9 juillet 2010
Dix ans d'écriture intime en
public. J'avais envie de marquer le coup, tout en me
demandant si c'était judicieux...
En fait voila plusieurs semaines que je pense au
franchissement de cette décennie et pour être franc, je me
suis dit que ça serait une excellente occasion pour clore
cette aventure ! Décision difficile à prendre pour
l'adepte de la durabilité que je suis. Hésitations,
évaluation, tergiversation. Fidèle à mes habitudes je me
suis dit que la décision se prendrait "toute seule", c'est
à dire selon mon intuition. Le raisonnement sans fin ça me
connaît mais, finalement, c'est toujours l'intuitif qui a
le dernier mot.
Pour cet anniversaire je pensais me consacrer à une sorte
de rétrospective, prendre le temps d'analyser, parler d'un
certain nombre de choses [tout
en évitant soigneusement d"autres...], revenir
sur des faits marquants... Hum, il semble que ces idées
ambitieuses n'aient pas trouvé d'écho favorable dans mon
inconscient.
Alors les jours sont passés, réduisant le temps avant
l'échéance du 8 juillet. En fait la première page de ce
journal date du 8 mars 2000 mais ce n'est que quatre mois
plus tard que l'aventure à vraiment commencé, juste après
la découverte du "Journal de l'Incrédule". Hier
soir, in extremis, je m'y suis mis... en me trompant sur
la date du jour ! Je n'ai pas pu finir à temps et c'est
donc aujourd'hui que je publie. J'agis très souvent
ainsi : au dernier moment. Parfois c'est un peu tard.
Je ne me suis pas lancé dans la relecture de mes écrits :
le volume est tel qu'il m'aurait fallu des semaines ! Je
suis certain que, si je l'avais fait, j'aurais eu des
surprises. Comme à chaque fois que je suis revenu
chercher les traces d'un présent vécu et que la mémoire
transforme. Je suis parfois vraiment étonné de lire
qu'à telle époque je pensais déjà quelque chose qui me
semblait, des années plus tard, "pensée nouvelle". Surpris
de voir se réécrire le même genre de choses à des années
d'intervalle. Que la mémoire est peu fiable ! Mais
inversement certains faits sont restés totalement fidèles
dans cette même mémoire, l'écrit me confirmant leur
réalité. Je crois que les souvenirs émotionnels sont
fiables, à l'inverse de ceux qui se basent sur
l'intellect.
Donc je n'ai pas relu mes écrits. En revanche j'ai
commencé à parcourir les plus anciennes archives de ma
boite mail consacrée aux échanges avec vous, lectrices et
lecteurs. Pour ceux qui m'ont écrit un jour, bien
sûr...
Je n'ai pas relu in extenso chaque message, parce que j'en
ai près de 2500 en archives ! Aurais-je imaginé un jour
recevoir autant de courriers ? Nombre de ces échanges
n'ont pas été au dela d'une seule intervention,
généralement pour me faire part du plaisir ressenti à la
lecture d'un "autre soi", ou pour une part d'histoire
semblable. Il y a eu beaucoup de remerciements, des
encouragements à continuer, des félicitations pour ce qui
a été perçu comme une démarche de sincérité. Parfois une
gêne aussi, face à autant d'indécence... Quelques uns de
ces lecteurs sont devenus correspondants, épisodiques ou
durables, selon une fréquence plus ou moins espacée.
Parfois très espacée, mais fidèle au fil des ans. D'autres
ont totalement disparu.
Parmi ces messages, lus par fragments, j'ai retrouvé
quelques bribes de ce qui faisait mon actualité au fil des
ans. Dans l'immense majorité des cas j'avais totalement
oublié le contenu des correspondances, ou d'en avoir eues
avec des personnes dont, pourtant, je me souviens bien de
l'identité pseudonymale ! C'est troublant. Surtout
quand, des années après, je vois leur clairvoyance... qui
me montre en même temps l'aveuglement dont j'ai pu faire
preuve autrefois, inconscient de ce qui se tramait.
Je retrouve beaucoup de questions, de questionnements, de
la part de personnes qui vivaient de près ou de loin des
situations similaires ou les avaient vécues. Je garde
reconnaissance et gratitude envers ces inconnu(e)s qui,
parfois, ont su m'aider à prendre conscience,
m'interroger, réfléchir, comprendre, face à des moments
décisifs très complexes.
Les réflexions "à voie haute" des personnes sur
elles-mêmes, inspirées par mes écrits introspectifs, m'ont
aussi aidé et enrichi. J'ai ressenti cette grande
satisfaction d'avoir contribué à faire avancer sur leur
chemin des personnes qui me lisaient. Je (re)lis dans ces
messages beaucoup d'humanité, de doutes, de richesse, de
partage. J'aime beaucoup l'idée d'avoir participé à une
réflexion commune. Je sens qu'ensemble nous avons avancé
sur nos chemins respectifs. J'aime sentir les humains en
marche...
Riche expérience, donc, belle aventure, qui m'a permis de
"rencontrer" bien plus de personnalités que je ne l'aurais
fait sans cette pratique. Paradoxalement la pratique
solitaire de l'écriture devant un clavier m'aura conduit,
au delà des échanges par écrit, à rencontrer dans le réel
beaucoup de personnes, à vivre de bons moments de partage,
à recevoir chez moi quelques unes d'entre elles, et à
voyager dans des pays lointains. L'ouverture a été
indéniable et le bilan largement positif.
Au cours de ces dix ans quelques épisodes, qui m'ont
beaucoup marqué à leur époque, sont devenus dérisoirement
anecdotique avec le temps. Je pense à « L'affaire de
L'Idéaliste contre l'Idéaliste » (oct 2001), au dynamitage
de la CEV (Communauté des Écrits Virtuels) en 2002, ou à
la critique des journaux intimes, dont j'eus l'honneur
d'être la première cible [finalement,
n'était-ce pas une forme de reconnaissance ?].
C'est à cette époque (2003) qu'est apparue la déferlante
blog, qui allait complètement bouleverser le paysage
diaristique francophone.
Plus intéressante, la belle expérience de Claviers Intimes
(2002), qui voyait se concrétiser une réfléxion commune
autour de notre pratique d'écrivants du web. Sur ce
webzine on réfléchissait ensemble autour de l'exposition
de l'intime. Je me souviens en particulier d'une mémorable
"réunion de rédaction" transatlantique, par tchat, de fort
joyeuse humeur. Un autre aspect de chacun apparaissait,
plus spontané et interactif que via nos journaux
respectifs.
Il me semble que cet esprit communautaire au sein d'une
pratique solitaire n'a plus existé ensuite. Je n'ai pas
retrouvé quelque chose de semblable dans le monde des
blogs, alors même que la convivialité permanente en est la
caractéristique première. Je crois que l'affichage public
des échanges et la démonstration de la présence de lecteur
entravent la discrétion qui sied à l'élaboration intime.
Depuis que je suis devenu moi aussi "blogueur", je mesure
l'importante différence qui distingue les deux scènes
d'expression. Je sais qu'elle n'est pas forcément perçue
par ceux qui me lisent dans les deux registres...
D'un point de vue plus égocentré, quels éléments puis-je
distinguer de mes dix ans d'écriture ? Il y a eu plusieurs
périodes. Toutes ont contribué à me faire explorer
certains aspect de ce que je suis, au fur et à mesure de
mon avancée. Je renonce à les énumérer fastidieusement
mais le trait principal se dessine autour de mon rapport
aux autres. Avec une constante : ma crainte du jugement et
du rejet. Pour tenter de la contourner je sais avoir
beaucoup été dans une élaboration par raisonnement, censée
expliquer et argumenter les raisons de mes choix ou
attitudes. Autant de tentatives visant à anticiper
d'éventuelles critiques et m'émanciper d'une culpabilité
prompte à se manifester dès que je m'écartais d'une
certaine moralité. Mais entre explication argumentée et
justification, la nuance est parfois infime...
Il y a eu beaucoup de justifications dans ce journal, en
même temps que le sentiment indubitable d'être dans un
mouvement allant vers le "juste". Une juste démarche,
saine, avec un désir d'ajustement entre mes aspirations et
le monde qui m'entoure. Une recherche d'équilibre, si
ce n'est d'harmonie et de paix.
Il faut dire que j'ai fait fort, pour quelqu'un de
fortement lié à l'idée de probité morale ! Passer de ma
situation d'homme résolument engagé dans la sacralisation
du mariage à celle d'une remise en question de
l'exclusivité sentimentale et sexuelle qui le fonde a
suscité d'intenses réflexions. Jusqu'à la voie
hasardeuse et délicate de la polyfidélité : comment
pouvait-on aimer deux personnes à la fois ? Que de billets
centrés autour de la remise en questions de principes
sociétaux dominants !
Tant que je restais dans l'élaboration d'idées, il n'y a
pas eu beaucoup de réactions de lecteurs, malgré des mises
en garde plus ou moins appuyées. Plutôt de la
curiosité. Par contre, dès qu'il y a eu "passage à
l'acte", j'ai eu droit à quelques courriers sévères, avec
jugements et sentences assénées. Quelques lectrices
ne se sont plus jamais manifestées après ça...
Et puis, évènement symboliquement fort, il y a eu
l'annonce publique et commune du lien de complicité qui
avait suscité autant de billets sur les variations
amoureuses. C'était en novembre 2003. Je viens de
retrouver le message d'un lecteur qui, un peu inquiet pour
nous, s'adressait conjointement aux deux protagonistes : «
Vous êtes tous deux des personnages marquants du paysage
diariste francophone. Et comme dans toutes les
communautés, ca va commérer grave. ».
Je ne sais pas si ça a comméré. Je n'allais plus sur les
lieux où ça aurait pu arriver. Et puis je m'en foutais...
Cette annonce conjointe allait avoir des conséquences
déterminantes sur les interactions entre écriture publique
et vie privée dont, encore aujourd'hui, je mesure mal
l'ampleur et les répercussions.
Durant les années 2003 et 2004 le journal a été le témoin
de mes hésitations, de mes avancées prudentes, de mes
élans magnifiques, de mes audaces timorées, de mes
faiblesses apparentes, de mes stagnations réflexives.
J'avais peur ! C'est le moment où je devais me déterminer
face à des choix de vie cruciaux. Soit rester dans une
forme de continuité en privilégiant mon couple, soit
continuer dans ma lancée vers l'aventure, la découverte,
l'inconnu. Dans les deux cas il fallait faire face à des
renoncements, dans les deux cas il y aurait des pleurs et
des grincements de dents. Mais d'un seul côté il y avait
l'élan vital... et c'est celui que j'ai choisi «
en mon âme et conscience ».
Bizarrement un mécanisme aussi mystérieux qu'inéluctable à
progressivement entrainé une situation lumineuse vers
quelque chose de plus en plus opaque. Je crois que l'ombre
de peurs réciproques s'est étendue. En partie, selon toute
probabilité, parce que j'écrivais mes ressentis et
interrogations sous un regard directement concerné.
Ambivalence et dualité de mes instances psychiques
apparaissaient au grand jour. Erreur funeste, commise sous
le principe mal compris de la sincérité et de la
transparence, pourtant à l'origine de mon journal.
À la fin de l'été 2004 s'achevait... ce que je n'ai plus
envie de chercher à définir. À partir de là une série de
déflagrations dévastatrices m'a mis à terre. Dès lors la
tonalité de mes écrits a changé.
Six ans plus tard je suis encore dans la
reconstruction. Patiemment j'élabore, je travaille en
intégralité, ce que j'ai récemment compris comme étant un
deuil majeur. Une succession de deuils, en fait, que
je désire voir parvenir à la pleine sérénité de
l'acceptation. Travail intérieur bien plus considérable
que j'aurais pu l'imaginer, particulièrement compliqué,
qui a mobilisé beaucoup de mon énergie et de mon temps
pour m'amener à de profonds remaniements internes. Le
résultat en vallait la peine, m'ayant porté vers un état
de bien-être global et une plus grande confiance en mes
ressentis. Heureux de traverser ce deuil et de transcender
la tristesse de la perte. Toutefois cela m'a conduit à
mettre hors-circuit plusieurs éléments du registre
relationnel et à opter pour une vie en solo, seul moyen
d'avoir la disponibilité d'esprit nécessaire.
Depuis ces années mes écrits dans ce journal auront été
presque exclusivement consacrée à "ça". Ils se sont
raréfiés mais sont toujours suivis par un lectorat qui y
trouve sans doute un intérêt. Cet espace est resté le
principal exutoire de mes débordements et s'y sont
écoulées les émotions que je ne parvenais pas à contenir
en silence. Mais peut-être suis-je allé parfois trop loin
dans le dévoilement public ? Il semble que je n'ai pas
suffisamment respecté la vie privée... Cette grave entorse
à mes principes, en conflit direct avec mon besoin de
libération, me tenaille depuis longtemps et contribue
largement à bloquer mon expression.
Alors ? Le moment est-il venu de clore ce journal ?
Si la funeste erreur mentionnée plus haut n'avait pas
perduré jusqu'à aujourd'hui, je n'aurais aucune raison de
le faire. Mais voilà : je ne suis jamais parvenu à
faire comme si j'avais dépassé le passé. Non, c'est là !
Toujours vivant. Intemporel. Même si elle est autre, mon
existence actuelle découle du passé d'un avenir suspendu.
En continuant plus ou moins sporadiquement à étaler mes
questionnements et états d'âme, malgré une auto-censure
tentaculaire, j'ai perpétué la coexistence visible des
deux parts de moi dont la lutte me tourmente : le désir et
la peur. Pulsion de vie et pulsion de mort. C'est la
première qui l'emportera, parce qu'en moi elle est la plus
forte, mais la seconde résiste obstinément.