Longtemps j'ai
tenu un journal intime privé, donc censé
n'être lu par personne d'autre que moi. Pourtant j'y
exerçais une auto-censure qui me dérangeait. Je
crois que c'était dû à la crainte d'être
lu un jour, au hasard d'une découverte inopinée,
initialement par mes parents, puis ultérieurement par un de
mes enfants ou mon épouse. Bien que celle-ci, qui avait
connaissance de cette écriture intime, n'a jamais
cherché à en connaître le contenu.
Je crois
surtout que j'avais peur de voir moi-même ma main
écrire des mots que je refusais d'exposer devant mes yeux.
Comme si je savais très bien qu'une part de moi devait
rester secrète, taboue. Une part d'ombre qui ne devait pas
s'exposer sur une feuille blanche. Ma pensée censurait
presque à mon insu. Significativement j'appelais ça
"mon coté noir", sans bien savoir de quoi il était
constitué.
J'aurais pu
en rester là, avec ces non dits (non écrits), mais
qui n'étaient pas des "non-sus". J'étais tout a fait
conscient de cette part que je me cachais, ignorant plus ou moins
ce qu'elle cachait. Mais où pouvait-elle être plus
à l'abri de tout regard (et surtout du mien) que
conservée dans ma conscience inconsciente ou ma
mémoire masquée?
Un
événèment de ma vie, conjoint à une
psychothérapie, m'a entraîné vers
l'écriture auto-analytique. Un dégré plus
profond dans l'intime qui permet de se comprendre, se
connaître, se découvrir soi-même en
étant surpris par des mots ou des idées dont on
ignore l'existence dans sa propre pensée. Ce fut donc un
prolongement direct et efficace du travail analytique de la
thérapie. La censure s'effritait. Mais... il demeurait
quand même des sujets tabous que mes mots ne parvenaient pas
à entamer.
Le
véritable changement m'a été
révélé par la découverte des journaux
intimes partagés en petit comité. Une
écriture/lecture en sympathie, en synergie les uns des
autres. Avec des commentaires, des impressions, des partages
effectués au moyen d'échanges de courrier. Et
surtout, ce qui peut sembler paradoxal, une auto-censure qui est
largement amoindrie.
Comment
peut-on être plus expressif alors qu'on se sait lu? Je ne
saurais l'expliquer. Ce que je constate en premier lieu c'est que
la présence de lecteurs fait qu'on est plus transparent. On
se sent redevable d'un minimum d'explications pour être
compris. Et rapidement, on se trouve poussé à dire
des choses qu'on ne se serait pas dit à soi-même,
parce qu'elle semblaient "évidentes". Evidentes, mais non
dites...
Deuxième effet de cette mise à
nu devant des yeux compréhensifs et attentifs: les additifs
post-sriptum lorsqu'on craint d'en avoir trop dit et qu'on veut
corriger, préciser (ou tenter d'amoindrir), par d'autres
mots. Aller-retours signifiants qui donnent une lucidité
sur soi même et ce sur qu'on aurait
préféré taire... tout en se félicitant
de cette spontaneité qui a permis de l'extirper.
Troisième effet, le rôle
écoutant des lecteurs qui sert de révélateur
(proche en cela du rôle de l'analyste): «tu as dit
cela, ne penses-tu pas que...» ou «j'ai vécu
ça et je l'ai géré de telle
façon» ou encore « je te comprends, et tes
réflexions m'aident à me comprendre». Autant de
stimulants pour poursuivre le travail auto-analytique.
Si j'ajoute
qu'une volonté de sincérité jusqu'aux limites
de ce qui m'était possible me motivait, on comprendra que
l'auto-censure est devenue des plus restreintes. Si elle existe,
c'est à un niveau que je ne ressens plus comme une limite
à mon introspection.
Par contre,
un élément inattendu a fait jour. A force
d'échanger avec des personnes qui me lisaient, ces
personnes sont devenues partie prenante dans ma vie, donc dans mes
écrits. Or de savoir qu'elles allaient me lire a
créé une nouvelle brèche vers l'auto-censure,
sous une autre forme. Ce n'était plus vis à vis de
moi, mais un choix volontaire de ne pas évoquer certaines
choses pour ne pas blesser le lecteur.
Quelques temps
d'adaptation, de petits dérapages, puis j'ai fini par
retrouver ma liberté d'expression. Si ma
sincérité touchait, je n'avais pas de raison de
changer ma forme d'écriture. Les personnes que j'avais
connues savaient à qui elles avaient à faire et
acceptaient tacitement le challenge: lire ce que je pouvais penser
d'elles (même si c'est sous une version en
demi-teintes).
Mais comment
peut-on lire des journaux intimes en commun, penserez vous?
Grâce
à internet!
Je suis ce qu'on
appelle de façon un peu impropre un "diariste virtuel", ou
"cyber-diariste". C'est à dire que je tiens mon journal "en
ligne". Hum... quelque chose qui éveille
généralement la méfiance et la suspicion.
Exhibitionisme, voyeurisme, etc... c'est le reproche qui nous est
généralement fait.
Depuis les
quelques années que je lis, puis les 18 mois que je vis
cette écriture intime en ligne, je crois que cela va bien
au delà de ces impressions superficielles. C'est au
contraire, bien souvent, un vrai partage, une réflexion en
synergie entre différentes personnes qui se lisent
mutuellement, prennent à leur compte les réflexions
d'un autre, les élaborent un peu plus. Tout le monde
"avance" simultanément.
Est-ce un
hasard si beaucoup de disent timides, réservés, pas
aussi libres que ce qu'ils voudraient être? La plupart du
temps ce sont des personnes qui se disent discrètes et qui
cherchent une forme de communication approfondie. Le fait qu'on ne
se voie pas fait que toute la gêne qu'on pourrait ressentir
à se dévoiler devant un public physique n'existe
pas.
Est-on lu
par des "millions de gens", l'intimité est-elle
exposée impudiquement? Pas du tout! En fait, ce sont
quelques dizaine de lecteurs qui ont découvert, lentement
apprivoisé, puis fini par suivre au quotidien les
écrits du diariste virtuel. Dans mon cas, entre vingt et
trente (ce qui est déjà un chiffre qui a quelque
chose d'impressionnant). J'en connais une bonne dizaine, avec qui
j'échange plus ou moins régulièrement ou que
je lis (partage d'intimités). Mais lorsque j'écris,
je pense aux plus proches d'entre eux, quatre ou cinq tout au
plus. Les autres? Je ne sais pas qui ils sont. Aucun contact. Je
ne les vois pas, j'oublie qu'ils me lisent. Je ne sais même
pas s'ils sont réguliers ou de passage.
Je sais que
cette pratique peut surprendre, et moi même en la
découvrant, avais une forte réticence. Philippe
Lejeune lui-même s'est surpris à avoir une
méfiance initiale a priori, la même que celle qu'il
regrette de voir vis à vis des journaux intimes sur papier.
En lisant son ouvrage "Cher écran" on aura constaté
que le bilan de l'écriture en ligne est loin d'être
négatif.
Pour ma part
j'ai trouvé la liberté d'écriture et un vrai
partage d'intimisme au présent. Intimité paradoxale,
partagée, dévoilée, mais anonyme. Je n'ai
jamais autant communiqué d'"être à
être".
L'idéaliste