Chemin
d'émancipation
Sept temps de réflexion
2 - Qu'ai-je envie de vivre ?
Vendredi 2 septembre
Il y a longtemps que je ne détaille plus mon parcours
relationnel [excepté lorsque je
reviens disséquer quelques reliques qui agitent encore mon
imaginaire]. Tout au plus m'arrive t-il d'en disperser
de temps en temps quelques fragments. Le besoin de me livrer sur
ce sujet a cessé et c'est plutôt bon signe, me semble t-il.
J'aurais sans doute continué à n'en rien dire si de récents
soubresauts n'avaient contribué à me faire avancer
significativement sur mon chemin de conscience. Je veux bien sûr
parler de ma longue marche, celle qui me permet de m'affranchir
des prolongements filandreux d'une complicité un peu trop
abruptement rompue.
C'est pour servir cet objectif que je m'aventure de nouveau,
mais précautionneusement, dans la sphère privée. Toujours avec
l'idée que ce dont je témoigne peut être utile à d'autres...
Depuis sept ans je vis en solo. Délibérément. Sans
aucun manque de partage du quotidien, sans désir de remédier à
cette situation qui me plaît. La sensation de liberté qui va
avec ce mode de vie m'est devenue primordiale et j'y veille
jalousement. Cela ne m'a pas empêché de vivre quelques épisodes
d'approche intime, dont la plupart n'ont pas excédé quelques
mois. Sauf un qui, contre toute attente, dure. Plus de trois ans
d'approche contrariée pour un lien non conventionnel, investi a
des niveaux sentimentaux fort différents, entre personnalités
très dissemblables. Pour corser l'affaire les objectifs de
chacun divergent largement et le contexte relationnel est un peu
complexe. Question simplicité et évidence on aurait donc pu
trouver mieux mais il faut croire que quelque chose avait besoin
d'exister ainsi entre elle et moi...
L'assemblage hétéroclite ainsi formé demande des ajustements
fréquents et un important travail de cohésion. Il passe par
beaucoup de dialogue autour d'une recherche : qu'est-il
possible de vivre ensemble ? Recherche qui,
fondamentalement, pourrait bien être le principal objet de cette
relation...
Ce qui est surprenant c'est que cette expérience de
rapprochement à rebrousse-poil à finalement instauré un lien
privilégié ! Un lien qui, *parce qu'il dure*, construit une
confiance et fait évoluer les deux personnes concernées. Sa
finalité n'a jamais été de durer, mais de partager ce qui peut
l'être tant que cela convient à chacun.
Signe particulier, qui a son importance : en y entrant je
n'avais pas d'attentes. J'ai simplement répondu à une
demande de rapprochement, touché par la sincérité de l'offre et
attiré par la curiosité. Il n'y avait pas de raisons pour que
j'évite ce genre de situation, assurément prometteuse en
découvertes, hormis par crainte de voir menacée ma précieuse
liberté. Mais sur ce plan j'étais relativement tranquille : elle
vivait en couple.
Du moins jusqu'à sa rupture, il y a quelques mois. Là,
subitement, elle est devenue "libre" et a cru pouvoir vivre avec
moi quelque chose de beaucoup plus fort. Elle imaginait qu'il en
serait de même pour moi. Or de mon côté rien n'avait changé : sa
différence m'intrigue et m'instruis, la recherche des possibles
m'intéresse, mais pas au point de bouleverser mon existence.
Nous avons certes un goût similaire pour la lucidité et la
conscience, des désirs à la compatibilité incertaine qui nous
rapprochent, mais notre implication dans la relation reste fort
différente...
Elle est amoureuse.
Non seulement amoureuse, mais aussi demandeuse. Avec des
demandes qui, lorsque je n'y réponds pas suffisamment, ont pu me
valoir reproches et critiques. Dans ce climat instable mes
besoins fondamentaux se sont rapidement manifestés : j'ai, avant
tout, besoin de me sentir libre et en confiance. Et pour moi une
relation de confiance implique le respect d'un pacte de non
agression. Or la persistance de son insatisfaction a pu conduire
mon impulsive partenaire à des épisodes d'agressivité et de
rejet qui m'ont déstabilisé. À ces moments-là, voyant mon
intégrité et ma liberté être attaquées avec virulence, j'ai
pensé quitter ce climat d'insatisfaction hostile, que je sais
m'être néfaste. Je n'y trouvais plus mon compte, sentant bien
que ma façon d'être causerait encore longtemps une souffrance en
face. L'envie de poursuivre et l'ouverture au dialogue ont
cependant toujours permis de revenir à des épisodes plus calmes,
sans turbulences excessives. Périodes durant lesquelles le
travail de conscientisation a pu entraîner des avancées
prometteuses. Jusqu'à la crise suivante...
« J'ai envie de toi... c'est trop difficile. Je n'y arrive
pas. J'ai trop besoin de toi, de passer du temps avec toi. Je
t'aime trop, je te donne trop et tu ne me le rends pas assez.
Pourquoi n'as-tu pas envie de me voir plus souvent ? Je
souffre du manque. J'ai envie de tout arrêter... »
Ces mots j'en connais bien la sonorité. Ils font écho à ceux
qu'autrefois je taisais en ressentant le même genre de
difficulté affective. C'était, bien sûr, au temps de
l'emblématique complicité qui allait me conduire à remettre
profondément en question ma façon d'aimer...
C'est là que ça devient intéressant : par un hasard qui n'en est
pas un je me retrouve "de l'autre côté". Position inversée, au
coeur de la réflexion qui mobilise mes pensées depuis que j'ai
moi-même cruellement souffert du manque : comment faire lorsque
les attentes sont différentes ? Comment faire lorsque l'un
demande davantage que ce que l'autre a spontanément envie de
partager ? Comment faire lorsque l'un souffre de son immaturité
dans le domaine affectif ?
Je ne crois pas qu'il y ait à "faire" quoi que ce soit : il y a
à ressentir. Éprouver pleinement ce qui est, douceur et douleur,
et en tirer des enseignements. De là seulement pourra être
trouvée la voie qui se cherche : qu'ai-je envie de vivre ?
(à suivre)
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Sept temps de réflexion
3 - Le prix de la délivrance
Samedi 3 septembre
« Pourquoi ne veux-tu pas vivre intensément cette relation ?
De quoi as-tu peur ? Le temps passe et c'est maintenant qu'il
faut vivre, à fond, sans se poser de questions. Ensuite, quand
on sera au bout, ça sera fini et chacun passera à autre chose,
sans regrets. Non ? »
Ce leitmotiv a scandé ma relation avec elle depuis le début. Il
ne correspond pas du tout à ma façon d'être, ni de vivre les
liens, et je n'y ai donc pas adhéré. Pour moi vivre dans
l'urgence en brûlant mon existence serait signe d'une anxiété
devant le temps qui passe. Or je ne m'inquiète généralement pas
de l'avenir, beaucoup trop imprévisible. Je vis au présent ce
qui peut se vivre. Et si ça ne peut pas... et bien je l'accepte
ou agis en vue de l'accepter.
A chaque fois que j'ai répondu en ce sens une réaction a fusé :
« Alors je crois que je vais arrêter là... c'est trop
difficile pour moi. Arrêter complètement, définitivement. Je
ne te recontacterai jamais, tu seras tranquille. Mais il faut
que tu m'aides à partir, c'est trop dur. Il faut que ce soit
toi qui arrêtes puisque moi je n'y arrive pas. »
Trois ans que j'entends cela, sous diverses déclinaisons...
Dès le départ, j'ai voulu être très clair sur la façon dont je
pensais pouvoir investir la situation : par curiosité et goût de
la découverte. Échaudé, je voulais éviter que celle qui
m'annonçait sans ambages vouloir « vivre quelque chose de
fort » se fourvoie dans des illusions. Je n'ai pu que les
écrêter en rappelant à plusieurs reprises cette cruelle réalité
: je ne suis pas en manque affectif et ne cherche donc pas à
m'investir dans une relation intense de type amoureux. Non
seulement je n'y suis pas prêt, mais en plus je n'en ressens pas
l'envie. Alors je vis ce qui est possible autrement,
m'accommodant sans peine des quelques inévitables frustrations
de la vie en solo.
A chaque rappel j'ai vu ma partenaire accuser le choc du réel :
nous ne nous situons pas dans le même registre.
J'ai eu beau constater que son envie relationnelle était forte
au point de négliger la différence d'implication, j'ai considéré
qu'il ne me revenait pas de la "protéger" en mettant fin à une
relation qui lui est aussi douloureuse à vivre que nécessaire.
En la matière j'applique un principe fort : ne
pas décider à la place de l'autre. Par expérience
je sais que certaines avancées personnelles passent par des
situations de dépassement de soi, donc avec difficulté, et même
souffrance. Il est de la responsabilité de chacun de se
déterminer seul. C'est le prix de la délivrance.
Je n'ai pas accédé à sa demande mais, par contre, j'ai eu envie
de prendre un rôle d'accompagnant impliqué : demeurer stable
face à une forte ambivalence tout en restant attentif à mes
propres ressentis, besoins, limites. Parce que la situation,
inévitablement, sous une telle pression, m'a mis moi aussi en
mouvement intérieur. Mes émotions et ma sensibilité ont été
parfois ébranlées par le flot tumultueux d'un mal-être qui se
lâche.
Ma place est évidemment plus enviable dans cette relation : ce
n'est pas moi qui subis une grosse frustration. Ce n'est pas moi
qui dois renoncer à l'idéal et accepter la réalité. Ce n'est pas
à moi qu'il revient de faire le chemin vers le nécessaire
détachement, puis l'émancipation. En revanche j'ai subi
régulièrement les contrecoups de ce difficile travail :
agressivité défensive et mouvements de yoyo, critiques amères,
menaces réitérées de tout arrêter. Joies éphémères suivies de
déprime et de désespérance. Ma capacité à contenir ces signes de
détresse et d'angoisse s'est renforcée au fil du temps et,
jusque-là, malgré la tentation de me mettre définitivement à
l'abri de manifestations de mal-être paroxystiques, la relation
a tenu. A la longue elle semble même se solidifier par les
épreuves qui l'ébranlent régulièrement. Elle pourrait cependant
s'arrêter inopinément à la prochaine difficulté. N'importe
quand. D'un jour à l'autre le néant relationnel peut prendre
place et devenir définitif. Elle m'a prévenu très tôt des
modalités radicales de rupture qu'elle appliquerait et je les ai
acceptées. J'ai investi cette relation ainsi, en toute
connaissance de cause. Pour l'adepte du dialogue et de la durée
que je crois être, c'était une révolution.
Une telle relation n'a pour moi été, jusque là, ni douce ni
apaisante. Elle n'est pas non plus révélatrice, ni réparatrice,
ni libératrice. Du moins pas directement. Alors pourquoi la
vivre ? Tout simplement pour la satisfaction de voir deux désirs
se trouver des compatibilités : le sien de s'approcher de moi,
le mien d'explorer ce qui était vivable ensemble. Finalement
pour moi la relation serait plutôt de l'ordre de l'apprentissage
et de la confirmation : j'apprends à vivre sereinement et
sincèrement un lien fragile marqué par une complexité certaine,
et j'y parviens. C'est rassurant sur le plan de mes capacités :
je me vois assez résistant pour tenir, stable pour calmer les
débordements, patient pour laisser passer les orages (tant que
je trouverai suffisamment de satisfactions...). Je supporte
plutôt bien les coups de boutoir maintenant, et ne me sauve pas
quand je constate des attentes très supérieures à ce que j'ai
envie de donner. Je ne me sens pas coupable de ne pas répondre à
des demandes inatteignables puisque j'ai, dès le départ,
clairement énoncé ma position. Ma plus grande difficulté
consiste à maintenir le cap sous la pression continue d'un
espoir de changement... qui n'a aucune chance de se produire :
l'état amoureux qu'elle attend ne viendra pas.
Par ma présence attentive je crois que j'apporte autre chose,
sans doute plus nécessaire : un soutien actif. D'une certaine
façon, en ayant la constance d'un ami fiable, j'ai joué un rôle
partiel de père en étant celui qui frustre, mais aussi celui qui
reste. Cette capacité à rester c'est ma force, mon atout majeur.
Parce que je ne remets pas tout en question dès que ça ne va
plus, parce que j'ai une patience suffisante pour ne pas prendre
de décisions impulsives, je lui permets, à elle, de se débattre
dans ses propres contradictions. D'aller et de venir au gré de
ses envies et capacités. Bien souvent, après des épisodes de
crise aux manifestations assez violentes, alors que la fin avait
parue une nouvelle fois imminente, j'ai été remercié d'être
encore là. D'avoir tenu bon. Cette reconnaissance m'a touché,
mais ma véritable satisfaction c'est de constater que ma
vibrionnante opposante retrouve un bien être palpable. Ne
serait-ce que temporairement...
Sentir l'autre heureux, qui pourrait s'en étonner, me fait du
bien. La lente évolution vers des moments de paix plus durables
est ma récompense. Ce n'est pas la seule satisfaction que je
trouve dans cette relation : outre le plaisir de la rencontre en
perpétuel renouvellement il y aussi celui de comprendre.
Car ce qui se vit là m'éclaire [évidemment]
sur ce qui s'est passé autrefois dans la mythique
relation-référence dont je contourne les remous. Entre la
relation actuelle, active, et les traces profondes de *l'autre
histoire* les rapprochements sont nombreux. L'inversion
partielle des rôles, mais pas des personnalités [je
suis le même] me met souvent face à des prises de
conscience savoureuses. Notamment quand je m'entends aujourd'hui
énoncer calmement des idées qui, lorsqu'elles m'étaient
adressées autrefois, me crucifiaient. J'étais alors demandeur de
signes, sûr de mon bon droit, inquiet face à un avenir que je
sentais incertain [hum... avec
raison !], en besoin constant de réassurance. Inversion
des rôles. J'ai mûri et il me plaît de le constater.
Oui, bien souvent je me vois avoir adopté aujourd'hui des
postures que je ne comprenais pas dans le passé. Drôle de
retournement ! Je me vois aussi réagir tel que j'aurais aimé le
sentir à mon égard en circonstances semblables : avec empathie.
C'est sans doute une force dont je dispose.
Tout cela m'interpelle, stimule mes réflexions. Entre présent et
passé il y a réactivation fréquente de l'expérience vécue et des
enseignements qui en ont été tirés. J'ai cheminé, c'est certain.
Alors je regarde avec une certaine tendresse les souvenirs
dépassés, amicalement indulgent envers la lointaine ex-complice
avec qui ils ont été vécus...
À force de réflexion j'en arrive à comprendre les réactions de
l'amie d'autrefois, leur trouver un sens. C'est important
puisque c'est par ce moyen que je peux sortir du ressentiment
longtemps séquestré par l'incompréhensible refus de dialogue.
Toutefois, bien que je comprenne, je constate que j'ai opté pour
une autre façon de faire qui, finalement, m'en apprend beaucoup
sur nos différences.
« Les illusions perdues sont
aussi la porte ouverte
à ce miracle : la déception merveilleuse »
- Pascal Bruckner -
(à suivre)
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4 - De la honte à la responsabilité
Samedi 17 septembre
Depuis que je suis en âge de raisonner j'ai besoin de comprendre
pour agir. Comprendre ce qu'on me demande de faire, ce qu'on
attend de moi, et quel objectif cela sert. Comprendre la
logique, la cohérence avec laquelle les faits s'enchaînent.
Surtout si je suis contraint. D'une nature plutôt conciliante,
accomodante, voire docile, je déteste devoir "obéir" sans
comprendre. Me forcer ne fonctionne pas ! Quelque chose en moi
résiste. Fermement. Faussement obéissant, pour ne pas m'opposer
frontalement, j'agis alors selon ce que je crois être juste,
logique, ou qui me semble la meilleure façon d'aller vers de
tels objectifs. Viscéralement intègre, je ne peux adhérer à une
idée tant que je n'en saisis pas les motivations. Cette forme de
résistance passive a pu rendre ma vie difficile quand on
attendait de moi que j'agisse sans m'avoir donné d'explications
suffisamment convaincantes : d'abord en échec scolaire dans les
disciplines dont je ne comprenais pas le sens ni l'utilité, je
reste en conflit latent avec toute forme d'autorité dont je ne
percevrais ou n'approuverais pas l'argumentaire.
Mon besoin de connaître le sens de ce pour quoi j'agis est
d'autant plus fort que j'attache de l'importance aux enjeux à
servir. Il n'y a donc rien de surprenant - et
c'est là où je voulais en venir - à ce que j'ai été extrêmement
persévérant pour décrypter l'énigme qu'a constitué à mes yeux la
fin subite d'une relation captivante : je lui avais accordé une
exceptionnelle importance.
Objectivement j'ai bien conscience qu'une telle persévérance
envers un fait aussi ordinaire - en apparence -
qu'une rupture pourrait passer pour de l'obstination excessive,
voire un acharnement pathologique. Mais ce serait omettre
un aspect déterminant : les circonstances de la rupture. Alors
oui, j'ai fait preuve d'opiniâtreté, mais c'est parce que face
au flou sur le point focal j'ai voulu mettre au net tout le
paysage environnant : comprendre ce que la situation m'indiquait
de moi-même et de mon rapport aux autres. Notamment dans les
liens à coloration affective.
La démarche, réjouissante mais fort longue et souvent pénible,
m'a été très utile. Éclaircissante, elle m'a beaucoup
appris.
Seul bémol, mais de taille : j'ai publié beaucoup de mes
suppositions et hypothèses sur ce pseudo-journal. Un support
qui, s'il m'a paru le plus naturel dans sa continuité, n'était
pas le plus judicieux : aborder publiquement certains aspects de
ma vie était indélicat. Notamment lorsque mes écrits risquaient
fort d'indisposer la fugitive complice qui, pendant longtemps, a
continué à me lire.
Bizarrement, j'ai été particulièrement rétif à accepter de me
taire alors que, simultanément, je me sentais vraiment mal à
l'aise en divulgant des éléments d'une situation privée. Mais le
besoin de comprendre était le plus fort...
Dans un drôle de jeu de vrai-faux silence, mode de communication
indirecte assez tordu autour d'une situation qui ne l'était pas
moins, la honte affleurait et me conduisait à justifier mon
attitude tout en portant un regard assez sévère sur cet
impudique déballage. Si ma quête de sens me semblait tout à fait
légitime, les moyens que j'utilisais me dérangeaient. J'avais
l'impression désagréable de commettre une faute sans pouvoir
l'éviter ! Une triple faute, en l'occurrence : être « encore
là-dedans » après autant de temps ; l'évoquer publiquement
malgré un "interdit"; et surtout dévoiler des éléments
d'intimité privés. Ce qui fait que progressivement je me suis
tu. J'ai évité le sujet. J'ai différé afin de ne pas ressentir
le malaise. Mais j'avais tort : il n'y a aucune honte à évoquer
l'emprise d'une histoire fortement investie, ni à chercher à la
dépasser, ni à y rester durablement loyal. Il n'y a pas
davantage de honte à choisir un cap incertain, et le maintenir,
sans savoir si un jour une terre hospitalière sera atteinte.
Par contre j'aurais pu chercher à comprendre dans la discrétion.
Si ça ne s'est pas fait c'est peut-être parce que je poursuivais
d'autres objectifs...
Avec le recul j'ai constaté que mes moments de honte étaient
transitoires : quand il m'est arrivé de me relire avec quelques
mois de différé je n'ai pas ressenti la lourdeur poisseuse que
je redoutais de trouver. Mes écrits, longuement élaborés, m'ont
semblé alors plutôt justes et honnêtes, relativement fluides,
mesurés. Sans doute un peu naïfs aussi. Et puis surdémonstratifs
et insistants, bien sûr. Incontestablement redondants, ils
étaient grevés du sentiment de culpabilité inhérent à celui qui
veut bien faire, ou aurait voulu bien faire. Redoutant d'avoir
été mal jugé et de l'être encore j'ai pris le risque de
renforcer la sentence en défendant ma cause...
Le sentiment de culpabilité (auto-jugement), dont je ne me
débarrasse que lentement, a très longtemps parasité une prise de
conscience émergente beaucoup plus utile : celle de ma
responsabilité dans ce que je vis, donc de ma capacité d'action.
Je crois que le travail de distinction
entre culpabilité et responsabilité aura été le
résultat majeur de mes années de réflexion. Mes écrits, surtout
portés par une volonté de comprendre et d'intégrer les raisons
d'un échec dans le dialogue, ont toujours eu le même objectif :
aller vers une conscience plus aboutie de mon rapport aux enjeux
relationnels. Cela passait évidemment par la conscience de la
responsabilité de chacun, mais aussi de ce qui tient de
l'inévitable : ce sur quoi personne n'a prise. Ma démarche de
décortication a été obstinée, je ne crois pas qu'elle ait été
ridicule. Sa durée a pu être incompréhensible mais,
personnellement, je sens qu'elle a été constructive. J'ai pu
constater les changements.
Ah, flagrant délit de justification ! Mais de quoi me sens-je
donc coupable ? Oh je le sais bien : acharnement vain et
déplacé, incapacité à « tourner la page », refus
d'accepter la réalité... Or il ne s'agit évidemment pas [pas
que...] de ça. Mais si quelqu'un le pense de moi je ne
réussirai sans doute pas à le faire changer d'avis. Et alors ?
En quoi cela me regarde t-il, finalement ? Chacun pense ce qu'il
peut. En supposant des interprétations erronées, des jugements
hâtifs, des simplifications hasardeuses, j'anticipe les
réactions éventuellement incrédules d'une partie du lectorat...
laissant libre cours à l'expression de mes névroses. Je me fais
du mal en imaginant le pire...
Meurtrissures laissées par le souvenir de sentences
implacables...
Hum, je voudrais être au dessus de ça mais n'y parviens pas
vraiment. Pas encore. Sensible à ce qu'on pourrait penser de
moi. C'est ça mon problème...
Mais quelle importance ? De toutes façons la perception que j'ai
de moi-même à travers l'image que je crois donner à lire est
faussée. Tout ce que je livre ici manque cruellement d'altérité
! C'est la limite de l'exercice, d'ailleurs : le journal est un
efficace outil de prise de conscience solitaire, certes, mais
qui peut aussi renforcer les représentations erronées. Autant
les représentations de soi que celles du monde.
Toujours garder cela à l'esprit.
(à suivre...)
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