Vendredi 30 décembre
Trois mois sans le moindre mot dans ce journal. J'en étais
resté à l'énumération méticuleuse de sept temps de réflexion
et je me suis arrêté au quatrième. La suite était écrite,
pourtant, et il m'aurait suffi de publier les billets tels
quels...
Oui mais voilà : l'intérêt pour moi était de les
retravailler jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'aspérités. Il
aurait donc fallu encore des heures de fignolage.
Toute une affaire, ces sept temps de réflexion. J'avais
commencé à écrire une sorte de bilan-état des lieux dès le
mois de juillet. Publication reportée, parce que je
doutais du bien-fondé de l'entreprise : quel était le sens
de cette démarche ? Pas très au clair avec mes motivations,
plus ou moins avouables, j'ai continué à écrire, affiner,
préciser et le texte s'est allongé à chaque fois que j'y
revenais. Alors je l'ai scindé en trois parties, puis
quatre, cinq... finalement sept. Sept ? Autant que d'années
sur lesquelles je voulais revenir.
Sept ans de réflexions. Avec ce titre clin d'oeil c'est un
défi que je me lançais : je voulais parachever l'ouvrage
entrepris depuis septembre 2004. Ce long parcours de
reconquête post-rupture qui m'a mené si loin dans la
conscience de mon rapport aux autres et à moi-même. J'ai
écrit pour clore... je ne sais quoi. Pour me "libérer".
J'avais envie de passer à autre chose, de tourner la page,
de retrouver... l'envie. L'envie de quoi ? L'envie
de vivre pleinement, peut-être... Je vis tout à fait
agréablement mais est-ce que ça me satisfait ? Le plaisir à
vivre est une chose, l'envie de vivre en est une autre. L'un
est satisfaction à vivre l'instant, l'autre est projection
vers l'avant. À force de privilégier le présent, sans
attentes d'avenir, ne me suis-je pas éloigné du désir ?
Ah, le désir... il y a longtemps que je n'en avais pas parlé
!
En renonçant à poursuivre ma rétrospective en sept parties
je me suis arrrêté à mi-parcours : il y a bien eu
dégagement, mais pas vraiment de projection. J'ai quitté un
état sans pour autant entrer dans une nouvelle ère. Je me
situe toujours dans le même marasme paisible, les mêmes eaux
calmes. C'est agréable, mais pas transcendant.
Sensation diffuse d'un manque. Peu d'enthousiasme. Pas
d'élan particulier. Quiétude tranquille. Mais où sont passés
mes envies de changements, mes idées ambitieuses envers des
relations radieuses ? Qu'est devenu « l'homme qui aimait
les femmes » ?
Oups... j'ai mis tout ça au placard. Trop compliqué à
assumer. Je me contente de vivre ce qui est accessible, sans
trop me prendre la tête. Je n'ai pas (re)trouvé ce qui
pourrait me stimuler.
En soi ce n'est pas grave puisque je vis globalement comme
j'en ai envie. Mais... il manque assurément le supplément de
saveur qui donne envie de croquer la vie à pleine dents ! À
la longue je me dis que c'est probablement dommage...
Mais peut-être pas ? Une vie simple a ses attraits.
En fait je crois que ce qui m'inquiète un peu c'est ma
passivité devant l'existence les enjeux
relationnels. Comme si je ne trouvais plus le courage de recommencer. Comme
si je n'y croyais plus.
Ça c'est un peu plus grave.
Je me demande si mon adaptation aux relations détachables ne
me prive pas d'un certain entrain. Cette forme
d'engagement personnel - dans le sens d'engagement sportif -
qui fait qu'on se bat pour ce à quoi l'on croit et ce que
l'on désire ardemment atteindre. Or je ne désire plus grand
chose...
Rien d'inatteignable, en tout cas.
Il y a deux jours mon frère est passé me voir. Sa femme
lui a annoncé qu'elle le quittait, après trente années de
vie commune, et il a souhaité s'entretenir avec moi. Pour
l'expérience, sans doute...
Au delà de la perte, pas encore vraiment conscientisée,
c'est la perspective de la solitude qui semble l'inquiéter.
À peine arrivé il m'a parlé du sens de la vie et m'a demandé
ce qu'il en était pour moi, qui vis en solo. Je ne
m'attendais pas à entrer dans le vif du sujet aussi
rapidement et n'avais pas de réponse toute prête. Je lui ai
parlé de mon jardin, dans lequel je trouve équilibre et
satisfactions, de la nature et de ma vie calme. Il n'a
pas semblé convaincu. J'ai évoqué l'écriture, les
échanges avec d'autres. Visiblement ça ne lui semblait pas
suffisant. J'aurais pu décliner d'autres éléments qui
donnent sens à ma vie mais je crois qu'il cherchait un
palliatif à ce qui se vit en couple, avec toute l'importance
que peut avoir un conjoint dans l'équilibre personnel.
Ouais... ben ça... il n'y a qu'avec un(e) autre qu'on
le trouve. Mais avec tous les inconvénients annexes :
les attentes, les petites pressions, les récriminations, les
insatisfactions... Bref : tout ce qui fait qu'à long
terme l'amour initial se transforme en une adaptation
réciproque, avec ce que cela peut avoir de liberticide. Nous
avons longuement évoqué les alternatives possibles, et
notamment celle de la non-cohabitation.
La question du sens que je trouvais à ma vie m'est cependant
restée en tête. Je l'ai résumé ainsi : être heureux. C'est à
dire "bien dans ma vie". Ambition qui peut paraître modeste
ou démesurée, selon les personnalités, mais qui a pour moi
l'immense avantage d'être aisément atteignable.
Je dois pourtant bien reconnaître que si je me sens plutôt
heureux, la question de l'altérité demeure. Heureux en solo,
certes, mais manquant assurément de cet enthousiasme dont je
parlais plus haut. Ça me tarabuste un peu...
Je ne relie pas forcément un supplément de bonheur à la
présence dans ma vie d'une compagne attitrée [j'ai
bien assez disserté sur la libraimance, autrefois, pour ne
pas en oublier les avantages], mais je crois que le
partage d'expériences, de ressentis, et surtout d'émotions
apporte incontestablement des dimensions réjouissantes.
Or, et c'est là le noeud du problème, je ne fais pas grand
chose pour vivre ce genre de partage. C'est tout juste si je
ne le fuis pas ! Il y a comme un blocage qui m'empêche de me
lancer plus en avant. Je n'essaie même pas, me
contentant de ce qui peut se vivre dans un registre modéré :
un peu ami, un peu amant. Confident apprécié. C'est
agréable, plutôt doux, parfois stimulant... mais ça reste
calibré. Détaché de toute intensité émotionnelle. Que du soft
!
Est-ce que ça me convient ? Probablement pas tout à fait, si
j'en juge à l'importance que je consacre à ce sujet dans mes
écrits. J'ai l'impression que ma vie en solo me convient,
mais je sens bien que quelque chose n'est pas là. Quelque
chose dont j'aurais besoin pour me sentir plus vivant, plus
enthousiaste.
Je crois que j'ai peur, sans trop savoir de quoi. Je me
demande si ce n'est pas la peur de perdre ma
liberté. J'ai peur de me sentir coincé. Peur d'avoir à
dire non. Peur de réveiller des sensibilités, de blesser, de
faire souffrir. Peur d'être agressé en retour et de
souffrir à mon tour.
Pas encore assez aguerri [mais
le serais-je jamais si je ne me lance pas ?]
Je sais bien que vivre dans la crainte empêche de vivre
pleinement, mais... c'est plus fort que moi !
[Pour le moment...]
Vendredi 30 décembre (2)
(un peu plus tard)
Je devrais écrire plus souvent. Tracer les mots à un
autre effet que les regarder passer dans
l'esprit. Écrire c'est sculpter dans l'épaisseur de la
conscience.
Lorsque je décris ma vie sous son aspect simplement
agréable, sans l'éclat de l'enthousiasme, c'est un peu comme
si j'estimais qu'elle manque d'intérêt. C'est
réducteur. Ce qui manque à ma vie pour qu'elle soit un
peu plus que satisfaisante c'est seulement une saveur dont
je connais l'existence. Je pense ici aux moments de
béatitude infiniment simples vécus dans le regard aimant de
l'autre aimé(e). Dans ses bras, contre sa peau, sur sa
bouche, confondus dans une même présence et un même élan de
plaisir osmotique.
Avec ce qu'ils portaient d'espérance de renouvellement...
Savoir que l'autre est là, avec le même désir d'être
ensemble et de croire que cela durera. Croire que ce
désir n'aura pas fin...
Mais je sais et ne crois plus. Je sais la fugacité des
choses et la volatilité des sentiments. L'éclat de mon
regard en est terni...
Un instant, aussi doux soit-il, n'aura jamais le goût
prolongé du voyage.
Je porte en moi la nostalgie du voyage amoureux, encore
ébloui par le souvenir radieux de la découverte. Après
l'émerveillement ressenti devant un paysage grandiose celui
du quotidien parait longtemps banal. Après le Grand Canyon
il faut du temps pour s'extasier à nouveau devant les Gorges
du Tarn...
L'échelle de conscience s'est développée. Sans oublier les
sommets, apprendre à regarder autrement. Éclairer
l'apparente simplicité de l'accessible à la lumière de
l'exceptionnel.