Janvier 2005

Dernière mise à jour:lundi 25 septembre 2006 - Accueil - Premier jour - Archives - Message



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Lundi 4 septembre


Assez étonnamment, à une période pourtant déterminante, sensible, et très incertaine de mon existence, je me sens parvenu à un état de sérénité que je ne pensais pas pouvoir acquérir avant longtemps. Il semble que le travail d'assainissement des pensées ait porté ses fruits. Il se peut aussi qu'il les ait portés parce que, justement, j'entrais dans une période cruciale...

Le mois qui commence sera celui des grands changements.

Je l'aborde "bien dans ma tête", avec une vie intérieure qui me remplit. Je me sens porteur d'une grande force en devenir, et d'une solidité ignorée. Quelque chose que je sentais exister virtuellement en moi, mais qui n'était jamais parvenu à devenir prééminent. C'est peut-être par le regard que les autres portent sur moi que j'en aurais eu la meilleure confirmation, si je ne sentais pas déjà de l'intérieur cette belle assurance.

Certes je sais bien que cet état peut correspondre à une période particulière, due au dépassement de grosses difficultés existentielles. Une sorte d'euphorie de circonstance. Il n'est pas exclu que je retombe dans des phases de déprime ultérieurement. Mais je sais que ce qui est acquis en moi est bien ancré et que je ne reviendrai pas en arrière. Et rien que ça, c'est du sourire dans la tête !


Je me sens beaucoup plus ouvert aux autres, et infiniment moins perméable à ce qui m'était auparavant nocif. C'est comme si j'avais mis en place une distance de protection qui me permet de me rapprocher d'avantage. Une sorte de filtre protecteur qui ne laisse plus passer certaines toxicités. De celles que l'autre envoie s'il estime qu'on s'approche trop de son territoire, ou qui ressent le besoin d'en affirmer l'extension. J'apprends à détecter ces signaux d'alarme, ayant compris que je ne dois pas m'approcher davantage. Pour autant je ne crois pas y avoir perdu en sensibilité, ce qui aurait été l'inconvénient majeur si j'avais opté pour la stratégie du bouclier ou de la carapace.

Le plus intéressant c'est que ce filtre semble améliorer aussi le fonctionnement des relations affectives, de loin les plus chargées en potentiel contaminant à effet instantané. J'apprends à ne plus prendre pour moi ce qui appartient à l'autre. Je détecte beaucoup mieux un mal-être, véritable polluant relationnel, y suis plus attentif, tout en ne me laissant plus atteindre. Ou disons... beaucoup moins (restons modeste et réaliste...). Je suis ainsi davantage disponible pour une vraie écoute attentive, sans me sentir emporté dans la dynamique de l'autre. Au besoin, je préfère me maintenir à distance lorsque je sens que cette dynamique est nocive pour moi. J'ai appris qu'on ne pouvait pas toujours aider autrui, qui a parfois besoin de rester dans des pulsions mortifères. Je les fuis de plus en plus...
Oh, bien sûr, je n'ai pas en toutes circonstances le recul nécessaire, mais il n'empêche que je ressens déjà les bienfaits de cette empathie lorsqu'elle ne se laisse pas envahir. Ainsi je préserve et renforce ma capacité à aimer l'humain. Ma capacité à Aimer, tout simplement. Le sens de la vie.

Du coup mon insouciance revient. Ma vie redevient "légère".

C'est comme ça que je me sens bien...
Sûr que je suis sur le bon chemin.






Acte de foi




Mardi 5 septembre


Quand je parle de « ma capacité à aimer l'humain », je me dis que je pourrais bien passer pour un doux rêveur [trop tard !!]. Certes je suis plutôt doux, et je suis aussi un peu rêveur, je le concède. Cependant je ne suis ni niais ni naïf. C'est pas parce que je me dis qu'au fond de chaque humain il y a une partie "aimable" que j'aime inconditionnellement et béatement. Tout simplement parce que j'ai mes limites.

Il y a des tas de comportements de mes "frères humains" que je supporte mal, et que j'ai bien des difficultés à "aimer". Ma façon d'aimer est évidemment un idéal inatteignable, quelque chose vers lequel je tend. Une façon de voir les autres, et de voir la vie en général. C'est un choix que j'ai fait.

La réalité n'est ni blanche ni noire, ni bien ni mal. Elle est un composé d'antinomies. Mon choix c'est de préférer voir un côté, et agir dans ce sens là, tout en n'occultant pas l'autre côté. De moi j'essaie de faire sortir le meilleur (alors que je suis autant porteur du pire...); des gens j'essaie de percevoir leur part lumineuse plutôt que de me focaliser sur ce qu'ils ont de sombre; de la vie en général je préfère regarder ce qui me semble porteur d'espoir que ce qui plombe. Le bonheur plutôt que le malheur.

C'est entièrement subjectif. C'est une construction mentale, j'en suis parfaitement conscient.

Mais cela conditionne largement ma vie, que je suis porté à voir "belle", parce que je porte mes lunettes qui la font voir en rose [je caricature...]. Je vis mieux comme ça, alors je ne vais pas m'en priver !

Je vis mieux en essayant d'aimer les autre qu'en les rejetant. Puisque je dois faire avec la dualité de ce qui me plaît et me déplaît, je prends le tout et j'essaie d'aimer tout. C'est un travail constant, mais un travail qui me plaît. Au delà de cet immédiateté, il y a dans cette façon de croire en l'humain, croire en la vie, quelque chose qui me semble porteur d'avenir: j'agis, moi petit individu, poussière d'humanité, dans le sens qui me semble "bon". Je crois que l'humanité a la possibilité de se surpasser. Donc... j'essaie de me surpasser. Ça me fait plaisir lorsque j'y parviens.

Mon rôle sur cette terre, c'est de contribuer à faire avancer l'humanité en marche. A mon échelle microscopique et dans le temps dérisoire qui m'est imparti. Chercher à me rendre meilleur, tenter de transmettre les valeurs auxquelles je crois à mes enfants, partager avec ceux que je cotoie ce qui va dans le sens que j'ai choisi. Je m'inscris dans une continuité et j'essaie de faire aller les choses dans un certain sens.

Alors bien sûr ça peut paraître utopique, idéaliste, et tout ce qu'on veut... lorsqu'on ne veut pas soi-même agir dans ce sens. Disqualifier celui qui croit en quelque chose, c'est tenter de le faire rentrer dans une vérité personnelle, le ramener dans les limites établies, parce que sa différence de pensée dérange. Mon idéalisme dérange parfois, et on tente de me ramener à "la réalité". Oeuvre utile d'ailleurs, et que je ne conteste pas. Ma vision subjective a besoin de la subjectivité des autres pour rester en contact avec l'objectivité. Ce n'est pas pour rien que je n'aime pas qu'on me ramène à "la réalité" (celle de l'autre): ça m'oblige à relativiser, et donc à "retravailler" ce en quoi je crois pour l'adapter à des arguments contraires. Je dois parfois renoncer à certaines utopies globales pour discerner ce qui, en elles, était vraiment porteur de sens. J'affine. Mais ne renonce jamais à ce qui me semble être l'essentiel. En fait la contradiction me permet de mieux croire. De façon plus affirmée.



Ce bel acte de foi ne doit pourtant pas me faire oublier la réciproque: il y a des gens qui croient en autre chose. Qui sont portés vers un autre sens que le mien. Un sens qui, pour moi qui estime aller vers la vie, serait donc porteur de mort. J'ai tendance à le refuser et dois faire un gros effort pour essayer de comprendre.

Pourtant la vie et la mort se situent dans le même registre. Pas de vie sans mort. Pas d'évolution sans la mort de ce qui précède. Il en est ainsi des idées comme des organismes. La vie naît de la mort. La mort permet la vie. D'ailleurs mon envie de vie tient du fait que sa durée est limitée par la mort, qui reste donc dans ma ligne de mire.

Récemment un texte m'a interpellé, disant que ceux qui avaient le mieux résisté dans les camps de concentration étaient ceux qui n'avaient pas d'espoir. Parce que l'espoir, croire que la vie sera plus forte, conduit à rester passif. Ceux qui ont une foi aveugle en la vie, ou à la bonté de l'âme humaine, ne peuvent concevoir qu'il puisse en être autrement. Ils croient en un salut venu d'on ne sait où. Au contraire, ne pas avoir confiance dans la vie ni dans l'humain conduirait à se battre. Concept qui ne peut me laisser indifférent...

Sans aller jusque dans ce genre de situation extrême, je me demande parfois si mon choix de voir "le bon côté des choses" ne me conduit pas à une certaine fragilité. Parce que la réalité c'est que les choses ne sont pas "bonnes". Tout se situe dans l'aléatoire, et l'équilibre général entre le "bon" et le "mauvais" est établi. Mais je me dis que... si tout le monde voulait bien aller vers le meilleur, l'humanité pourrait tendre vers les utopies rêvées de tout temps par des visionnaires. C'est évidemment un voeu pieux. Il y a tout autant de raisons de penser que chacun est là pour sauver sa peau, que l'autre est un ennemi en puissance, et que la vie ne fait pas de cadeau.

Ce qui distingue les deux modes de pensée, c'est que l'un fait un pari sur l'avenir. Un acte de foi. Pour moi c'est ce qui est "porteur". Et c'est sans doute là que se situe la plus grande ligne invisible de scission de l'humanité. Entre ceux qui croient en un monde meilleur à venir (pas celui du ciel et du paradis des temps futurs, mais bien celui de l'humanité) et ceux qui voient la vie au temps présent, acceptant le fatalisme du destin humain, livré à lui-même et sans aucun sens particulier. Ou bien nous sommes là parce que c'est comme ça; ou bien nous sommes là parce que nous nous inscrivons dans le sens de quelque chose.

J'avoue que l'autre façon de voir la vie reste pour moi un mystère qui m'interroge. J'ai de plus en plus la curiosité de comprendre, et ce d'autant plus que je vois apparaître en moi des idées dont je ne me savais pas porteur. Il a fallu que je rencontre un mode de pensée radicalement différent du mien pour que je réalise à quel point la façon de voir le monde influait sur les comportements individuels. Cette différences des points de vue, qui m'a complètement déstabilisé, m'a permis ensuite de faire émerger mes convictions. Maintenant cette différence me fascine.







Conversation




Dimanche 17 septembre


La lecture de ton journal laisse apparaitre des fluctuations importantes de ton état. Tantôt enthousiaste, tantôt déprimé. Parfois montrant beaucoup de recul, parfois pris dans des comportements régressifs, quasiment enfantins. Or tu as écrit à plusieurs reprises que tu étais serein. N'est-ce pas une tentative d'autopersuasion ? Qu'en est-il réellement de ton état ?

Ma sérénité n'est évidemment pas totale. Ce que je ressens, c'est que le mouvement que j'effectue m'apporte une sérénité parce que je sais que je vais dans une direction qui me convient. Quelque chose qui me met en relation avec moi-même et m'oriente vers un mode de vie en relation avec le monde qui, personnellement, me semble être le plus en accord avec mes convictions.

C'est donc davantage la sérénité d'un mouvement qu'un véritable état de bien-être ?

Oui, c'est bien ça.

En quoi consiste ce mouvement ?

Il consiste en une prise de pouvoir sur moi-même. Cela passe par une responsabilisation. Je sais que je suis responsable de ce que je vis. Non pas de ce qui peut m'arriver par les hasards de l'existence, mais de la façon dont je réagis face à ces aléas. Je sais que j'ai un pouvoir sur ma façon de percevoir les choses.

Explique-moi...

Et bien j'ai compris que ce que je ressentais était totalement subjectif. C'est bien moi qui donne une certain sens à ce que je ressens. Un sens qui, la plupart du temps, est guidé par mon inconscient. En connaissant les mécanismes de mon inconscient je peux, théoriquement, modifier ma façon de percevoir.

Ce serait aussi facile que ça ?

Bien sûr que non. L'inconscient s'y connait pour leurrer les chemins qui mènent à lui. Mais les possibilités ne sont pas illimitées, et à la longue je peux établir une sorte de cartographie de mon inconscient. Je sais ce qu'il est préférable d'éviter si je ne veux pas être "hors de moi", c'est à dire sortir du champ de ce que je maîtrise. Dans l'absolu c'est évidemment impossible, mais chaque victoire, chaque conflit intrapsychique évité, me montre que je peux vivre mieux.

Qu'appelles-tu conflit intrapsychique ?

Une lutte entre ma volonté consciente et celle de mon inconscient. En sachant très bien que l'inconscient est le plus fort. Je dois donc ruser avec moi-même. Il y a d'un côté l'adulte réfléchi, qui connait les leçons qu'il a apprises de l'existence, et de l'autre l'enfant intérieur, qui correspond à une part beaucoup moins élaborée. Celui-ci ne comprend pas les choses complexes. Il ne raisonne qu'en besoins fondamentaux, en manques, en désirs, en peurs. Et c'est lui qui commande...

Comment en es-tu arriver à penser de cette façon ?

C'est un ensemble de choses, mais à la fois par les livres, la psychothérapie, l'auto-analyse. Le tout se confirmant peu à peu par l'approche psychanalytique. Mais c'est surtout en étant plongé au coeur d'une série de très gros conflits intérieurs que j'ai pu mesurer l'ampleur du phénomène. J'ai très bien perçu ce décalage entre mes désirs d'adulte et les très fortes résistances de l'enfant intérieur. A tel point que nombre d'entre elles se sont révélées être insurmontables en l'état actuel de ma connaissance personnelle. Je n'avais pas les moyens psychiques de dépasser mes blocages inconscients. Il me fallait travailler sur chacun d'eux, ce qui est fort long puisque leur imbrication est totale.

Comment as-tu fait ce travail ?

Comment je fais ce travail, car il est sans fin. Et bien... selon moi le meilleur moyen d'y parvenir est d'être confronté à la souffrance. Celle de ce conflit intrapsychique dont je parle. C'est dans cette lutte pour la vie que s'élabore la prise de conscience.

Lutte pour la vie de qui ? De l'enfant ou de l'adulte ?

Des deux. Ce qui est important c'est de discerner ce qui est pulsion vitale et pulsion mortifère. Or autant l'adulte que l'enfant sont porteurs des deux pulsions. La peur de la mort, et de tout ce qui peut y être assimilé au sens le plus large, symbolique, caché, sous-tend ces pulsions.

Reprenons: tu dis que par la souffrance tu apprends à discerner ce qui tient des pulsions de vie et de mort, c'est bien ça ?

Oui.

Mais... n'est-ce pas un comportement masochiste ? Travailler dans la souffrance pour vivre ?

Travailler sur soi est un moyen de se libérer de soi. De ses propres blocages, de ses peurs de vivre. Or qui dit "travail" dit effort, donc souffrance. Et ce d'autant plus qu'il est soutenu. Par contre ce travail aboutit à une libération, ce qui est l'inverse d'une souffrance puisque le joug de la domination s'allège.

Quelle domination ?

La domination de soi par soi. Par les règles apprises, par tout ce qui a été intégré comme "obligations" diverses. Règles éducatives, sociales, culturelles, névroses parentales, peurs fondamentales. Se libérer de ces empêcheurs de vivre est source d'une grande satisfaction. Et là est le véritable plaisir: celui de prendre le contrôle de soi. Non plus être contrôlé par cet enfant intérieur, mais être un adulte libre de ses choix. C'est un idéal inatteignable, mais s'en approcher chaque jour est source d'une grande satisfaction. Et donc de cette sérénité dont je parlais au début.

Je reviens sur cette idée de souffrance, qui est intrigante. Pourquoi penses-tu que la souffrance serait autant révélatrice ?

La souffrance indique que des désirs ne sont pas assouvis, ou que la peur est présente. La peur, c'est la peur de la mort, liée au temps limité. La peur c'est donc soit le manque de quelque chose, considéré comme étant "vital", soit plus directement la peur de mourir. Selon moi toutes les peurs ramènent à cela, même les plus infimes.

Même la peur... des moustiques ?

En exagérant un peu, oui. C'est la peur d'avoir mal. Le mal renvoyant à une sensation désagréable. Quelque chose qui, d'une certaine façon, "empêche de vivre". Qui empêche d'être serein. La sérénité c'est vivre dans le plein accomplissement du moment. C'est se sentir bien là où on est. Sans angoisses, sans manques.

C'est ce que tu cherche ? L'absence d'angoisses et de manques.

J'aimerais y tendre...

N'est-ce pas encore une fois un idéal inatteignable ?

Si, absolument.

Alors pourquoi vouloir y tendre ?

Parce qu'il serait absurde de tendre vers le contraire, et peu enthousiasmant de ne tendre vers rien.

Oui, c'est d'une logique imparable...

Parler d'idéal fait souvent peur aux gens.

Parce que c'est inatteignable ?

Je ne sais pas. Je le constate. Ce mot est toujours tempéré. Comme s'il avait un coté illusoire, un peu fou. Comme si ce n'était même pas la peine de tendre vers un but en sachant qu'on ne l'atteindra pas.

Oui... ça peut se comprendre.

Mais la vie est sans autre but que sa fin, et pourtant on vit. On avance en sachant qu'on n'atteindra jamais aucun but, si ce n'est des états éphémères et dérisoires. On n'est, individuellement, qu'un transmetteur. Ce qui importe c'est la façon dont on vit, c'est le sens que l'on donne à l'existence et la façon dont on interagit avec le reste de l'humanité. Alors pourquoi ne pas faire de sa vie une marche vers ce qui s'approche de l'idéal, aussi inatteignable soit-il ? Plus on en est proche, et mieux on vit.

Ton discours peut paraître complètement déconnecté de la réalité...

Cela m'indiffère...

Vraiment ?

Vraiment, oui. Mais là c'est l'adulte sensé qui parle. Selon la façon dont on peut me juger, c'est l'enfant qui peut se réveiller, et fort mal réagir. Sauf si, peu à peu, je comprends ce qui touche la sensibilité cet enfant intérieur. Et c'est ce que je fais jour après jour. Je prends soin de cette part de moi, fragile et vulnérable.

Je commence à comprendre ta sérénité...

Elle va de soi.

Non sans un travail constant...

Absolument ! La sérénité passe par la souffrance transcendée. Je ne vois pas d'autre échappatoire. Pour peu qu'il y ait la volonté de saisir la pulsion de vie qui émane de la souffrance plutôt que de se morfondre dans sa part mortifère. En toute chose il y a son contraire.

On dirait de la philosophie orientale...

Je n'en connais presque rien, mais il ne serait pas étonnant que je parvienne aux mêmes conclusions que ce que d'autres ont décrit depuis des millénaires. A chacun son chemin... mais il n'y en a peut-être qu'un seul vers la sérénité.

Quand même, cette notion de souffrance transcendée...

Il faut bien comprendre que la souffrance fait partie de la vie. Je n'ai pas tout ce que je désire, je suis souvent frustré, à différents degrés. La souffrance qui en découle est inévitable, mais si je la vois comme un indicateur d'un désir à dépasser, alors je peux progressivement réduire ce qui cause cette souffrance. La souffrance est un révélateur de frustrations. C'est la peur de souffrir qui fait que je vais chercher à m'en détourner en essayant de la fuir au plus vite. En faisant cela j'agis à court terme, mais je ne guéris rien. Tandis que si je traverse ma souffrance et que je l'analyse, alors je peux comprendre ce qui l'a déclenchée. Et commencer à agir pour l'avenir.

Ça ressemble à de la pensée magique...

Ce n'en n'est pas. L'enfant apprend à dépasser ses frustrations premières et trouver de nouvelles stratégies en découvrant le monde. Il invente sans cesse. L'adulte procéde de même, mais il peut aussi revenir sur des frustrations archaïques, issues de la petite enfance et jamais revisitées avec la pensée élaborée qui manquait alors.

Mais ça sert à quoi ?

Ça sert à se libérer de ces peurs fondamentales, qui nous habitent tous. Même si tous n'en n'ont pas conscience... Tant qu'on ne comprend pas ses peurs, qu'on ne les affronte pas, on leur reste soumis. Ces peurs fondamentales comprennent la peur de la solitude, la peur de souffrir, et la peur de la mort.

Et toi, tu parviens à les transcender ?

Partiellement. Je n'ai plus peur de vivre seul. Je sais qu'il ne dépend que de moi que je ne le sois pas. J'apprécie la solitude, de temps en temps, et je sais que je peux être en relation... si je le veux. Si je suis ouvert à l'autre, si je vais à sa rencontre, je trouve son humanité. Je n'imagine plus que c'est moi qui pourrait être inintéressant, pas aimé. Tout est en moi, et je peux l'offrir à l'autre...
Par contre je ne suis pas parvenu à transcender mon besoin d'être aimé affectivement. Je ne sais pas si j'y parviendrais, et surtout... je me demande si ce serait souhaitable. Je crois que ce besoin est fondamental pour l'humain, et indépassable. Vouloir me passer de l'amour affectif, cela reviendrait à m'endurcir, à me construire une carapace, et finalement à m'enfermer en moi... Ce serait à l'opposé de ce en quoi je crois, et du sens que je veux donner à ma vie.







25 septembre


Tu as longuement décrit dans ton journal l'amour que tu ressentais pour ta compagne de vie, puis tout le trouble qui est apparu lorsque tu as aimé une autre femme simultanément. Il t'a été demandé de choisir la vie que tu entendais mener. De ton refus de choisir entre l'une ou l'autre de ces relations a résulté un choix par chacune d'elle, qui se sont détournées de toi. Comment peux-tu parvenir à la sérénité dans une telle situation ?

D'abord il y a une question de temps. Il y a près de trois ans que j'ai choisi de "ne pas choisir", avec les conséquences que cela pouvait entraîner pour mon couple conjugal. Il y a aussi eu d'autres conséquences, que je n'avais pas du tout imaginées, mais voici plus de deux ans que cela s'est produit. Les deux séparations sont effectives, et acceptées désormais. Le mouvement de sérénité n'a pu prendre pied qu'une fois que j'ai eu traversé la souffrance.

Tu veux dire que tu ne souffres plus ?

Disons que je souffre à un niveau supportable...

N'y aurait-il pas un moyen de supprimer cette souffrance ?

Il y en a deux: m'en protéger en coupant ce qui l'occasionne, ou bien continuer à chercher à comprendre ce qui me fait souffrir. Seule la seconde m'en libérerait vraiment.

N'es-tu pas tenté par la solution la plus rapide ?

J'ai souvent été tenté. Ce serait tellement plus "simple"...

On dirait que tu n'aimes pas la simplicité.

Je n'aime pas ce qui évite d'aller au fond des choses. Je n'aime pas poser un couvercle sur ce qui aura besoin de sortir un jour. Couper une situation de soufffrance, c'est aussi se priver de tout ce que cette souffrance peut mettre à jour. J'aime ce qui est limpide. J'aime la simplicité quand elle va de soi.

Pourtant tu te dis adepte du flou et des entre deux.

Je suis adepte de ce qui clarifie. Le flou et l'entre-deux, ce sont des états instables, des zones mal explorées, inconfortables, et c'est là que se jouent bien des choses. Moi ça ne me fait pas peur d'y plonger. Je crois que c'est dans ces zones inconnues que se nichent la source des malentendus et des incompréhensions.

Mais cette exploration est coûteuse, et on n'a pas forcément envie de t'y suivre...

Oui, c'est ce que je constate. C'est donc un travail que je dois accepter de faire en solitaire, pour moi-même. Mais accompagné aussi par le hasard des rencontres. C'est depuis que j'accepte cette idée que je retrouve une sérénité. Je suis à la fois fondamentalement seul... et entouré de beaucoup de personnes avec qui je peux avancer conjointement.

C'est une découverte ?

Oui. Auparavant je pensais qu'on ne pouvait vraiment avancer dans la connaissance de soi qu'en s'appuyant sur des relations de confiance, fortement investies affectivement. C'est à dire comme ce qui s'était produit dans mon premier couple. Je pensais que l'exploration intime était réservée à des relations de confiance, avec lesquelles les barrières de protection seraient abolies. Je rêvais de rencontrer quelqu'un avec qui tout coulerait de source, tout ne serait qu'évidence et harmonie.

Tu crois que ce genre de relation peut exister ?

Non, je n'y crois plus. Ce ne peut être que temporaire et partiel. Espérer le contraire est un leurre terrible.

N'est-ce pas la perte de ce rêve qui a été douloureuse ?

Oui, c'est exactement ça. J'ai ouvert les yeux sur le monde réel. J'ai compris que l'accès à l'intimité de l'autre n'était jamais acquis.

Quel est ton regard sur l'intimité, toi qui en as beaucoup parlé sur ce journal ?

Je pensais que le territoire intime de l'autre, dans un rapport de grande confiance privilégiée, était partageable de façon extensible. C'est à dire qu'il ne pouvait que s'agrandir. On ne pouvait être que de plus en plus intimes, de plus en plus proches, avec un lien de confiance croissant. Dans ma réprésentation la rencontre de l'autre n'allait que dans un seul sens: toujours plus. Jamais je n'avais imaginé que ce pourrait être moins. Mais je pense qu'inconsciemment j'en avais une grande crainte. D'où mon désir de pérénniser et "garantir" toute progression. Je ne supportais pas tout ce qui allait dans le sens d'un moindre investissement. Je crois que ça m'angoissait terriblement. L'angoisse d'abandon...

Cette intimité croissante, vers quoi aurait-elle pu mener ?

Je pense que c'est un désir de protection absolue. Me sentir accepté entièrement, sans crainte de me faire rejeter. L'intimité absolue, c'est la confiance absolue: cette personne ne me fera jamais de mal.

Très naïve cette vision...

Très naïve, oui. L'autre est forcément différent, et nos différences font qu'on ne peut être en harmonie permanente, en osmose fusionnelle.

Ce sont des mots que tu écrivais autrefois...

Oui. J'ai confondu un état temporaire de découverte avec sa durabilité. C'était tellement "idéal", tellement conforme à ce que je ne croyais plus possible, que je me suis fait prendre au piège de mes illusions...

Ça ne t'arrivera plus ?

Je ne crois pas.

Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

Et bien justement: parce que je suis allé au fond des choses. J'ai regardé ma souffrance en face et je la traverse. Je sais ce qui s'est passé, je sais à quoi je suis sensible et ce qui est important à mes yeux.

Tu parles beaucoup de toi.

Mais à travers moi c'est l'autre que je comprends. D'ailleurs c'est la seule façon que j'ai de le comprendre: tenter de me mettre à sa place. Imaginer la situation inversée.

Tu y parviens ?

Pas toujours. Je n'ai pas suffisamment de clés. Je n'ai pas toujours eu assez d'explications pour comprendre certaines réactions.

C'est frustrant ?

Extrêmement frustrant ! Je me sens alors démuni et ne peux agir en conséquence. En fait, si je ne dispose pas des moyens d'agir, tout ce que je comprends ne sert à rien.

Pourquoi n'aurais-tu pas les moyens d'agir ?

Parce que... je ne suis pas suffisamment solide pour rester insensible à l'attitude d'autrui.

Quelle attitude ?

La prise de distance, le refus d'intimité. Je suis trop fortement touché quand je me sens repoussé. Il me faut à chaque fois du temps pour m'en remettre, et une énergie qui n'est pas inépuisable. Alors peu à peu je me mets moi aussi à distance et désinvestis le lien d'intimité.

C'est normal, selon un principe de réciprocité.

Je trouve ça triste...

Pourquoi triste ?

Parce que s'est laisser s'écrouler ce qui a été construit. Parce que c'est aller à l'encontre de ce en quoi je crois. Pour moi c'est un processus très violent, même s'il opère dans l'inaction.

N'es-tu pas complice de l'inaction ?

Non, parce que je tente de résister, mais oui... parce qu'à la longue j'abdique.

Peut-être parce que c'est la seule chose à faire ?

Si j'y suis seul, oui, c'est peut-être la seule chose à faire. En acceptant de perdre l'intimité physique dans mon premier couple, j'ai sauvé le lien d'amitié affective. Je n'ai pas tout perdu. J'ai conservé l'essentiel.

Et dans le second couple ?

Là il n'y a plus aucune intimité. Alors l'amitié s'effiloche avec le temps. Et là toute lutte n'aboutit qu'à augmenter encore la distance. Alors il n'y a rien d'autre à faire que d'accepter ce qui est désiré: l'oubli.


« Rien n'est plus néfaste à l'amour que la moindre intimité » Marcel Jouhandeau