaquer leurs schémas préconcus : déception amoureuse. Peu importe, finalement, si la part banale, commune, de toute rencontre amoureuse fait écran à l'essentiel : cette rencontre m'a mené à un dépassement qui va bien au delà. Et tant pis pour ceux qui ne l'auront pas compris. Banaliser c'est déprécier, mais c'est aussi se priver d'ouvertures vers l'inconnu. Il se produit parfois des chocs singuliers, rares dans une existence, et je crois avoir suffisamment vécu pour mesurer ce qui sépare le commun de l'extraordinaire. Avoir été percuté au point de changer de trajectoire, c'est ce qu'il m'intéresse d'observer avec quelque recul. Ma rencontre, à un moment ou j'étais pleinement réceptif, avec un alter ego féminin - en tout cas perçu comme tel - a favorisé une réaction dynamisante. Un peu comme une réaction chimique, qui ne se produit que dans des conditions particulières et à des dosages bien précis.

En être encore autant imprégné, si longtemps après, pourraît laisser croire que je suis resté coincé dans l'idéalisation persistante d'un évènement par nature éphémère. Je ne peux l'exclure totalement... mais d'autres rencontres, vécues avant et après, souvent enrichissantes, parfois elles aussi constructives et révélatrices, aussi agréables et durables qu'elles aient pu être, ne m'ont jamais donné l'impression d'approcher l'exceptionnel. Est-ce parce que je n'étais pas encore, ou ne suis plus, dans un état de récéptivité optimale ? Est-ce parce que je n'ai plus été ravi par l'état amoureux ? Peut-être... mais plus probablement parce que l'exceptionnel est parfois une réalité. Je dois bien en convenir : jamais je me suis senti autant attiré par la résonnance magnétique d'une façon de penser l'existence. Jamais je n'ai senti éclore avec autant d'énergie ce Moi qui perpétuellement se cherche et se trouve. Même si, l'idéal n'étant pas de ce monde, le constat de certaines différences laissait poindre une compatibilité hasardeuse. Il aurait fallu du temps pour rendre créateurs les inévitables points de friction. Du temps et de la patience. Du courage aussi. Et de la confiance.

Mais mon indécrottable optimisme ne me fait pas oublier que les suppositions sont vaines face à l'implacable réel : ne se vit que le possible. C'est ontologique. Et dans chaque histoire le possible est restreint par la conjuguaison des limites de chacun dans la fenêtre du présent. Avec le recul j'ai appris que ce qui se heurte à un moment donné offre, certes, une possibilité d'évolution, mais quand il s'agit d'éléments structurants de la personnalité cela demande du temps. Une durée parfois incompatible avec celle d'une relation.

J'ai longtemps pensé que le temps pouvait faire vaciller quelques pensées dogmatiques. Aujourd'hui j'en doute : n'est-ce pas davantage une question de confiance en soi que de temps ? Alors peut-être que le naufrage de l'équipée duelle était nécessaire pour que je découvre ma propre force et l'habite, que mon bonheur à vivre s'impose, que mes convictions s'affirment et que l'homme enfin ose. Et s'il avait été là, l'enjeu ? Grandir coûte que coûte. Peut-être fallait-il pour cela que je trébuche, tombe et me relève... seul ! C'est à force de chercher à comprendre en moi les raisons d'un ratage, à force de remises en question, que ma perception à changé. C'est aussi pour cela que l'histoire d'une rencontre merveilleuse s'est si profondément inscrite en moi : elle est le repère initial. Un ancrage interne qui m'a permis de définir un nouveau cap. Une ressource durable dans laquelle je puise encore une énergie, sans le soutien de la comparse qui en a permis la libération. Ce n'est que face au vide des questions sans réponse que j'ai pu mettre en oeuvre mes propres ressources. Le bénéfice est conséquent...

Près de sept années se sont écoulées depuis l'entrée en glaciation de cette amitié amoureuse, finalement bien plus fragile que j'aurais pu l'imaginer. Les nombreuses tentatives de recontact qui ont suivi, hasardeuses, intempestives, maladroites de part et d'autres, mal comprises, à force d'être infructueuses ont rendu les élans toujours plus empesés. Je me suis vu incapable d'extraire nos rapports de la guangue sinistre qui les figeait inexorablement. Incapable de trouver les mots résolutoires. Incapable de convaincre des bénéfices réciproques d'une paix réconciliatrice. Mais... était-ce atteignable ? Qu'est-ce qui a fait que mon contact a été autant repoussé après avoir été recherché ? Étonnant contraste avec les regards positifs que tant d'autres portent sur l'homme que je deviens. Quelle mystérieuse affaire, décidément, quel troublant naufrage...

Aujourd'hui j'ai largement revalorisé ma confiance interne mais il m'est encore difficile de me défaire d'un tenace sentiment d'échec. Il me tenaille et m'aiguillonne : je n'ai pas réussi à rétablir un contact pacifique. Je n'ai obtenu qu'un apaisement minimal : un ultime échange courtois. Presque doux. Cet heureux dénouement, hautement appréciable, n'est survenu que parce que j'abdiquais enfin. Je consentais à ne plus rien tenter. Par respect. Par amitié. Par... amour. Mais ma résignation a, du même coup, entériné l'échec du dialogue. Mon sentiment d'impuissance aura été à la hauteur d'un fatalisme qui semblait se nourrir de ma persévérance à le contrecarrer. Il est vain, et parfois périlleux, de lutter contre des croyances.

Je ne saurai probablement jamais les véritables motivations de mon ex-partenaire, ni ce qui a dicté ses décisions successives de fermeture, mais la recherche des hypothèses aura été le nouveau ferment de mon évolution. Cependant, en l'absence de confirmation, dix-huit mois après l'ultime fin de non recevoir, l'énigme reste entière. Le temps passe et l'opacité du silence s'est métastasée. Visiblement plus rien ne bouge, conformément à ses souhaits. Et moi je tiens ce à quoi je me suis engagé : la laisser aller.

...

- Nathalie ? ... Rien... aucune nouvelle.
- C'est fou ça !
- Oui, c'est fou,
ai-je soupiré avec un sourire résigné.
- Ça te fait quoi ?
- C'est comme ça... je vis avec.

Ça oui, je vis avec !







Vivre avec




Mercredi 22 juin


Les jours passent et les préoccupations changent. Me voila loin de ce que j'ai évoqué dans mon entrée précédente. C'est bien. Je tiens cependant à y revenir, pour décrire combien il m'a été utile de rédiger un tel texte. 

En déposant un surplus de réflexions j'ai désarmorcé un phénomène que je connais bien : l'envie de réconciliation. En effet me revient régulièrement, quoique par vagues toujours plus espacées, l'illusoire espoir de voir se restaurer une confiance dissoute. Comme si d'un coup, par je ne sais quelle grâce, pouvait se rouvrir ce qui s'est progressivement fermé. Comme si je disposais du pouvoir de changer ce qui ne dépend pas de moi...

Depuis quelques mois je sentais poindre une légère tentation : aller de nouveau proposer à ma partenaire d'autrefois un contact. Histoire de voir si de son côté les choses avaient un peu évolué, si elle s'était rouverte à quelques possibilités d'échange. J'ai cette capacité de revenir inlassablement, la main tendue et le coeur ouvert, quand j'estime que le dialogue est préférable au silence. Pourtant j'ai été sérieusement échaudé, dans ma vie, par des refus mémorables ! Mais cette fois je me sentais suffisamment solide pour tenter ma chance, quitte à essuyer éventuellement un énième refus. Après tout... je n'avais rien à perdre et nous aurions peut-être beaucoup à gagner ! Et si elle avait mûri, de son côté ? Et si elle s'était apaisée ? Et si elle n'osait pas revenir vers moi après m'avoir repoussé ?

Mû par je ne sais quelle intuition j'ai quand même voulu relire nos derniers échanges... et bien m'en a pris : j'avais "oublié" la clarté de son ultime demande et mon engagement à la respecter. La « laisser aller ». Oups ! J'ai très vite réinscrit cette réalité dans mon cortex, étouffé mes petits rêves ingénus et remballé mes vélléités d'initiative...

Réalité qui a guidé ma réflexion durant la lente élaboration du texte que je prévoyais de mettre en ligne. En précisant « écrit et modifié du 22 mai au 12 juin », c'est la trace de ce long travail de cogitation textuelle que j'ai voulu garder. Je n'oserai pas dire le nombre d'heures passées, plusieurs jours durant, à affiner l'expression initiale. Mais en fait peu importe : comme je l'ai déjà mentionné la rédaction d'un texte me travaille autant que je le travaille. À chaque relecture la moindre aspérité est polie jusqu'à m'apparaître comme au plus près de mon ressenti profond. Cette écriture longuement peaufinée est donc une façon de prendre conscience de ce qui est en moi, de ce qui compte, de ce qui constitue mon être.

Au final je constate donc que cette élaboration m'a permis de passer du désir latent de contact à la décision de n'en rien faire.




J'ai terminé ce même texte en reprenant une formule énoncée à ma fille: « je vis avec ». Vivre avec... mais avec quoi ?

J'aurais pu dire que je vis avec ce que j'ai fait de mon passé, c'est à dire ce que j'ai appris d'une rencontre riche de découvertes comme de son interruption précoce. Dire que je vis avec le regard que je porte sur mes manquements d'alors, mes erreurs, mon ignorance, mes maladresses, mais aussi sur ce qui ne dépendait pas de moi. Dire que je vis avec cet héritage et qu'il influe sur ce que je suis et deviens. En bref, dire que je vis éclairé par la conscience que cette histoire m'a permis d'acquérir.

En fait je crois que je voulais dire que je vis avec... une absence. Formulation absurde pour décrire une présence intériorisée, persistance d'une incarnation manquante. Une absence qui s'est imposée jusqu'à l'adoption. C'est une sorte d'esprit qui m'accompagne et m'habite de sa force silencieuse. Cet esprit, celui d'un lien, s'est inscrit en moi, est presque devenu une part de moi. L'esprit c'est celui qui a soufflé un certain temps sur notre équipage aventureux. Celui qui m'a porté et donné suffisamment d'audace pour aller vers l'inconnu.

Depuis le naufrage ce fantôme d'une relation défunte module mon parcours et oriente une part de mon existence. Et mon imaginaire a comblé les lacunes du réel pour restituer un sens et une cohérence.

Mémorisée en profondeur, la trace de ce passage m'a indiqué un chemin que je n'ai jamais perdu de vue. Seule la réalité des souvenirs s'est atténuée en s'incorporant à mon être, en épousant mes pensées. Souvenirs qui m'habitent, qui font partie de moi, de ce que je suis, de comment je pense et agis. De comment j'écris et de comment j'aime.




Il m'arrive souvent de me demander s'il n'y aurait pas dans cette persistance mémorielle une sorte de pathologie, une incapacité à renoncer définitivement. Autant que je puisse en avoir conscience, je ne le crois pas. Je pense plutôt qu'il m'a été impossible, jusque-là, de refermer la parenthèse d'une histoire dont je n'avais jamais envisagé qu'elle se terminerait. Ce n'est pas un épisode que j'avais ouvert, mais un territoire. En continuant à explorer assidument ses étendues j'ai découvert, dans ma solitude habitée, une liberté qui m'est devenue précieuse. Probablement celle à laquelle j'aspirais. Similaire, j'en suis certain, à celle de ma fugitive amie autrefois.

C'est ainsi que, par une belle ironie du sort, me voila devenu celui dont le besoin de liberté inquiète. Celui qui tend à se rétracter dès qu'il ressent qu'on attend trop de lui.

Je sens bien que l'histoire incomplètement achevée influe largement sur ma façon de vivre les liens, et en particulier les relations sentimentales. Je me vois être dans l'incapacité totale de me projeter vers l'idée de durer, vivant chaque lien au présent. Un présent qui, certes, peut durer... Cette incertitude me plaît et tout cela ne me poserait aucun problème... si ça ne mettait à l'épreuve celles qui auraient bien aimé que je m'attache un peu plus.

Mais jusque là je n'ai pas rencontré une femme en capacité de relancer en moi ce genre de désir. Cela convient fort bien à mon besoin d'indépendance mais je m'interroge : s'agit-il d'une coïncidence ou bien suis-je encore captif, sans en avoir conscience, d'une histoire décidément très marquante ?






À la place de l'autre




Lundi 27 juin


Écrire sur soi et exposer ses écrits au regard d'autrui n'est pas un acte neutre. Dans ma démarche au long cours j'ignore ce qui est précisément en jeu mais il y a nécessairement une volonté, plus ou moins consciente, d'agir sur quelque chose. Volonté d'autopersuasion, d'autosuggestion, d'autodétermination, désir d'influer sur l'image que j'ai de moi comme sur celle que je tente de donner à voir. Quitte à être répétitif... L'objectif est de me rapprocher de l'être que j'ai envie de devenir. Ainsi chaque mot choisi, chaque phrase, chaque omission sont porteurs de sens. En affichant mes questionnements et les réponses que je leur apporte à un moment donné, je trace un parcours ; en délaissant d'autres pistes j'oriente le destin que j'ai envie de me donner. Les mots agissent. Il m'intéresse donc de chercher à comprendre ce que signifie chaque fragment d'expression.

Mes derniers textes ont eu cette double fonction : autopersuasion et tentative d'influence. En écrivant j'ai agi sur ma pensée, non seulement par l'intérieur, mais aussi en songeant à des regards extérieurs. Ce type d'écriture est un processus éminemment actif, voire transformatif. Mais les mots ne viendraient pas sans idées : c'est parce qu'il y a activité mentale préalable que le désir de mise en mots se manifeste. Il s'agit donc d'un dialogue de soi à soi, alternant pensée et transcription de celle-ci, prenant un sens particulier du fait de regards tiers : les lecteurs... ou du moins la représentation plurielle que j'en ai. Un lectorat totalement silencieux et "invisible" verrait sa fonction de tiers nettement amoindrie, c'est pourquoi il est important que j'aie conscience de cette présence et qu'il y ait manifestation de son existence. Il y a alors validation de l'identité tierce, en particulier grâce aux échanges réels avec la part du lectorat qui exprime ses impressions.



Récemment je suis revenu sur une histoire ancienne qui, s'étant abîmée dans le silence, me laisse un goût d'inachevé. Dans mon dernier texte j'ai sommairement expliqué les raisons de ce retour d'expression : des aspects énigmatiques entrainent mon désir d'en diminuer les effets frustrants. Qui n'a jamais senti l'apreté des questions sans réponses ? Mon besoin de comprendre restant insatisfait, c'est l'envie d'analyser le ressenti qui en découle qui a pris le relais. C'est donc un questionnement gigogne : puisqu'il m'a été impossible d'avoir une réponse complète et cohérente je cherche à comprendre ce qu'une telle situation d'impuissance me fait ressentir et à quelles conséquences cela mène. Jusque là, pour une ouverture d'esprit maximale, je n'ai pas trouvé de meilleure solution qu'accepter... de ne pas comprendre ! L'acceptation d'un tel "manque à savoir" ne va pas de soi pour qui cherche le sens de ce qui advient. Il m'a donc fallu m'astreindre à un important travail de conscientisation/responsabilisation/autonomisation. Il fallait que je fasse la lumière sur mes propres attitudes et comprenne en quoi elles avaient pu bloquer quelque chose en face. Exercice d'humilité dont je suis sorti plus lucide et largement transformé. Reste cependant une part résiduelle, sur laquelle je n'ai pas prise : les motivations de l'autre. Accepter de ne pas les connaître me demande un travail d'une autre nature, assimilable au pardon. Travail sur un ressenti persistant : le sentiment d'injustice. Autrefois il entretenait une vive colère, aujourd'hui elle s'est étouffée faute d'être entendue.

J'ai quelquefois évoqué la colère que j'avais pu ressentir face à des attitudes perçues comme peu courageuses. À mes yeux la parole était le meilleur antidote aux incompréhensions. En même temps j'ai rapidement compris que l'évitement était un système de sauvegarde tout à fait respectable, et même parfois salutaire : c'est la meilleure solution de préservation de soi trouvée à un moment donné. Il s'agit moins de lâcheté que de sauvegarde de soi. J'en viendrais presque à faire l'éloge de la fuite ! D'ici à accepter les conséquences d'un tel système de protection... c'est une démarche qui, là encore, n'a rien de simple ! C'est par l'introspection que j'ai été amené à travailler sur les notions conjointes de liberté et de responsabilité. Répondre de ses actes c'est être capable de les reconnaître, d'en expliquer les motivations, donc au préalable de les accepter en soi sans culpabilité. Une étape indispensable pour assumer la part de conséquences qui découlent de choix personnels. Ma réflexion m'a conduit à beaucoup de remises en question et je dois bien dire que, pour comprendre, il m'a souvent fallu passer par le vécu inversé : me trouver à la place de l'autre. Bien des choses ne se comprennent vraiment, de l'intérieur, que par le ressenti direct.

Il se trouve que, depuis quelques années, plusieurs expériences de relations affectives m'ont mis face à ces ressentis inversés. D'abord apprécié en étant simplement moi-même, sans avoir jamais rien promis, je fus perçu ultérieurement comme générateur de frustrations. Ne donnant « pas assez », je suis devenu objet de rejet, de colère, de ressentiment, de tristesse, après l'avoir été de désir. Jusqu'à être malmené dans des moments de crise, de douleur, de désarroi, d'effondrement. Perçu comme froid, indifférent, et même profiteur, j'ai été agressé par qui me trouvait auparavant attirant. Objet de haine à la hauteur de *l'amour* conditionnel qui m'était porté. Avec la menace, répétée, d'arrêter là le processus de découverte réciproque. Même après des mois, des années de partage...

À chaque fois cela m'a confirmé combien certains liens étaient fragiles.

Parce que je sais maintenant que l'avenir d'une relation n'est jamais acquis je vis le présent : sans rêver d'une continuité aléatoire, sans redouter une fin hypothétiquement proche. Je prends ce qui se présente et j'apprends à me protéger de l'expression exacerbée des angoisses inconscientes de l'autre. J'ajuste mon degré de proximité selon ma sensibilité aux attaques dès que j'en décèle l'angle privilégié. Vigilant, j'observe par quelles failles pourrait venir le péril. Mais je sais aussi que les comportements agressifs sont d'abord défensifs et s'adressent moins à moi qu'à la représentation qu'en a autrui. Il n'empêche que ma prise de distance n'est pas toujours suffisante lorsque le mal-être de l'autre est tel que son agressivité va jusqu'à son objectif : faire réagir coûte que coûte, quitte à faire mal. Quand ce but est atteint, que je finis par être blessé et l'exprime en prenant de la distance, j'assiste alors à la détresse supplémentaire d'une inévitable culpabilité : s'en vouloir d'être allé « trop loin ». Avec la crainte d'avoir « tout cassé ». Prise de conscience douloureuse du mal infligé à un autre apprécié, perçu de nouveau comme sujet doté d'une sensibilité propre.

Lorsque je subis des moments un peu trop intenses de crise agressive/dépressive, il m'arrive de penser à m'en préserver plus efficacement. Quand un mal-être récurrent empêche l'échange, me vient alors l'idée d'arrêter. Abandonner la partie, trop coûteuse en énergie psychique pour ne pas me laisser entraîner dans une spirale mortifère. Renoncer à rester "présent", partir en laissant l'autre se débrouiller avec ses remords. Envie de dire que cette fois c'est trop ! Bref : fuir au plus vite ! Mais je constate que j'ai cette capacité, qui est sans doute une force nouvelle, peut-être une chance, de laisser à l'autre une grande latitude dans ses manifestations de détresse. Connaissant désormais assez bien mes limites j'en prends soin et ai, jusque là, su me tenir en retrait sans renoncer. J'ai toujours laissé la possibilité du repentir et du travail sur soi. C'est un corollaire de la responsabilité : la mienne et celle de l'autre. Responsable, donc à même de changer. Nulle erreur n'est irréversible, nulle faute n'est impardonnable et chance doit être laissée de s'amender. Pour autant je n'excuse pas : une erreur reste une erreur, donc une chance de progresser. Une erreur reconnue de part et d'autre à sa juste valeur est une occasion de rapprochement, et son acceptation réciproque un signe de confiance, donc de reliance.

En écrivant ces mots une question s'invite : pourquoi chercher à maintenir systématiquement vivants les liens ? Ne sont-ils pas, dès lors qu'ils ne présentent plus un caractère d'évidence, une entrave au renouvellement ? Et si la vraie liberté c'était celle de s'autoriser à renoncer ? Laisser l'autre aller selon le chemin qu'il se choisit. Abandonner le climat du mal-être pour aller résolument vers un bien-être à vivre...




Mois de juillet 2011